L’année 2023 touche à sa fin en dressant un tableau plutôt sombre et rempli d’incertitudes pour le capitalisme mondial. Pour ce qui est du capitalisme en Europe, l’accumulation de crises, économique, sociale et politique, ainsi la multiplication de guerres indiquent des fortes fragilités dans ces économies. L’entrée en récession de pays faisant partie du noyau de cet espace économique et en particulier de l’Allemagne, annoncent une année 2024 turbulente pour l’Union Européenne. C’est dans ce contexte que nous devons situer le débat sur la réintroduction des mesures de contrôle fiscal du Pacte de Stabilité et Croissance, socle des politiques d’austérité au sein de l’UE. En effet, ce pacte ayant été suspendu en 2020 suite à l’éclatement de la pandémie de Covid-19, est désormais de retour sur la table. Les difficultés entre pays membres pour trouver un accord sur sa réforme cristallisent les contradictions et dilemmes auxquels les gouvernements européens devront faire face dans cette nouvelle crise. Dans cet article nous allons adresser les principaux éléments de l’histoire récente des politiques fiscales de l’UE afin de contextualiser la situation actuelle dans le contexte du déploiement, à nouveau, de mesures d’austérité.
Tout d’abord, nous pouvons présenter le retour à l’application de mesures de « austérité budgétaire » marque l’aboutissement d’une séquence historique où les caractéristiques principales du noyau des mesures appliquées ces dernières années était marqué justement par une sorte de déviation vis-à-vis des principes de contrôle des dépenses qui ont structuré les politiques européennes durant ces dernières décennies. Rappelons que depuis 2020, nous avons assisté à des politiques de gestion de la crise et de relance pour les économies. Les politiques degestion de la crise se sont au début concentrées sur la contention de la crise économique et sociale, avec des larges programmes de soutien pour les entreprises, ainsi qu’accompagnées de certaines mesures assurant des revenus de remplacement visant à éviter une propagation de la crise sociale. Il faut souligner que ces mesures n’ont pas tout à fait évité la précarisation, l’appauvrissement et la souffrance de millions de personnes dans les pays européens. En revanche, elles ont atteint l’objectif d’éviter un scénario équivalent à celui qui s’est produit à la suite de la crise de 2008, qui avait mené vers une récession de la zone euro et qui avait par ailleurs déstabilisé les fondements sur lesquels s’était basée la gouvernabilité de nombreux pays européens pendant les décennies précédentes. Des nombreux textesd’analyse ont souligné les limites de ces programmes, ainsi que les fausses ruptures en termes de l’application de l’austérité. Par ailleurs, ces politiques ont été accompagnées de la prolongation des programmes monétaires de soutien des marchés financiers, introduites en 2012. L’introduction du programme spécial Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) d’achat d’actifs de dette par les banques nationales et la BCE ont permis aux États d’augmenter leur endettement à des coûts réduits, pouvant ainsi faire face plus facilement aux problèmes liés à la crise du Covid-19. Les discussions actuelles sur la réintroduction de politiques monétaires restrictives ainsi que de mesures d’austérité prouvent que ces anticipations et hypothèses étaient justes, loin des projections d’un changement de cap au niveau des politiques économiques au sein de l’UE que certaines voix ont revendiqué.
En deuxième lieu, les politiques de relance productive « post-covid » ont cherché à surmonter les fragilités de la troisième et quatrième économie européennes (Italie et État espagnol). La mise en place du programme de 806.9 milliards d’euros entre transferts et prêts mutualisés devait permettre de déployer des interventions et investissements permettant de consolider la production dans des secteurs stratégiques de la transition énergétique, en particulier pour pallier des retards compétitifs vis-à-vis de la Chine et les États-Unis. Quelques années après le début du programme Next Generation EU, nous pouvons tirer un premier bilan. Dans le cas Italien, le pays a reçu 67 des 191 milliards d’euros promis, desquels seulement 23 milliards ont été dépensés. Par ailleurs, la Commission Européenne a paralysé en mars 2023 un envoi supplémentaire de 19 milliards par manque de clarté dans la destination de ces investissements. En somme, des obstacles administratifs ainsi que les tensions politiques relatives aux engagements que l’Italie avait pris pour obtenir ces fonds sont en train de mettre en péril l’accès de ce pays au programme Next Generation EU, duquel ce pays est le plus grand bénéficiaire. Dans le cas de l’Espagne, bien que ce pays se soit montré « bon élève » vis-à-vis des instances communautaires, il met en évidence pour sa part que la promotion de la compétitivité de ces économies « périphériques » au sein de l’UE passe avant tout par la promotion d’un nombre réduit de grandes entreprises, suivant le modèle que l’UE a développé de favoriser des « champions européens », capables de compétir dans le marché international.
La mise en place d’une politique de développement productif couplée à un budget centralisé basé partiellement sur un endettement commun ont servi de base à des spéculations sur un potentiel tournant interventionniste (parfois même pointant vers un nouveau modèle keynésien). Par ailleurs, la mutualisation des dettes et les politiques monétaires expansives montraient une évolution depuis les politiques d’austérité, ouvrant la porte à une plus forte intégration financière permettant de limiter les effets du développement inégal entre les pays membres. Dans une récente étude, Bassens et Lindo (2023) soulignent que l’harmonisation des taux d’intérêt via les politiques monétaires expansives n’ont pas mené vers des avancées au niveau de son intégration financière [1]. Ces auteurs se sont concentrés sur les emprunts transfrontaliers au niveau du secteur bancaire européen, et leur étude montre deux phénomènes : d’un côté, les relations subordonnées entre les pays du centre et les pays périphériques se sont maintenues ; d’autre part, les groupes qui ont formé ce centre et les périphéries ultérieures sont restés globalement les mêmes. Ainsi, les pays de la périphérie sont généralement restés dans une position d’emprunteurs nets, comme le montre la figure 1.
Figure1 : Prêts et emprunts transfrontaliers par rapport aux prêts nationaux vs. variation de l’encours des prêts nationaux (2012-9). Vert : Périphérie de l’Est européen ; Rouge : Périphérie Sud-ouest européen ; Bleu : pays centraux
En somme, les mesures pour faire face à la crise ont été mises en place sous le logiciel néolibéral et il est raisonnable de douter de leur impact en termes de la convergence productive au niveau européen. Le modèle d’intégration européen s’est historiquement construit sur une convergence formelle débouchant sur une spécialisation productive, dans un contexte de suraccumulation productive. La conséquence de ce type d’intégration a été celle des inégalités économiques croissantes entre pays mais aussi entre classes sociales. Ainsi, alors que l’objectif annoncé du programme Next Generation EU ait été aussi lié au développement productif des périphéries de l’économie européenne, ces politiques en réalité ont renforcé les dynamiques préexistantes d’accroissement des inégalités productives entre les pays membres.
Sur base de ces inégalités, le retour à des politiques monétaires restrictives a renforcé la dynamique inégalitaire liée aux mécanismes de la dette. Ainsi, nous avions montré en début de l’année 2023 que les hausses d’intérêt avaient un effet différentiel sur les taux auxquels les pays membres pourraient emprunter, poussant vers des déviations croissantes entre l’Allemagne (pays de référence pour les marchés de la dette), et la périphérie sud et occidentale de l’UE. Dans ce contexte, le niveau d’endettement relativement élevé de l’Italie (134% du PIB vis-à-vis de 90.3% de moyenne dans la zone Euro) met ce pays dans le collimateur des prochaines crises.
En conséquence, les disparités économiques et les contradictions dues au mode d’intégration économique persistent malgré la mise en place de mesures qui pourraient, voire directement visaient de remédier aux inégalités entre pays. Ces défaillances structurelles amènent maintenant des questions sur les mesures à prendre pour tacler la crise de l’inflation actuelle. Ainsi, les débats qui ont eu lieu lors du sommet de l’ECOFIN en décembre 2023 montrent les problèmes qui ont cadré le débat autour la réintroduction des règles du Pacte de Stabilité et Croissance (PSC). Étant donné que l’origine de l’inflation ne se trouve pas dans l’excès de liquidité, mais dans les ruptures des chaines d’approvisionnement de marchandises à travers l’Europe, la mise en place des mesures accélère l’arrivée de la récession, alors que les niveaux d’inflation mettront plus de temps pour être reconduits. Alors que les positions monétaristes plus orthodoxes défendaient la mise en place duPacte de Stabilité et Croissance (PSC), ce sont justement les pays de la périphérie sud, ainsi que la France, qui ont plaidé pour un assouplissement de ces règles, permettant un ajustement de 0.5% du déficit public par an jusqu’à l’atteinte de la barrière de 3%.C’est sur la base d’un compromis entre ces deux positions qu’un accord a finalement été trouvé le 20décembre 2023. Cet accord inclurait les adaptations demandées par les gouvernements cherchant une réforme, mais aussi l’objectif provisoire d’un déficit de 1.5% pour les pays les plus endettés, dans le but d’accélérer le rapprochement au seuil de 60% de dette sur le PIB.D’autres voix, comme les partis verts européens ont proposé de mettre en place une approche sélective des dettes visant à être soumises au PSC, excluant les parties budgétaires qui soient destinées à la transition énergétique et la réduction de la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles. Ces propositions ont à faire face à la méfiance, voire l’opposition des traditions plus orthodoxes, représentées par les gouvernements de pays tels que les Pays Bas, le Danemark, la Finlande ainsi que de l’Allemagne. Dans le cas de cette dernière, les tensions autour de la gestion budgétaire se sont fait sentir au sein même de son gouvernement, avec le refus de la cour constitutionnelle de l’utilisation de 60 milliards d’euros restants des plans de récupération postpandémique pour des mesures visant à « transition verte » sous prétexte que ces dépenses ne respecteraient pas les règles de base sur le contrôle du déficit. Tel que nous avions souligné quelques mois plus tôt, les débats entre gouvernements cherchent contrôler le degré de brutalité de l’atterrissage des économies dans le cadre des politiques d’austérité, ne remettant pas en question la nécessité même de cet atterrissage.
Conclusions
Le retour au chemin de l’austérité démentît les espoirs sur une réforme du Pacte de Stabilité et Croissance qui permette le déploiement de politiques économiques expansives. Par extension, ce « retour à la normale » ferme aussi la porte aux opportunités de changement qui avaient été mises sur la table il y a quelques années pendant la pandémie. De façon analogue à la séquence ouverte après la crise de 2008, la crise du modèle néolibéral de ces dernières années ne s’est pas soldée par une réforme en profondeur de ce système, encore moins de sa remise en question. La séquence de ces dernières années a montré que plus qu’une remise en question de ces principes, les mesures mises en place ont été un détour, voire une adaptation tactique du programme de recettes néolibérales afin de garantir le maintien de ce système. La mise en place de programmes d’investissement productif tels que le Next Generation EU a introduit des innovations institutionnelles inconnues jusqu’alors, telles que la mutualisation des dettes, mais n’a pas impliqué la remise en question à long terme des bases sur lesquelles repose la construction économique de l’UE. L’économie politique de l’Union Européenne montre qu’elle s’achemine doucement vers un retour du dogme de l’austérité, menant vers une « destruction créatrice » dans des sphères intermédiaires des économies (destruction de petites entreprises et renforcement de la financiarisation des couches travailleuses) couplé à une politique de soutien aux « champions européens » basée sur ce que Daniela Gabor (2023) a nommé comme « derisking » (garantissant la rentabilité du capital dans ses investissements vers la transition énergétique) [2]. Il s’agit d’un régime d’accumulation qui reste axé sur la préservation des mécanismes de la dette comme leviers fondamentaux pour l’accumulation du capital aux dépens des conditions de vie des majorités sociales de ses pays membres.
[1] Bassens, David. (2023). Stuck in 2012 : The hesitant geographies of European financial integration since the Eurozone crisis. European Urban and Regional Studies. 10.1177/09697764231201571.
[2] Gabor, Daniela, 2023. « The (European) Derisking State, » SocArXiv hpbj2, Center for Open Science.