La préface de Gibert Achcar, preface-de-gilbert-achcar-au-livre-deric-toussaint-banque-mondiale-une-histoire-critique/ et l’avant-propos d’Eric Toussaint, avant-propos-deric-toussaint-le-coup-detat-permanent-de-la-banque-mondiale/, publiés avec l’aimable autorisation des Éditions Syllepse, sont – à plus d’un titre passionnants.
Gilbert Achcar aborde, entre autres, les liens entre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international et l’ordre économique international, « C’est que ces deux institutions financières intergouvernementales – les deux principaux piliers de l’ordre économique international instauré après la Deuxième Guerre mondiale sous la domination des États-Unis d’Amérique, comme en témoigne si limpidement le fait qu’elles ont toutes deux leur siège à Washington – ont été les vecteurs privilégiés de l’extension au Sud planétaire de la mutation néolibérale du système capitaliste », la privatisation des entreprises d’État comme mesure clé de la mutation néolibérale, la précarisation du travail, le principe sacro-saint de la réduction drastique des déficits budgétaires « qui entraîne nécessairement la réduction des dépenses sociales et des investissements publics, quelles que soient par ailleurs les recommandations hypocrites des institutions financières internationales en faveur des dépenses pour l’éducation et la santé », les activités prédatrices, les gouvernements despotiques, la dette comme levier du nouvel ordre néolibéral, les politiques dites d’« ajustement structurel »…
Le préfacier souligne que ce livre est « exempt du jargon coutumier des publications technocratiques ou académiques qui rend leur lecture inaccessible à la très grande majorité des personnes affectées par les sujets dont elles traitent » et qu’il s’adresse donc à toustes et « non aux membres de l’élite du pouvoir économique mondial ».
Le choix du titre de l’avant-propos d’Eric Toussaint donne le ton : « Le coup d’État permanent de la Banque mondiale ». L’auteur commence par donner la liste des gouvernements issus de coups d’État militaires et soutenus par la Banque mondiale », « Parmi les exemples les plus connus, citons la dictature du Shah d’Iran après le renversement du Premier ministre Mossadegh en 1953, la dictature militaire au Guatemala mise en place par les États-Unis après le renversement en 1954 du gouvernement progressiste du président démocratiquement élu Jacobo Arbenz, celle des Duvalier en Haïti à partir de 1957, la dictature du général Park Chung-hee en Corée du Sud à partir de 1961, la dictature des généraux brésiliens à partir de 1964, celle de Mobutu au Congo et de Suharto en Indonésie à partir de 1965, celle des militaires en Thaïlande à partir de 1966, celle de Idi Amin Dada en Ouganda et du général Hugo Banzer en Bolivie en 1971, celle de Ferdinand Marcos aux Philippines à partir de 1972, celle d’Augusto Pinochet au Chili, celle des généraux uruguayens et celle de Habyarimana au Rwanda à partir de 1973, la junte militaire argentine à partir de 1976, le régime d’Arap Moi au Kenya à partir de 1978, la dictature au Pakistan à partir de 1978, le coup d’État de Saddam Hussein en 1979 et la dictature militaire turque à partir de 1980, celle de Ben Ali en Tunisie de 1987 à 2011, celle de Moubarak en Égypte de 1981 à 2011 et, au Tchad, celle d’Idris Déby de 1990 jusqu’au jour de sa mort le 20 avril 2021.
Parmi les autres dictatures soutenues par la Banque mondiale, notons encore celle des Somoza au Nicaragua jusqu’à son renversement en 1979 et celle de Ceausescu en Roumanie.
Certaines sont encore en place au moment où ces lignes sont écrites, celle de Sissi en Égypte, et tant d’autres…
Il faut aussi rappeler le soutien aux dictatures en Europe : Franco en Espagne, Salazar au Portugal. »
Dit autrement, la Banque mondiale a soutenu méthodiquement des régimes despotiques, menant des politiques antisociales et commettant des crimes contre l’humanité et des violations massives des droits humains. L’institution ne respecte ni normes constitutionnelles des différents États, ni les traités internationaux, ni les droits humains, ni les résolutions de l’Assemblé générale des Nations-unies. Des broutilles en somme en regard du développement des affaires, du commerce, du profit… sans oublier que ces violations du droit international se font aujourd’hui en toute impunité.
Eric Toussaint explique comment les dettes contractées et les « aides financières » se sont transformées en fardeau pour les peuples, la force du joug de la dette et de l’ajustement structurel permanent, l’agenda caché du « consensus de Washington », l’intensification du modèle productiviste et extractiviste, les interventions sur les privatisations, « L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme ». Il souligne un des nombreux paradoxe de l’agenda caché, « c’est qu’au nom de la fin de la dictature de l’État et de la libération des forces du marché, les gouvernements alliés aux transnationales utilisent l’action coercitive d’institutions publiques multilatérales (Banque mondiale-FMI-OMC) pour imposer leur modèle aux peuples »…
L’auteur propose de rompre avec le « consensus de Washington », de mettre « radicalement en cause le concept de développement étroitement lié au modèle productiviste », de briser la spirale infernale de la dette, de rompre avec les discours sur l’endettement (« Les pays en développement pris ensemble sont des prêteurs nets à l’égard des pays développés »), d’abolir ou de répudier des dettes odieuses ou illégitimes, de recourir à des emprunts légitimes et de financer les services publics par des impôts justes socialement, d’appliquer un ensemble de politiques rompant avec le néolibéralisme, de sortir du cycle « infernal » de l’endettement, de réparer le pillage multiséculaire, d’abolir la Banque mondiale et le FMI et de construire des institutions multilatérales contrôlées démocratiquement, de reconstruire des services de santé publics pour toustes, d’investir immédiatement pour vaincre les maladies endémiques et assurer la sécurité alimentaire ou l’accès à l’eau potable…
Les derniers paragraphes abordent la suspension immédiate du paiement des dettes publiques combinée à un audit à participation citoyenne afin d’annuler la partie illégitime, « La suspension immédiate du paiement des dettes publiques doit être combinée à un audit à participation citoyenne afin d’en identifier la partie illégitime et l’annuler.
Une chose doit être claire : si l’on recherche l’émancipation des peuples et la pleine satisfaction des droits humains, les nouvelles institutions financières et monétaires tant régionales que mondiales doivent être au service d’un projet de société en rupture avec le néolibéralisme, l’extractivisme, le productivisme, et pour tout dire, le capitalisme.
Il faut contribuer autant que possible à ce qu’un nouveau puissant mouvement social et politique soit capable d’aider à la convergence des luttes sociales et de contribuer à l’élaboration d’un programme de rupture avec le capitalisme en mettant en avant des solutions anticapitalistes, antiracistes, écologistes, féministes, internationalistes et socialistes.
Il est fondamental d’agir pour la socialisation des banques avec expropriation des grands actionnaires, pour la suspension du paiement de la dette publique le temps de réaliser un audit à participation citoyenne en vue de répudier la partie illégitime de la dette, pour l’imposition d’un impôt de crise très élevé sur les plus riches, pour l’annulation des dettes réclamées de manière illégitime aux classes populaires (dettes étudiantes, dettes hypothécaires abusives, microcrédits abusifs…), pour la fermeture des bourses de valeur qui sont des lieux de spéculation, pour la réduction radicale du temps de travail (avec maintien des salaires et embauche compensatoire) afin de créer un grand nombre d’emplois socialement utiles, pour l’augmentation radicale des dépenses publiques de santé et d’éducation, pour la socialisation des entreprises pharmaceutiques et du secteur de l’énergie, pour la relocalisation d’un maximum de production et le développement des circuits courts et toute une série d’autres demandes essentielles ».
Je me suis attardé sur ces deux textes. La lecture de l’ensemble du livre n’en reste pas moins indispensable pour comprendre les choix politiques de ceux qui président au fonctionnement et aux actions de la Banque mondiale. Et si le crime comme la violence ne sont pas réductibles aux définitions construites par des tenants d’un ordre intrinsèquement violent et criminel, nous pourrions caractériser ces « responsables » comme des criminels en bande organisée.
Même si vous connaissez les textes de l’auteur sur ce sujet, même si vous êtes un peu perdu·es face à plus de 500 pages, prenez le temps de suivre Eric Toussaint dans les présentations et analyses. Car il faut savoir pour comprendre, comprendre pour dénoncer et agir.
L’auteur commence par expliquer la terminologie utilisée. Il présente successivement les origines des institutions de Bretton Woods, les débuts de la Banque mondiale (1946-1962), les relations entre l’Organisation des Nations Unies (ONU) et la Banque mondiale, le contexte de l’après seconde guerre mondiale, le plan Marshall, l’offre d’argent plutôt que le prêt, l’accord de Londres sur la dette allemande, une comparaison entre les conditions de cette dette et les conditionnalités des dettes réservées aux autres pays, l’influence du gouvernement des USA sur la Banque mondiale – dont un droit de veto toujours existant malgré les modifications des intervenants dans cet organisme qui ne peut être réduit à une institution financière – et des exemples de cette influence dans des cas précis (Nicaragua, Guatemala, Yougoslavie, Chili, Vietnam) ou des exemples en matière de « prêts sectoriels (barrage d’Assouan en Égypte, occupation et « reconstruction » de l’Irak).
Je souligne le chapitre sur le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures pour « endiguer le développement de mouvements remettant en cause la domination exercée par les grandes puissances capitalistes », contrôler les institutions politiques locales et intervenir sur les choix économico-sociaux, l’orthodoxie monétariste à géométrie variable « les variations dépendent bien de facteurs politiques et géostratégiques ». Quelques exemples, le soutien à la dictature du général Augusto Pinochet au Chili, à la junte militaire après le renversement du président Joao Goulart au Brésil, à la dictature d’Anastasio Somoza au Nicaragua (et à l’arrêt des prêts après la victoire des sandinistes), à la dictature de Mobutu Sese Seko au Zaïre, à la dictature de Nicolae Ceausecu en Roumanie ; des aides à des régimes dont la politique économique « ne répondait pourtant pas aux critères officiels des institutions financières internationales et alors qu’ils ne respectaient pas les droits humains »…
Des chapitres particuliers sont consacrés aux Philippines, à la Turquie, à l’Indonésie, aux bricolages à vocation théorique de la Banque mondiale en matière de développement, à la vision conservatrice et ethnocentrique du monde, au soi-disant effet de ruissellement, au choix du développement des inégalités, à la Corée du Sud et au « miracle » démasqué, aux pièges de l’endettement, à la réalité des flux financiers, à la crise de la dette, à la dette mexicaine, au rôle d’huissier des créanciers de la Banque mondiale, aux inflexions des politiques, au Rwanda et aux créanciers du génocide des populations Tutsis, à la « réduction de la pauvreté », aux débats au début des années 2000, à la poursuite de l’ajustement structurel, au Sri Lanka, à l’Équateur, à Haïti, à l’Afrique subsaharienne, à la crise écologique, au Mozambique et au projet d’exploitation de gaz naturel, au Suriname, à Paul Wolfowitz – un des architectes de l’invasion de l’Irak, aux mensonges créés de toutes pièces, etc.
Le chapitre sur les avancées et les limites des résistances en Équateur me paraît particulièrement important.
Eric Toussaint analyse les « inflexions » des politiques de la Banque mondiale, les hommes du président (USA), la détérioration des systèmes de santé (le remboursement de la dette est privilégié à la construction de services publics), les nouveaux mots et la poursuite des maux, les effets de la pandémie, le mépris pour les droits humains, la Banque mondiale comme une « zone de droit », la poursuite des politiques dans le monde arabe (en dépit et en réaction aux soulèvements populaires), la farce de la « prise en compte du genre » et l’appauvrissement des femmes (chapitre rédigé par Camille Bruneau).
« un droit passe avant tout : le droit individuel de propriété privée ». Le monde de la Banque mondiale est en effet celui de la propriété privée (Il serait plus juste de parler de propriété privée lucrative) et non les droits collectifs des populations et des individu·es. Les politiques d’ajustement structurel ne respectent pas les droits humains, qui restent subordonnés à l’application dogmatique des programmes. La Commission des droits de l’homme de l’ONU le souligne aussi. Il est nécessaire de montrer les liens étroits entre « la violation massive des droits économiques, sociaux et culturels et la violation massive des droits civils et politiques ». Eric Toussaint argumente autour des responsabilités et du mensonge de l’immunité auto-attribuée, « ces institutions agissent comme si elles n’étaient redevables d’aucune obligation internationale, si ce n’est celles liées aux accords commerciaux ou aux accords sur les investissements ». Comme il le souligne que « Cette prétention de dé-responsabilisation est irrecevable en droit international », la Banque mondiale ne peut sérieusement « argumenter qu’elle est exemptée de respecter les obligations internationales, spécialement les règles de protection des droits humains ». Des obligations issues de la Déclaration universelle des Droits humains, auxquelles s’ajoutent des textes de Nations-Unies et des institutions spécialisées. « Les textes principaux des Nations unies visent aussi bien les droits individuels que les droits collectifs, le droit au développement que le droit à la souveraineté politique et économiques des États. En fait, la Banque mondiale, mais aussi le FMI, l’OMC, les sociétés transnationales n’ont jamais accepté d’y être soumis ». Ces institutions se drapent pourtant d’une terrifiante impunité, illégale en regard du droit international (quelque soit par ailleurs ses limites). Ne pas reconnaître la force des droits humains est une caractéristique des regroupements réactionnaires et antidémocratiques, des groupes mafieux, des bandes armées, des criminels en bande organisée. « Les IFI doivent intégrer l’obligation de respect des droits humains dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs politiques : aucun sujet de droit international ne peut se soustraire à ces obligations en invoquant l’absence de mandat explicite ou l’argument de la « non-politisation », ou encore moins une interprétation restrictive des droits économiques, sociaux et culturels comme étant moins contraignants que les droits civils et politiques ».
Eric Toussaint consacre le chapitre 29 à Mettre fin à l’impunité de la Banque mondiale. Il explique qu’il est possible de traduire la Banque mondiale en justice, la nécessité de porter plainte (des prêts octroyés ont servi « à mener des politiques qui ont porté préjudice à des centaines de millions de citoyens·nes », des aides ont été octroyées à des régimes dictatoriaux « responsables avérés de crimes contre l’humanité », des contributions à la déstabilisation « des gouvernements progressistes et démocratiques », sans oublier l’exigence de remboursements aux nouveaux États indépendants de prêts accordés antérieurement aux métropoles coloniales)…
L’auteur développe ensuite un Plaidoyer pour abolir et remplacer le Fmi et la Banque mondiale. Trente deux thèses à charge contre la Banque mondiale et le FMI. Il explique pourquoi il convient de bâtir une nouvelle architecture internationale, les textes qui doivent servir de soubassements et ses possibles modalités de fonctionnement, sans oublier le renforcement des dispositifs internationaux de droit…
Un livre important tant pour ses analyses que pour ses propositions. L’auteur n’élude ni les réparations des pillages multiséculaires, ni la mise en accusation des institutions et des responsables (nationaux et internationaux), ni les nécessaires coordinations internationales – tant en terme d’institutions, de dispositifs de droits ou de solidarité.
Le marché soi-disant libre et la concurrence soi-disant non faussée sont des constructions idéologiques d’organismes centralisés, ni démocratiques, ni libres, ni concurrentiels. Un mensonge inlassablement répété reste un mensonge. Et lorsque ce mensonge participe de la destruction et des droits humains et des personnes, les menteurs devraient rendre des comptes.
Ces dimensions internationales sont plus que nécessaires, nous pouvons élever des protections à toutes les avancées sociales et politiques qui seront contestées, y compris par la force, par les couches sociales dominantes. Nous devons soutenir tous les audits à participation citoyenne, y compris lorsqu’ils remettent en cause « nos banques » et « nos gouvernements ». Nous devons participer aux confinements des agresseurs potentiels. La souveraineté populaire nécessite à la fois des institutions démocratiques collectives, une solidarité internationale et un encadrement par le respect et l’élargissement des droits humains. (En complément possible, Monique Chemillier-Gendreau : Pour un Conseil mondial de la Résistance, sarracher-au-cours-homogene-de-lhistoire/.)
Eric Toussaint : Banque mondiale. Une histoire critique, Éditions Syllepse, Paris 2022, 536 pages, 25 euros, https://www.syllepse.net/banque-mondiale-une-histoire-critique-_r_21_i_881.html
Didier Epsztajn
En complément possible, Gustave Massiah : La Banque Mondiale dévoilée, https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/01/19/la-banque-mondiale-devoilee/
Source : Entre les lignes, entre les mots