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Les limites d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines et les alternatives possibles
De la nécessité de s’extirper des griffes des créanciers
Partie 2
par Milan Rivié
9 février 2022

Aussi surprenant que cela puisse paraitre, aucune instance ou organe international représentatif n’existe actuellement pour régler spécifiquement les questions relatives aux règlements des dettes souveraines, tant intérieures qu’extérieures. A ce jour, bien qu’ils n’en ont ni spécifiquement le mandat et/ou la légitimité pour le faire, la délicate question de la restructuration des dettes souveraines est confiée à des espaces ô combien discutables représentés par le G7, le G20, le couple Fonds monétaire international/Banque mondiale, et les Clubs informels dit de Paris et de Londres. Lorsqu’un un État rencontre des difficultés à procéder au remboursement de sa dette, bien souvent, il s’adresse à un ou plusieurs de ces acteurs pour y remédier.

Dans la première partie, nous avons défini une brève histoire des tentatives de création de mécanisme de restructuration des dettes souveraines. Nous nous sommes par ailleurs penchés sur les principaux acteurs au centre des restructurations. Dans ce second volet de notre série « Les limites d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines et les alternatives possibles », nous nous intéresserons au profil d’endettement actuel des pays du Sud et sur la gestion calamiteuse des effets économiques du Covid-19 par les Institutions (financières) internationales.

1. L’évolution de la dette extérieure publique des pays du Sud

Au-delà des critiques énoncées dans la partie 1, l’évolution de la dette extérieure publique des pays du Sud au cours de ces 40 dernières années pose un nouveau défi.

Graphique : Évolution de la dette extérieure publique de tous les pays du Sud par catégorie de créancier, en valeur relative [1]

Autrefois majoritaires, les membres du Club de Paris arrivaient à rassembler l’ensemble des créanciers bilatéraux autour de la table pour faire appliquer les décisions de restructuration prises en son sein, aussi contestables soient-elles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Plusieurs États non membres du Club sont devenus d’importants créanciers bilatéraux, parmi lesquels l’Inde et des pays du Golfe. La Chine surtout, détient désormais à elle seule un tiers de la dette extérieure publique bilatérale des pays du Sud.

Aucun des espaces de restructuration de dette actuel ne s’impose à l’ensemble des créanciers. L’évolution du profil des créanciers depuis les années 1990 a rendu inopérant des cadres de restructuration déjà hautement discutable

Au niveau privé, la donne est sensiblement similaire. Sans pour autant disparaitre, le Club de Londres a vu son influence diminuer à mesure du développement du capitalisme financiarisé. Si les créanciers privés sont toujours très largement majoritaires, les dettes se trouvent désormais sur les marchés financiers et non plus uniquement entre les mains des banques privées.

En conséquence, aucun des espaces de restructuration de dette actuel ne s’impose à l’ensemble des créanciers. L’évolution du profil des créanciers depuis les années 1990 a rendu inopérant des cadres de restructuration déjà hautement discutable. Désormais créancier minoritaire en comparaison de la Chine, le Club de Paris échoue à faire appliquer ses décisions à l’ensemble des créanciers bilatéraux. Il en va de même auprès des créanciers privés. Rien ne les contraint à appliquer la « clause de comparabilité de traitement » du Club de Paris. Protégés par les institutions financières internationales et par les accords d’investissement internationaux [2], les créanciers privés imposent leur diktat aux pays débiteurs.

Pour les pays endettés, conclure un accord avec l’ensemble de ses créanciers est dans les faits impraticable.

2. La gestion de la pandémie de Covid-19

G7/8, G20, FMI, Banque mondiale, Club de Paris, Club de Londres ou encore Institute of International Finance (IIF), ces espaces informels et/ou non-démocratiques, au sein desquels les pays du Sud ne sont pas ou peu représentés, ne répondent qu’à une logique exclusivement financière. Les restructurations de dettes souveraines auxquelles ils opèrent reposent sur une définition de la « soutenabilité de la dette » aux antipodes des droits humains fondamentaux. Seule la capacité du pays à rembourser la dette dans le temps imparti est prise en compte. Protégés par ces mêmes espaces, les créanciers s’en tirent toujours à très bon compte.

Face à l’exacerbation de la crise de la dette des pays du Sud consécutive aux effets économiques et sociaux de la pandémie de Covid-19, les dernières initiatives en date en sont une énième démonstration.


2.1 L’initiative de suspension du service de la dette (ISSD)

Malgré le discours mensonger du FMI, les institutions multilatérales ont été une nouvelle fois exemptées de participation à l’ISSD, revendiquant un prétendu statut de créancier privilégié

En 2020, suite au sommet du G20 et aux réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale, ils mettent en place avec le Club de Paris l’« ISSD ». Cette mesure au rabais consiste à reporter à 2024 le paiement de deux années de service de la dette bilatérale de 73 pays présélectionnés en échange de la signature d’un accord avec le FMI. Malgré le discours mensonger du FMI [3], les institutions multilatérales ont été une nouvelle fois exemptées de participation à l’ISSD au motif de leur statut de « créancier privilégié ». Et si le FMI a bien apporté une « assistance financière » à 87 pays [4], plus de 80 % de son intervention était conditionnée à l’application de mesures d’austérité [5]. Quant à la Chine, elle s’est longtemps refusée à appliquer l’ISSD. Censée aidée les pays du Sud, l’ISSD n’a concerné que 1,66 % de leur dette extérieure publique.


2.2 Le Common Debt Framework

Principaux détenteurs de la dette extérieure publique des pays du Sud, les créanciers privés ont perçu des 46 pays ayant souscrit à l’ISSD près de 15 milliards $US

Après un nouveau sommet du G20 et les réunions annuelles de la Banque mondiale et du FMI à l’automne 2020, les créanciers privés, jusque-là totalement épargnés, ont été « invités » par le G20 à participer aux restructurations de dette des pays qui leur en feront la demande. Un an plus tard, l’opération s’avère être un véritable échec. Seuls l’Éthiopie, le Tchad et la Zambie ont fait appel à ce Common Debt Framework (CF), et aucun créancier privé n’a concédé quelconque forme d’allègement de la dette. L’actuelle Directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a elle-même reconnu l’échec du CF [6]. Entre-temps, agences de notation et créanciers privés ont menacé de dégrader les notes souveraines et de couper les robinets de financements de tous les pays souscrivant à l’ISSD. Cerise sur le gâteau, les créanciers privés ont été les premiers bénéficiaires de l’ISSD. Principaux détenteurs de la dette extérieure publique des pays du Sud [7], ils ont perçu des 46 pays ayant souscrit à l’ISSD près de 15 milliards $US [8].

3. De la nécessité de s’extirper des griffes des créanciers

La dette publique interne n’est nullement concernée par ces restructurations. Elle représente pourtant près du triple de la dette extérieure publique des pays du Sud, largement héritée d’un transfert de dette du secteur privé vers le secteur public et par ailleurs très largement entre les mains de banques privées locales contrôlées par des groupes bancaires étrangers, de même que par des fonds de pension

Espaces informels, non-représentatifs et/ou non-démocratiques, mesures d’allègement de dettes inadaptées par leur apparition trop tardive et par un champ d’application trop restrictif tant du côté des débiteurs que des créanciers, transfert des dettes du secteur privé vers le secteur public, incapacité (ou absence de volonté de) à libérer les populations du fardeau de la dette, opacité dans les prises de décisions, définition de la soutenabilité de la dette sous un angle exclusivement financier, non-respect de la primauté des droits humains fondamentaux sur tout autre droit y compris ceux des créanciers, absence de prise en compte du droit international, application quasi-systématique de plans d’ajustement structurel sous le contrôle rapproché du FMI, atteinte à la souveraineté des États et du droit à l’autodétermination des peuples, absence des mouvements sociaux dans les prises de décision, les critiques à adresser aux cadres actuels de restructuration des dettes souveraines ne manquent pas.

D’autres éléments centraux non mentionnés jusque-là peuvent être soulevés. La dette publique interne n’est nullement concernée par ces restructurations. Elle représente pourtant près du triple de la dette extérieure publique des pays du Sud, largement héritée d’un transfert de dette du secteur privé vers le secteur public et par ailleurs très largement entre les mains de banques privées locales contrôlées par des groupes bancaires étrangers, de même que par des fonds de pension. Que dire enfin de la question des dettes illégitimes. L’origine illégitime, illégale ou odieuse n’est nullement prise en compte [9]. Les créanciers refusent purement et simplement d’assumer leur responsabilité dans l’endettement des États en difficultés. Le transfert illégal des dettes coloniales [10], l’application de taux usuraires ou de conditionnalités violant les dispositions légales en vigueur, le non-respect des cadres législatifs internationaux et nationaux lors de la signature du contrat de prêt, les violations d’embargo international ou de faute grave des créanciers (corruption, menace, dol, mauvaise foi, contrainte, etc.) ou tout simplement absence de bénéfices pour la population sont autant d’éléments volontairement écartés dans leur prise de décision. A l’heure où les populations du Sud sont les premières victimes des basculements écologiques provoqués par les grandes puissances industrielles, la reconnaissance de la dette écologique de ces derniers envers 80 % de la population mondiale est également passée sous silence.


Dans les deux dernières parties, nous analyserons les principes et les limites d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines, avant de présenter une alternative concrète à celui-ci.


Notes :

[1Chiffres de la Banque mondiale disponibles sur la base de données International Debt Statistics. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics

[2Yuefen Li, “How international investment agreements have made debt restructuring even more difficult and costly”, Investment Policy Brief, South Centre, February 2018. Disponible à : https://www.southcentre.int/wp-content/uploads/2018/02/IPB10_How-international-investment-agreements-have-made-debt-restructuring-even-more-difficult-and-costly_EN.pdf

[3Le FMI prétend avoir annulé 850 millions $US de ses créances à destination de 29 pays à faible revenu. Si ces pays ont bien été exemptés de ses remboursements, le FMI a en revanche perçu ses créances par l’intermédiaire d’un fonds fiduciaire, dit « d’assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par différents États membres du FMI. https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/01/16/49/Catastrophe-Containment-and-Relief-Trust

[4« Covid-19 Financial Assistance and Debt Service Relief ». Consulté le 2 décembre 2021. Disponible à : https://www.imf.org/en/Topics/imf-and-covid19/COVID-Lending-Tracker

[5Isabel Ortiz, Matthew Cummins, “Global Austerity Alert - Looming Budget Cuts in 2021-25 and Alternative Pathways”. Avril 2021. Disponible à : https://policydialogue.org/files/publications/papers/Global-Austerity-Alert-Ortiz-Cummins-2021-final.pdf

[6Kristalina Georgieva et Ceyla Pazarbasioglu, « The G20 Common Framework for Debt Treatments Must Be Stepped Up », 2 décembre 2021. Disponible à : https://blogs.imf.org/2021/12/02/the-g20-common-framework-for-debt-treatments-must-be-stepped-up/

[7D’après les derniers chiffres de la Banque mondiale, 63 % de la dette extérieure publique des pays du Sud est entre les mains des créanciers privés. 80 % sous la forme d’obligations et 16 % via les banques privées.

[8“How the G20 debt suspension initiative benefits private lenders”, Jubilee Debt Campaign, Octobre 2021. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/wp-content/uploads/2021/10/How-the-G20-debt-suspension-initiative-benefits-private-lenders_10.21.pdf

[9Pour une définition complète voir Renaud Vivien, « Dette illégale, odieuse, illégitime, insoutenable, comment s’y retrouver ? », 3 mai 2017. Disponible à : https://www.cadtm.org/Dette-illegale-odieuse-illegitime-insoutenable-comment-s-y-retrouver

[10Il ne s’agit pas ici de la mentionner comme un caractère purement historique. Puisque les États remboursent leur dette selon le principe du roll-over (roulement de la dette), le poids de la dette coloniale continue de constituer un obstacle à la souveraineté des États dans leurs politiques de développement.

Milan Rivié

CADTM Belgique
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