Une délégation sri-lankaise se rendra à Washington la semaine prochaine pour tenter d’obtenir jusqu’à 4 milliards de dollars du Fonds monétaire international et d’autres prêteurs afin d’aider la nation insulaire à payer ses importations de nourriture et de carburant et à limiter les défauts de paiement de sa dette. La dernière fois que le FMI a accordé une aide au Sri Lanka en 2016, le prêt a été plafonné à 1,5 milliard de dollars et le programme a pris fin prématurément après avoir déboursé 1,3 milliard de dollars. C’était à l’époque où l’économie connaissait une croissance d’environ 5 % et où le tourisme représentait un pourcentage similaire du produit intérieur brut.
Cependant, les prêts du FMI et de la Banque mondiale ont toujours été entourés de graves controverses. Les critiques estiment que la Banque mondiale et le FMI ont systématiquement accordé des prêts aux États afin d’influencer leurs politiques. L’endettement extérieur a été et continue d’être utilisé comme un instrument de subordination des emprunteurs. Depuis leur création, le FMI et la Banque mondiale ont violé les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme et n’hésitent pas à soutenir les dictatures.
Dans un entretien avec Sushovan Dhar, Eric Toussaint souligne les risques potentiels d’un éventuel renflouement par le FMI...
Sushovan Dhar : Comme vous le savez, le gouvernement sri-lankais a annoncé un défaut de paiement de sa dette. Qu’en pensez-vous ?
Eric Toussaint : La décision du gouvernement Sri Lankais de suspendre le paiement de la dette extérieure à partir du mardi 12 avril 2022 montre à quel point il est dans l’impasse. Les classes populaires sri-lankaises sont sorties dans la rue pendant plus d’une semaine pour protester contre l’augmentation des prix et les mesures antisociales. Les membres du gouvernement ont démissionné sauf le Premier ministre et le Président est resté en place. Il faut tenir compte que le Premier ministre et le Président sont des frères, ce qui n’est pas un détail pour comprendre comment le régime politique fonctionne au Sri Lanka. C’est un gouvernement ultra néolibéral totalement favorable aux intérêts du grand capital national et étranger. C’est pour essayer de calmer la population et parce qu’il n’y a plus assez d’argent dans les caisses de l’État et dans les réserves de change que le gouvernement est amené à suspendre le paiement.
En réalité il aurait fallu, depuis au moins le début de la pandémie du coronavirus, suspendre le paiement de la dette pour réorienter les dépenses de l’État afin de combattre les effets de la pandémie, protéger la population par rapport au virus et investir dans l’économie pour faire face à la crise économique mondiale accélérée par la pandémie. Or le gouvernement a au contraire voulu absolument depuis le début de la pandémie continuer à rembourser la dette. Celle-ci à continuer d’augmenter parce que le gouvernement a financé avec de nouvelles dettes une série de mesures qu’il prenait pour faire face à la crise. Il a aussi financé avec des nouvelles dettes le remboursement des anciennes dettes alors qu’il aurait fallu comme je viens de le dire, décréter une suspension du paiement de la dette.
Un gouvernement populaire aurait suspendu le paiement de la dette en expliquant que cette décision était rendue nécessaire par des chocs externes qui obligeaient le pays à protéger sa population. Ce faisant, le gouvernement aurait utilisé des arguments du droit international permettant de ne pas devoir payer des intérêts de retard. Un tel gouvernement populaire aurait dû combiner cette mesure de suspension du remboursement de la dette à la réalisation d’un audit des dettes réclamées au Sri Lanka et des politiques menées par les classes politiques dirigeantes sri-lankaises. Un audit à participation citoyenne afin d’identifier les dettes illégitimes et les responsabilités de hauts fonctionnaires et de dirigeants dans l’accumulation d’une dette à la fois illégitime et insoutenable.
Sur la base de l’audit de la dette, lié à une suspension de paiement, il aurait fallu aboutir à une politique de répudiation de la dette. Cela devait se faire, je le répète, dans le cadre d’un changement de gouvernement car c’est l’actuel gouvernement qui, en s’inscrivant dans la logique néolibérale, est responsable de la poursuite de l’accumulation de dettes illégitimes.
Sushovan Dhar : Dans les circonstances actuelles, où les réserves de change sont extrêmement faibles, le gouvernement affirme qu’il n’a pas d’autre choix que d’emprunter au FMI. Que faut-il en penser ?
Eric Toussaint : Revenons à la décision prise le mardi 12 avril, il faut l’analyser d’une manière très critique. Pourquoi ? Parce que premièrement, elle a été concertée avec le Fond Monétaire International (FMI) et les grands créanciers privés comme BlackRock. C’est-à-dire que c’est dans l’intérêt même des créanciers que le gouvernement a suspendu le paiement. Deuxièmement, il a annoncé qu’il serait d’accord de payer intégralement les intérêts de retard et que son désir était de reprendre le plus tôt possible le paiement de la dette.
Troisièmement, le gouvernement, dans la négociation avec les créanciers, notamment avec le FMI, va chercher à obtenir un crédit d’urgence pour pouvoir assurer la reprise du remboursement de la dette à l’égard du FMI, des créanciers privés et des autres créanciers. Donc, le Sri Lanka va contracter de nouvelles dettes pour payer des anciennes dont une bonne partie est illégitime.
Le quatrième point de mes critiques, c’est qu’à partir du moment où le gouvernement passera un accord avec le FMI, le FMI va exiger des mesures d’austérité budgétaire qui inévitablement feront payer aux classes populaires l’effort d’ajustement et l’effort d’austérité budgétaire.
Le gouvernement avec le soutien du FMI essayera d’obtenir une réduction du stock de la dette due aux créanciers privés. C’est généralement ce qui se passe dans ce type de circonstances et c’est ce qui vient de se passer au cours des trois dernières années en Argentine. Avec l’« aide » du FMI le gouvernement argentin a renégocié la dette avec les créanciers privés et a obtenu une réduction très faible des paiements à effectuer. En faisant cela, il a tenté de relégitimer la dette qui était illégitime et qui ne devrait pas être payée. C’est ce que s’apprête à faire l’actuel gouvernement du Sri Lanka et donc on ne peut qu’être en désaccord total avec sa stratégie.
Sushovan Dhar : Si le Sri Lanka suspend le paiement de sa dette, cela ne sera-t-il pas illégal au regard du droit international ?
Eric Toussaint : J’ai expliqué ce qu’il aurait fallu faire au début de la pandémie de coronavirus. Maintenant, je voudrais aborder ce qu’il faudrait faire aujourd’hui, en lieu et place de ce que fait le gouvernement. Oui, il faut suspendre le paiement de la dette. Il faut utiliser une série d’arguments du droit international et dans l’argumentation il ne faut pas du tout se limiter à dire qu’on n’a pas assez d’argent pour payer. Un gouvernement qui voudrait réellement agir dans l’intérêt de la population devrait dire qu’il suspend le paiement de la dette parce qu’il y a des chocs extérieurs qui ne dépendent pas du Sri Lanka, qui produisent une réduction des rentrées dans les caisses de l’État. Chocs extérieurs qui obligent le pays à suspendre le paiement de la dette. Dans ce type de circonstances, cette suspension ne peut pas entraîner une accumulation d’intérêts de retard, contrairement à ce que dit le gouvernement. Un pays comme le Sri Lanka a le droit de suspendre le paiement de sa dette s’il y a de bonnes raisons de le faire, notamment parce qu’il y eu un changement fondamental de circonstances. Le droit international permet à un pays de se déclarer en suspension de paiement sans que ses créanciers puissent exiger par la suite le paiement des intérêts de retard.
Deuxièmement, il faudrait absolument réaliser un audit des dettes. Il faut auditer les dettes émises sur les marchés internationaux. Il faut forcer par décision souveraine du Sri Lanka les détenteurs de titres à se faire connaître. Donc, il ne faut pas accepter le maintien du secret de l’identité des détenteurs de titres. L’audit doit aussi porter sur les dettes réclamées par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. Là, il est absolument clair que ce sont les politiques recommandées par ces deux institutions qui sont largement responsables de l’accumulation de dettes illégitimes et de l’application d’un modèle économique qui a mené le pays et le peuple à la catastrophe. Il est très clair que le FMI et d’autres instances internationales soutiennent les autorités du pays qui sont corrompues, qui sont autoritaires et qui sont en place parce qu’elles favorisent les intérêts du grand capital national et étranger. La Chine, l’Inde, Washington sont jusqu’ici pour que ce régime reste en place parce qu’il sert les intérêts des capitaux étrangers et des grandes puissances étrangères. La classe dominante locale, qui a un comportement largement parasitaire, veut elle aussi le maintien du régime en place. Or ce régime ne respecte pas les règles démocratiques, applique des politiques antisociales et fait face à un mécontentement populaire tout à fait évident.
L’audit de la dette doit être réalisé avec la participation des mouvements sociaux. Il doit aboutir à déterminer quelle partie de la dette est illégitime et ne doit pas être payée. Généralement les commentateurs de ce qui se passe au Sri Lanka, la presse dominante, disent que la situation est notamment dramatique parce que la valeur des titres du Sri Lanka baisse très fortement sur le marché secondaire des dettes. Le marché secondaire des dettes c’est là où les détenteurs de titres souverains sri-lankais qui peuvent être BlackRock et d’autres fonds d’investissements, mais aussi des banques, les revendent ou les rachètent. Les titres Sri Lankais se vendent pour le moment avec une décote, si je suis bien informé, de l’ordre de 60 %. Contrairement à l’idée qu’essayent de faire passer les médias dominants, le fait qu’il y ait une décote très importante sur les titres sri-lankais n’est pas du tout une mauvaise nouvelle pour le peuple sri-lankais ou pour les classes populaires. Ce que ça montre c’est que les détenteurs de titres sont inquiets. Ils ne sont pas sûrs que le gouvernement va pouvoir continuer à rembourser la dette et donc c’est justement le bon moment pour provoquer une chute encore plus importante de la valeur des titres parce que ça permettrait à un nouveau gouvernement de racheter ces titres sur le marché secondaire à un prix très bas pendant la suspension du paiement. C’est ce qu’a fait le gouvernement de l’Équateur en 2008-2009 et cela a été bénéfique pour le pays et pour le peuple.
Sushovan Dhar : Quel est le moyen de sortir de ce piège de la dette pour le Sri Lanka ou tout autre pays ?
Eric Toussaint : Ce que je viens de dire s’oppose à la stratégie suivie par le gouvernement. Celui-ci veut, en fait, obtenir un crédit du FMI pour reprendre le paiement de la dette à l’égard des détenteurs de titres et s’asseoir à une table de négociations avec eux pour leur demander de réduire la valeur des titres de 10 à 20 pour cent alors qu’elle pourrait être réduite de 80 % ce qui serait beaucoup mieux pour le pays. Si le Sri Lanka reprend les paiements grâce à l’argent que lui prêtera le FMI, les détenteurs de titres seront en position de force. Tandis que si le Sri Lanka ne prend pas l’argent du FMI et reste souverain, s’il refuse les politiques d’austérité que le FMI va exiger, s’il maintient la suspension du paiement de la dette, il serait dans une position de force pour exiger des détenteurs de titres qu’ils revendent à l’État leurs titres avec une décote de 80 %. C’est le genre de politique qui a été suivie par l’Équateur en 2008 et qui a abouti une victoire de l’équateur en 2009. Là, l’Équateur avait racheté ces titres avec une réduction de 70 % mais ils avaient racheté sur le marché secondaire une partie des titres avec une réduction de 80 %, donc, la réduction avait été très importante. Vu la gravité de la situation dans laquelle se trouve le Sri Lanka, avec cette suspension de paiement, il pourrait obtenir une réduction très forte de la valeur des titres. Pourtant, je ne crois pas que c’est possible avec le Président et le Premier ministre actuels : ils ne sont pas du tout prêts à appliquer ce genre de mesures, donc la question n’est pas une question simplement de quelles mesures prendre, c’est qui peut prendre ces mesures ? C’est une question de mobilisations populaires. Il faudrait que les classes populaires se dotent d’un nouveau gouvernement légitime et que celui-ci applique une politique totalement conforme aux intérêts de la majorité sociale.
Si cela n’a pas lieu à court ou moyen terme, le Sri Lanka va être confronté à un poids de la dette qui va augmenter à cause du nouvel emprunt contracté auprès du FMI et des autres crédits que le Sri Lanka contracte auprès de l’Inde, auprès de la Chine ou auprès d’autres créanciers. Donc le Sri Lanka, en suivant la politique du Premier ministre et du Président de la République, va s’enfoncer dans un cycle permanent et vicieux d’endettement. Les effets néfastes de la politique néolibérale vont encore approfondir la fragilité de son économie et dégrader les conditions de vie de la majorité du peuple.
Sushovan Dhar : Que penses-tu de la prise de position d’une dizaine d’économistes sri-lankais qui se disent indépendants ?
Eric Toussaint : Ce groupe d’une dizaine d’économistes qui se disent indépendants a publié une tribune dans la presse sri-lankaise en expliquant leur vision de ce qu’il faudrait faire et tous les points qui sont indiqués correspondent exactement au type de politique exigée par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. On peut prendre point par point leurs propositions, analyser les accords passés avec les différents pays, notamment le Sri Lanka, avec le FMI et constater que les mesures proposées par ces économistes soi-disant indépendants correspondent exactement aux politiques néfastes que souhaite le Fonds Monétaire International.
Ce que ces économistes proposent est aussi parfaitement conforme aux intérêts des grands créanciers privés, d’ailleurs ils suggèrent de faire appel à des cabinets privés spécialisés dans les restructurations de dette. Ces cabinets privés travaillent pour le compte de grands créanciers privés et pas du tout dans l’intérêt des peuples qui vivent dans les pays à qui on réclame des dettes illégitimes. Donc, ces cabinets privés n’offrent aucune garantie en matière de défense des intérêts des classes populaires du Sri Lanka.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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