Publié dans Le Monde du 20 mars 2008
Depuis août 2007, les banques nord-américaines et européennes sont sous
les feux de l’actualité à cause de la crise très sévère qu’elles
traversent, et qu’elles font traverser au système économique néolibéral
dans son ensemble. Le montant actuel des dépréciations d’actifs auxquelles
elles ont dû procéder dépasse 200 milliards de dollars. Plusieurs services
d’études des banques et des économistes chevronnés considèrent que la
facture dépassera 1000 milliards de dollars [1].
Comment les banques ont-elles pu construire un montage de dettes aussi
irrationnel ? Avides de profits, les organismes de crédits hypothécaires
ont prêté à un secteur de la population déjà fortement endetté. Les
conditions de ces prêts à haut rendement (pour le prêteur) constituent une
véritable arnaque : le taux est fixe et raisonnable au cours des deux
premières années puis augmente fortement ensuite. Les prêteurs affirmaient
aux emprunteurs que le bien qu’ils achetaient gagnerait rapidement de la
valeur vu l’augmentation des prix du secteur immobilier. Le hic, c’est que
la bulle du secteur immobilier a fini par exploser en 2007 et les prix ont
commencé inexorablement à baisser. Comme le nombre de défauts de paiement
s’est considérablement accru, les organismes de crédit hypothécaire ont
éprouvé des difficultés à rembourser leurs dettes. Les grandes banques,
pour se protéger, ont refusé de leur octroyer de nouveaux prêts ou ont
exigé des taux beaucoup plus élevés. Mais la spirale ne s’est pas arrêtée
là car les banques avaient acheté les créances hypothécaires en très
grande quantité, et largement hors bilan en créant des sociétés
spécifiques appelées Structured Investment Vehicles (SIV), qui finançaient
l’achat de créances hypothécaires à haut rendement transformés en titres
(CDO, Collateralized Debt Obligations).
A partir d’août 2007, les investisseurs ont cessé d’acheter les commercial
papers émis sans garantie par les SIV dont la santé et la crédibilité
s’étaient fortement détériorées. En conséquence, les SIV ont manqué de
liquidité pour acheter les crédits hypothécaires titrisés et la crise
s’est amplifiée. Les grandes banques qui avaient créé ces SIV ont dû
assumer les engagements de ceux-ci pour éviter qu’ils ne tombent en
faillite. Alors que jusque-là les opérations des SIV ne faisaient pas
partie de leur comptabilité (ce qui leur permettait de dissimuler les
risques pris), elles ont dû reprendre dans leur bilan les dettes des SIV.
Résultat : panique à bord ! Aux Etats-Unis, 84 sociétés de crédits
hypothécaires ont fait faillite ou cessé partiellement leur activité entre
le 1er janvier et le 17 août 2007, contre seulement 17 sur toute l’année
2006. En Allemagne, la banque IKB et l’Institut public SachsenLB ont été
sauvés d’extrême justesse. Récemment, l’Angleterre a dû nationaliser la
banque Northern Rock tombée en faillite. Le 13 mars 2008, le fonds Carlyle
Capital Corporation (CCC), connu pour sa proximité affichée avec le clan
Bush, s’est effondré : ses dettes représentaient 32 fois ses fonds
propres. Le lendemain, la prestigieuse banque états-unienne Bear Stearns
(5e banque d’affaire aux Etats-Unis), à cours de liquidités, a appelé à
l’aide la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) pour obtenir un
financement d’urgence. Elle sera rachetée par la banque JP Morgan Chase
pour une bouchée de pain.
Plusieurs segments du marché de la dette constituent des constructions
bancales en train de s’effondrer. Ils entraînent dans leurs déboires les
puissantes banques, les hedge funds, les fonds d’investissement qui les
avaient créés. Le sauvetage des institutions financières privées est
réalisé grâce à l’intervention massive des pouvoirs publics. Privatisation
des bénéfices, socialisation des pertes sont encore une fois de mise.
Mais une question se pose : pourquoi les banques, qui aujourd’hui
n’hésitent pas à effacer des dettes douteuses par dizaines de milliards de
dollars, ont-elles toujours refusé d’annuler les créances des pays en
développement ? Elles font là la démonstration que c’est parfaitement
possible et tout à fait nécessaire. Rappelons qu’à l’origine des dettes
actuelles réclamées par les banques à ces pays, on trouve des dictatures
criminelles, des régimes corrompus, des dirigeants fidèles aux grandes
puissances et aux créanciers. Les grandes banques ont prêté sans compter à
des régimes aussi peu recommandables que ceux de Mobutu au Zaïre, de
Suharto en Indonésie, aux dictatures latino-américaines des années
1970-1980 sans oublier le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Comment
peuvent-elles continuer d’infliger le joug de la dette à des peuples qui
ont souffert de régimes dictatoriaux qu’elles ont elles-mêmes financés ?
Sur le plan juridique, de nombreuses dettes odieuses figurent dans leurs
livres de compte et n’ont pas à être remboursées. Mais les banques
continuent d’exiger leurs remboursements.
Rappelons également que la crise de la dette du tiers-monde a été
provoquée en 1982 par la hausse brutale et unilatérale des taux d’intérêts
décidée par la Fed. Auparavant les banques privées avaient prêté à tour de
bras à taux variable à des pays déjà surendettés, finalement incapables de
faire face. Aujourd’hui, l’histoire se répète, mais au Nord cette fois et
d’une manière spécifique : les ménages surendettés des Etats-Unis sont
devenus incapables de rembourser leur emprunt hypothécaire à taux variable
car la bulle de l’immobilier a éclaté.
Les effacements de dette que les banques réalisent donnent raison à tous
ceux qui, comme le CADTM, revendiquent une annulation de la dette des pays
en développement. Pourquoi ? Parce que la dette à long terme des pouvoirs
publics du tiers-monde envers les banques internationales atteignait 181,9
milliards de dollars en 2006 [2]. Depuis août 2007, elles ont déjà dû
effacer un montant bien supérieur, et ce n’est pas fini…
Les grandes banques privées ont donc triplement fauté :
elles ont construit de désastreux montages de dette privée qui ont
conduit à la catastrophe actuelle ;
elles ont prêté à des dictatures et ont obligé les gouvernements
démocratiques qui ont succédé à rembourser jusqu’au dernier centime cette
dette odieuse ;
elles refusent d’annuler des dettes des pays en développement alors que
leur remboursement implique une détérioration des conditions de vie des
populations.
Pour toutes ces raisons, il faut exiger qu’elles rendent des comptes sur
leurs agissements au cours des décennies passées. Les gouvernements des
pays du Sud doivent réaliser des audits de leur dette, comme le fait
l’Equateur aujourd’hui, et répudier toutes leurs créances odieuses et
illégitimes. Les banquiers leur démontrent que c’est parfaitement
possible. Il s’agira du premier pas pour rendre à la finance le rôle qui
lui revient, celui d’outil au service de l’être humain. De tous les êtres
humains.
[1] Le service d’étude de Goldman Sachs estimait le 7 mars 2008 les
pertes à 1156 milliards de dollars, George Magnus de UBS avançait en
février un chiffre supérieur à 1000 milliards, Nouriel Roubini de
l’Université de New York- émet l’hypothèse d’une perte d’au moins 1000
milliards de dollars (voir http://www.rgemonitor.com/blog/roubini).
[2] Banque mondiale, Global Development Finance 2007.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).