Après avoir consacré deux articles au livre collectif coordonné par Pierre Pénet et Juan Flores Zendejas et dédié aux litiges sur les dettes souveraines, nous revenons sur cet important livre en publiant un résumé du chapitre 10 consacré à l’évolution de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Ce chapitre intitulé « The Global South Debt Revolution That Wasn’t. UNCTAD from Technocractic Activism to Technical Assistance » a été écrit par Quentin Deforge et Benjamin Lemoine.
Fondée en 1964, la CNUCED s’inscrit dans la continuité de la conférence de Bandung (1955). Elle est également reliée au G77, coalition de pays dits « en développement », née en 1964
Ce chapitre rédigé par Quentin Deforge et Benjamin Lemoine revient sur les évolutions idéologiques qui ont caractérisé la position de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement depuis 1964. Pour analyser les rapports de forces façonnant cette institution – notamment sur la question de l’endettement – les auteurs ont réalisé des entretiens semi-directifs, ils ont considéré des sources officielles et non-officielles telles que les télégrammes diplomatiques.
Fondée en 1964, la CNUCED s’inscrit dans la continuité de la conférence de Bandung (1955). Elle est également reliée au G77, coalition de pays dits « en développement », née en 1964. Ces pays revendiquent une meilleure intégration dans l’économie mondiale. C’est aussi la mission de la CNUCED quand elle est créée : promouvoir une économie mondiale plus équitable, intégrant davantage et mieux les pays décolonisés dits « en développement ».
Centré sur cette institution et son rapport à la dette, ce chapitre montre l’évolution du rapport de force entre deux visions alimentant la CNUCED depuis sa création. Une approche critique liant les problèmes de surendettement à l’architecture financière internationale, aux rapports inégaux entre pays « développés » et pays dits « en développement ». L’autre approche place la responsabilité du surendettement sur les pays endettés, qui seraient coupables de mauvaise gestion financière. Cette dernière vision est plébiscitée par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
Lors de sa création en 1964, la CNUCED s’appuie sur la pensée de Raul Prebisch, pour qui il existe des inégalités commerciales structurelles entre les pays du Sud, qui exportent des matières premières, et ceux du Nord, qui exportent des produits manufacturés
Lors de sa création en 1964, la CNUCED s’appuie sur la pensée de Raul Prebisch, pour qui il existe des inégalités commerciales structurelles entre les pays du Sud, qui exportent des matières premières, et ceux du Nord, qui exportent des produits manufacturés. Les prix des biens primaires diminuant au fil du temps par rapport à ceux des produits manufacturés, les termes de l’échange des pays « en développement » se dégradent. Ils disposent de moins en moins de devises étrangères, ce qui les met en difficultés pour rembourser leur dette extérieure. Partant de ce constat, Raul Prebisch vise une nouvelle organisation de la production internationale. Il compte sur le G77 et sur la CNUCED pour porter ces revendications. En 1971, lors de la Conférence de Lima, un mécanisme de restructuration des dettes est discuté pour la première fois. Il est rapidement rejeté par les pays créanciers. En 1973, la crise pétrolière détériore le niveau d’endettement des pays en développement. Ces derniers cherchent donc des solutions internationales, ce qui va donner lieu à des débats majeurs au sein de la CNUCED, et même au-delà.
Les pays créanciers, et particulièrement les États-Unis, ont tout fait pour que la réflexion globale sur les questions monétaires, financières, donc relatives à l’endettement, restent dans le giron du FMI et de la Banque mondiale
Au moment de la crise pétrolière de 1973, la vision majoritaire qui imprègne la CNUCED est la suivante : les problèmes liés à la dette sont la conséquence d’inégalités structurelles dans l’organisation de l’économie mondiale. Les solutions envisagées pour réduire le poids de la dette des pays « en développement » ont donc un caractère systémique. En ce sens, la CNUCED forme, en 1973, un groupe d’experts sur les problèmes de la dette des pays « en développement ». Ce groupe participe à plusieurs cycles de négociation à Genève entre 1974 et 1978. Les auteurs montrent, via l’analyse de télégrammes diplomatiques, que ce groupe d’experts a été pris très au sérieux par les pays riches, notamment par les États-Unis. Ces derniers ont refusé tout mécanisme de restructuration de la dette. Ils souhaitaient une solution au cas par cas aux problèmes d’endettement, suivant une logique de responsabilité individuelle. Ils associaient le surendettement à des erreurs de gestion de chaque pays, à des facteurs domestiques locaux indépendants de l’architecture financière et commerciale internationale. Selon cette vision, chaque pays devait faire en sorte d’avoir une solvabilité suffisante pour rembourser ses dettes. L’introduction de cette notion de solvabilité permettait d’instaurer une idée de concurrence entre les pays dits « en développement » car elle impliquait une comparaison entre eux dans leur manière de gérer leurs finances.
Dans ce débat, les pouvoirs et compétences de la CNUCED, associée au G77, sont un enjeu majeur pour les pays créanciers. En effet, ces derniers, et particulièrement les États-Unis, ont tout fait pour que la réflexion globale sur les questions monétaires, financières, donc relatives à l’endettement, restent dans le giron du FMI et de la Banque mondiale. La France, qui craignait une perte d’influence du Club de Paris si le rôle de la CNUCED s’étendait, a suivi le mouvement. Ainsi, une coalition d’intérêt a émergé pour s’opposer aux revendications développées par les pays « en développement » via la CNUCED. Pour éteindre tout potentiel incendie dans le futur, les pays riches ont accordé une concession : la résolution 165 S-IX, votée en mars 1975. Elle permet à un État endetté de recevoir l’appui d’un expert de la CNUCED pendant une réunion au Club de Paris. Cela permet certes au pays endetté de s’appuyer sur l’expertise de la CNUCED, cela renforce surtout la légitimité du Club de Paris parmi les États du G77, qui reconnaissent de fait la légitimité de cette institution.
La CNUCED est cantonnée à un rôle d’assistance technique des pays « en développement » dans leurs négociations avec les créanciers. Elle est vidée de sa substance politique
Au terme de cette décennie de lutte politique, la CNUCED voit son pouvoir s’affaiblir. Premièrement, la revendication que les pays « en développement » portaient à travers elle – celle d’un mécanisme de restructuration de la dette – n’a jamais vu le jour. Deuxièmement, la CNUCED cesse de jouer un rôle politique critique de remise en cause de l’architecture financière et commerciale internationale. Elle est cantonnée à un rôle d’assistance technique des pays « en développement » dans leurs négociations avec les créanciers. En bref, elle est vidée de sa substance politique.
Dès le début des années 1980, la CNUCED se transforme en une agence d’experts dédiés à l’assistance technique. En 1981, elle lance un programme, un logiciel de gestion de la dette : le SYGADE (Programme relatif au système de gestion et d’analyse de la dette). Il vise à assister les pays « en développement » dans le développement de structures administratives pour gérer leur endettement avec efficacité. Le but était également de produire de la connaissance sur chaque pays endetté. Au cours des années 1980, la SYGADE, malgré son rôle défini comme technique, est une institution qui reste politisée, porteuse d’une perspective critique associant les problèmes d’endettement à un problème de développement à long terme plutôt qu’à un simple problème de liquidités, comme le pensaient le FMI et la Banque mondiale.
Dans les années 1990, la vision politique du FMI et de la Banque mondiale est devenue hégémonique. L’idée selon laquelle les pays surendettés sont responsables de leur malchance s’est généralisée
Dans les années 1990, la vision politique du FMI et de la Banque mondiale est devenue hégémonique. L’idée selon laquelle les pays surendettés sont responsables de leur malchance s’est généralisée. Face à ce déséquilibre, les pays « en développement » endettés ont dû accepter les programmes sous conditions du FMI et de la Banque mondiale. Contre financements, ces derniers poussaient ces pays à installer les conditions d’une économie intégrée dans le système économique néolibéral mondialisé.
Illustration parfaite de cette volonté de vider la CNUCED de toute réflexion politique, cette institution a subi des pressions pour séparer, en interne, la production d’une expertise critique et la production d’une expertise dite « technique » opérationnelle. Ainsi, la Branche dette et financement du développement de la CNUCED, composée d’économistes critiques, n’avait pas accès aux données produites par la SYGADE. Tout était fait pour que la CNUCED achève sa transformation en agence technique, appliquant les principes décidés par les institutions de Bretton Woods. La CNUCED donc est devenue, dans les années 1990, une agence dont la mission était la suivante : s’assurer que les pays « en développement » rembourseraient leurs prêts. Au début des années 2000, la séparation entre le travail de production de connaissances, entre le travail politique en amont et le travail d’application technique en aval était totale : le FMI et la Banque mondiale se chargeant du premier, la CNUCED s’occupant du second via la SYGADE. De plus, le peu de réflexion politique critique qui est parvenue à se maintenir dans la CNUCED, via la Branche dette et financement du développement, est resté strictement séparée des activités dites « techniques » de la CNUCED.
Alors qu’elle était partie pour se confondre presque intégralement avec le FMI et la Banque mondiale dans ses positions politiques, la CNUCED a organisé certaines résistances. En 2006, elle a entamé un travail vers l’établissement de principes qui donneraient un cadre aux restructurations des dettes souveraines. Le chef de la branche Dette et financement du développement s’activait sur le plan diplomatique pour dépasser les réticences du Trésor américain, opposé à tout mécanisme de restructuration de la dette. Dans la continuité de ce travail, la CNUCED a publié en 2010 un rapport présentant les principes du prêt et de l’emprunt souverains responsables. Ce rapport mettait en évidence des principes à respecter en cas de prêts ou d’emprunts souverains, suggérant que les pays créanciers avaient également des responsabilités dans les dynamiques de surendettement. En 2013, la CNUCED poursuivait ce travail de résistance politique en travaillant à l’adoption par consensus international d’un projet sur les restructurations de dettes.
Les pays dits « en développement » sont tiraillés entre une posture collective et solidaire héritée du G77, visant à obtenir ensemble un changement profond dans l’architecture économique et financière mondiale, et une posture de « freerider » qui vise à apparaître comme un bon élève aux yeux des investisseurs privés et multilatéraux en suivant les préconisations du FMI et de la Banque mondiale
Alors que les diplomates des pays « en développement » et de la CNUCED avançaient à petit pas vers un consensus, l’Argentine, mise sous pression par des fonds vautours en 2014, a accéléré l’adoption d’une résolution promouvant un mécanisme de restructuration de la dette à l’Assemblée générale de l’ONU. Votée par une grande majorité des pays « en développement », cette résolution n’a pas eu d’effets concrets car elle a été adoptée sans les pays créanciers. Son adoption a réduit à néant le travail diplomatique lancé par la CNUCED vers l’adoption d’un mécanisme similaire. Néanmoins, l’initiative argentine n’est pas la seule cause de l’échec des négociations diplomatiques lancées par la CNUCED pour l’adoption d’un mécanisme de restructuration des dettes souveraines. En effet, les pays dits « en développement » sont tiraillés entre une posture collective et solidaire héritée du G77, visant à obtenir ensemble un changement profond dans l’architecture économique et financière mondiale, et une posture de « freerider » qui vise à apparaître comme un bon élève aux yeux des investisseurs privés et multilatéraux en suivant les préconisations du FMI et de la Banque mondiale.
Ainsi, en un peu plus de 50 ans, la CNUCED est passé d’une institution critique à forte dimension politique, visant un changement systémique de l’ordre financier et économique mondial et associant les problèmes de surendettement aux inégalités structurelles entre les modes de développement des pays du Sud et du Nord, à une institution technique appliquant les préceptes politiques dictés par le FMI et la Banque mondiale. Malgré quelques résistances orchestrées par la Branche dette et financement du développement de la CNUCED, l’individualisation et la dépolitisation des pays « en développement » emprunteurs a incité ces derniers à se plier aux volontés des créanciers pour accéder aux marchés de capitaux internationaux. Aujourd’hui, la CNUCED n’est plus là pour contrebalancer l’hégémonie du FMI et de la Banque mondiale dans la réflexion politique macroéconomique concernant la soutenabilité de la dette et l’organisation financière et économique internationale.
Pour en savoir plus sur le livre Diplomaties de la dette souveraine. Repenser la dette souveraine, des empires coloniaux à l’hégémonie (Sovereign Debt Diplomacies : Rethinking sovereign debt from colonial empires to hegemony ) de Pierre Pénet et Juan Flores Zendejas, lire :
CADTM Belgique