En Belgique comme ailleurs, les classes populaires subissent en première ligne l’austérité ainsi que les crises économiques et doivent s’endetter pour survivre. La dette a depuis toujours été utilisée comme un outil de dépossession et d’asservissement des classes populaires. L’endettement privé des classes populaires et la répression du non-paiement de leurs dettes sont encore en vigueur dans certains pays, dont la Belgique, et constituent ainsi une double peine pour ces dernières.
Les plans d’ajustement structurel au Sud et les mesures d’austérité au Nord sont dictés par les institutions internationales pour appliquer une série de contre-réformes qui toutes servent les intérêts des grandes entreprises privées et des classes dominantes. Ces politiques dégradent les conditions de vie d’une partie importante de la population, dans les zones agricoles et aussi en milieu urbain. Les individus doivent faire face à un écart croissant entre l’augmentation du coût de la vie et leurs revenus. On assiste ainsi à une privatisation des secteurs importants de la vie et de droits fondamentaux comme la santé, l’éducation, le logement, entre autres, qui ne sont plus assurés par le secteur public. Dans ce contexte, une part de la population est contrainte, pour tenter de survivre, de recourir à la dette privée qui est de ce fait illégitime.
Jusqu’à son abolition en 1867, la « contrainte par corps » fut dans la plupart des pays européens, le mode récurrent de coercition des débiteurs qui ne remplissaient pas leurs engagements. Alors qu’elle ne fut abolie qu’à la fin du 19e siècle en Europe, le non-paiement de dettes est aujourd’hui encore passible de peines d’emprisonnement, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou ailleurs [1].
En Belgique, il est erroné de dire, comme on l’entend parfois, que « L’emprisonnement pour dette n’existe plus ». En effet, l’emprisonnement subsidiaire pour non-paiement des amendes à l’égard de l’État est toujours en vigueur [2]. En application des articles 40 et 100 du Code pénal, un juge peut être amené à prononcer une peine subsidiaire d’emprisonnement à une amende pénale à laquelle serait condamnée un justiciable. En pratique, à défaut de paiement dans le délai légal, l’amende sera remplacée par un emprisonnement d’un délai à déterminer. Il s’agit d’un moyen subsidiaire que le législateur emploie comme un moyen de pression destiné à forcer les condamnés, pour ceux qui sont solvables, à payer l’amende. En clair, si le justiciable n’a pas les moyens financiers, il devra effectuer une peine de prison tandis qu’un justiciable riche pourra payer l’amende et évitera la prison. Il y a donc un fonctionnement de justice de classe opéré à l’aune de ce dispositif pénal.
Dans le rapport de la Cour des comptes paru en 2019 qui suit les recommandations et constats provenant de son audit en 2014, la Cour observe que les peines subsidiaires d’emprisonnement sont désormais peu exécutées par les parquets [3]. Il n’en reste pas moins que l’enjeu relatif à ce dispositif n’est pas des moindres pour certains justiciables.
Cela concerne tout d’abord les personnes déjà incarcérées, qui n’ont généralement pas de revenus pour payer une amende. Dans ce cas, la peine subsidiaire peut être appliquée par le parquet, ce qui augmentera encore la peine à exécuter, parfois de quelques mois, mais quelques mois, c’est long dans le contexte carcéral.
Ensuite, cela s’applique aux condamné·es à une « courte » peine d’emprisonnement. Actuellement, en vertu des textes administratifs applicables [4], la plupart des condamné·es à une « courte » peine inférieure ou égale à trois ans ne sont généralement pas incarcéré·es. Ils ont accès à un régime spécifique, décidé par le juge de l’application des peines, en vertu duquel ils sont placés sous surveillance électronique et/ou bénéficient d’une mesure de « libération provisoire. Cependant, si une personne est condamnée à plusieurs peines inférieures à trois ans dont l’addition aboutit à dépasser le seuil des trois ans, c’est le tribunal de l’application des peines qui est compétent et le condamné sera automatiquement incarcéré. Ainsi, la mise à exécution d’une peine subsidiaire d’emprisonnement pour cause de non-paiement d’une amende pourrait potentiellement faire basculer la personne concernée du régime de peine de moins de trois ans ou égale à trois ans vers une peine de plus de trois ans, qui est un régime bien plus dur [5].
Le risque a été couru dans le cadre du procès de la solidarité (ou procès des hébergeurs) dans lequel des personnes étaient poursuivies pour avoir apporté de l’aide à des personnes migrantes pour traverser vers l’Angleterre. En première instance, une des personnes migrantes accusées avait été condamnée à deux ans de prison et 78 000 euros d’amende avec sursis. Théoriquement, le justiciable tombait alors sous le régime des « courtes » peines de moins de trois ans et aurait pu éviter la prison. Cependant, vu le montant de l’amende et l’insolvabilité du justiciable, le parquet aurait pu décider d’exécuter une peine d’emprisonnement subsidiaire pour non-paiement de cette amende. Et l’addition de cette peine subsidiaire à la peine principale de deux ans de privation de liberté aurait ainsi fait basculer le justiciable sous le régime de peine de plus de trois ans qui se serait vu de facto incarcéré.
Finalement, au terme du procès en appel devant la Cour d’appel de Bruxelles qui a suivi cette première condamnation, la peine a été diminuée pour tout ce qui excède la détention préventive et l’amende a été écartée par un sursis d’un an. Dans ce cas, le justiciable a ainsi évité une peine d’emprisonnement de plus de trois ans, mais cela illustre à quel point l’enjeu peut être de taille, pour certains justiciables, souvent ceux qui sont davantage socialement défavorisés. L’emprisonnement pour dette, qui conduit incidemment à criminaliser la pauvreté, est donc toujours bien en vigueur en Belgique.
Dans le cas de la peine subsidiaire d’emprisonnement, les juges ne prennent pas en considération la situation de précarité des justiciables face aux inégalités sociales [6], accentuées par le système pénal. Cette peine subsidiaire ne devrait pourtant être mise à exécution que lorsque le condamné refuse délibérément de payer l’amende, alors qu’il en a les moyens, et s’organise frauduleusement insolvable dans ce but [7].
La prise en compte de la précarité au niveau de la répression des infractions questionnerait le fonctionnement de la justice pénale et de la prison et serait, à ce titre, une démarche nécessaire, mais insuffisante. C’est à cette conclusion qu’a abouti la Commission de réforme du Code pénal en 2017 selon laquelle il faudrait purement et simplement supprimer la peine d’emprisonnement subsidiaire pour amende pénale. Constituée du professeur Joëlle Rozie et du professeur Damien Vandermeersch, assistés de Jeroen De Herdt, Marie Debauche et de Margot Taeymans, la Commission avance, dans l’Exposé des motifs du nouveau Code pénal, que « Pour ce qui est des peines subsidiaires, il faut également éviter un effet de cascade entraînant un retour vers la peine d’emprisonnement. Ceci suppose la suppression de la peine d’emprisonnement subsidiaire pour l’amende et la peine de travail » [8]. Suite à la remise de ce rapport et aux freins qu’il a rencontrés, des membres de la Commission ont présenté leur démission, craignant que les modifications du texte ne mènent à une dérive répressive. Et dans son rapport paru en 2019, la Cour des comptes recommandait que le ministère public et le ministre de la Justice « mettent en place une politique claire en matière de peines subsidiaires et s’assurent du suivi de leur exécution dans tous les arrondissements ». Autant dire qu’en fonction des tendances des partis politiques en place au gouvernement et notamment au poste de ministre de la Justice, la crainte de voir le recours à la peine subsidiaire d’emprisonnement perdurer demeure, si l’extrême droite l’emportait.
En effet, le fait que la majorité de la population carcérale soit composée par les populations peu nanties socialement défavorisées et ethniquement discriminées provient de l’orientation sélective des politiques pénales et leur application par la police, dont les violences racistes sont à ce jour éminemment révélées et décriées [9]. Il est maintenant établi que la justice pénale opère un filtrage social, ethnique et genré, ce qui la conduit à incarcérer majoritairement des hommes racisés issus des milieux défavorisés [10] (car les femmes elles connaissent d’autres types de contrôles sociaux [11]).
Finalement, il faut espérer que les réformes du Code pénal et du système carcéral soient l’occasion d’abandonner la répression du non-paiement des dettes par l’emprisonnement ainsi que le recours à la prison pour s’emparer des problèmes de société que constituent les inégalités sociales, le racisme et le patriarcat. Autant de systèmes de domination dont la dette est un des maillons forts.
[1] Éric Toussaint, « Briser les chaînes des dettes privées illégitimes », CADTM, 10 avril 2017, https://www.cadtm.org/Briser-les-chaines-des-dettes
[2] Franklin Kuty, Le droit pénal et la précarité, Revue de droit pénal et de criminologie, février 2021, pp 661-687.
[3] Rapport de la Cour des comptes transmis à la Chambre des représentants Bruxelles, octobre 2019, p. 7, https://www.ccrek.be/FR/Publications/RapportsAnnuels.html
[4] Une réforme de l’exécution des peines d’emprisonnement jusqu’à trois ans va entrer en vigueur en juin 2022.
[5] Marie-Aude Beernaert, Yves Cartuyvels et Olivia Nederlandt, « La réforme de l’exécution des peines d’emprisonnement jusqu’à trois ans : l’inflation carcérale est-elle encore évitable ? », Le Soir, 11 novembre 2021, https://www.lesoir.be/404268/article/2021-11-06/carta-academica-la-reforme-de-lexecution-des-peines-demprisonnement-jusqua-trois
[6] Le récent rapport d’Oxfam de 2022 sur les inégalités met en lumière un constat édifiant : la fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie. Dans le même temps, 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Voir ici le rapport : https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport_Oxfam_Inegalites_mondiales_Davos_170122.pdf
[7] Franklin Kuty, Le droit pénal et la précarité, Revue de droit pénal et de criminologie, février 2021, pp 661-687.
[8] Joëlle Rozie et Damien Vandermeersch (dir.), Commission de réforme du droit pénal – Proposition d’avant-projet de Livre Ier du Code pénal, La Charte, Bruxelles, 2017, p. 34.
[9] Le mouvement de protestation Black Lives Matter qui a pris une ampleur historique suite au meurtre de Georges Floyd par la police, le 25 mai 2020 aux États-Unis en atteste.
[10] Fabienne Brion, Christine Schaut, Axel Tixhon et Andrea Rea, Mon délit ? Mon origine. Criminalité et criminalisation de l’immigration, De Boeck Université, Bruxelles, 2000, 316 p ; Charlotte Vanneste, « Pauvreté, précarité et prison : des liens de proximité inéluctables ? », Spécificités, vol. 6, no. 1, 2014, pp. 202-220.
[11] Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux, Paris, 2019, p. 93.
Permanente au CADTM Belgique