Bien qu’il représente une ponction très importante sur les recettes des pouvoirs publics [1], le remboursement de la dette publique, depuis 2004, ne constitue pas un grand problème pour la plupart des pays à moyens revenus et pour les pays exportateurs de matières premières en général. En effet, la plupart des gouvernements de ces pays trouvent facilement des prêts à des taux historiquement bas. La crise de la dette qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés en 2007 pourrait modifier radicalement les conditions d’endettement des pays en développement (PED) dans un futur plus ou moins proche. Est-on à la veille d’une nouvelle crise de la dette des PED ? La question mérite d’être posée car, si c’est le cas, il est important de s’y préparer et de prendre les mesures adéquates pour en limiter les dégâts.
Rappel historique
Au cours des deux siècles précédents dans l’histoire du capitalisme, plusieurs crises internationales de la dette ont éclaté (on en compte trois au 19e siècle et deux au 20e siècle [2]). Elles ont affecté directement le destin des pays émergents. Les origines des crises et les moments où elles éclatent sont intimement liés au rythme de l’économie mondiale, et principalement des pays les plus industrialisés. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays du Centre au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la Périphérie. La crise est généralement provoquée par une récession ou un krach frappant certaines des principales économies industrialisées.
Argent facile
Ces dernières années, une grande partie des PED ont vu leurs recettes d’exportation fortement augmenter en raison de la hausse des prix des marchandises qu’ils vendent sur le marché mondial : hydrocarbures (pétrole et gaz), minéraux et produits agricoles. Cela leur permet à la fois de puiser dans ces recettes en devises pour rembourser la dette et d’être crédibles pour contracter de nouveaux prêts.
De plus, les banques commerciales du Nord, qui avaient fortement réduit leurs prêts à partir de la fin des années 1990 suite aux crises financières dans les PED, ont progressivement rouvert toutes grandes les vannes des prêts à partir de 2004-2005 [3]. D’autres groupes financiers privés (fonds de pensions, sociétés d’assurance, hedge funds) ont fourni du crédit aux PED en achetant les bons que ceux-ci émettent sur les principales places financières. Des Etats ont également augmenté l’offre de crédits aux PED, de la Chine qui prête tous azimuts jusqu’au Venezuela qui finance l’Argentine et des pays de la Caraïbe. En général, les taux demandés et les primes de risque sont nettement inférieurs aux conditions qui ont prévalu jusqu’au début des années 2000. Il faut ajouter à cela l’abondant crédit octroyé à l’intérieur des PED par les banques locales ou étrangères qui opèrent au Sud.
La situation est en train de changer
Un changement est intervenu avec la crise de la dette privée dans les pays les plus industrialisés en 2007 [4]. Le déclencheur en a été l’éclatement de la bulle spéculative dans le marché de l’immobilier aux Etats-Unis qui a entraîné l’effondrement de plusieurs marchés de la dette privée (marché des subprimes, des ABCP [5], des CDO [6], des LBO [7], des CDS [8], des ARS [9]…). Cette crise est loin d’être terminée et le monde est seulement en train de découvrir ses multiples répercussions.
Alors que l’argent du crédit coulait à flot jusqu’en juillet 2007, les différentes sources privées se sont taries subitement au Nord. Les banques privées complètement engluées dans des montages chancelants de dettes ont commencé à se méfier les unes des autres et ont rechigné à se prêter de l’argent. Il a fallu que les pouvoirs publics des Etats-Unis, d’Europe occidentale et du Japon injectent massivement et à plusieurs reprises des liquidités (des centaines de milliards de dollars et d’euros) pour éviter la paralysie du système financier au Nord. Pendant ce temps, les banques privées qui se finançaient en vendant des titres non garantis n’ont plus trouvé acquéreur pour ceux-ci sur les marchés financiers du Nord. Elles ont dû commencer à assainir leurs comptes en amortissant les énormes pertes dues à leurs opérations aventureuses des dernières années. Pour s’en sortir, elles ont dû faire appel à des apports d’argent frais. Cet argent a été fourni par les fonds souverains des pays asiatiques et par ceux du Golfe persique. Les banques qui n’ont pas trouvé à temps de l’argent frais ont été rachetées par d’autres (Bear Stearns [10] a été rachetée par JP Morgan) ou par l’Etat (Northern Rock Bank a été nationalisée par le gouvernement britannique). Certaines d’entre elles n’ont pas évité la faillite. Freddie Mac et Fannie Mae, deux géants nord-américains du crédit hypothécaire, étaient en faillite virtuelle en juillet 2008. Ces deux institutions ont été privatisées au cours de la vague néolibérale mais elles bénéficient de la garantie de l’Etat. Leur portefeuille de crédits hypothécaires s’élève à 5.300 milliards de dollars (c’est-à-dire l’équivalent de quatre fois la dette publique externe de l’ensemble des PED). Le gouvernement de Washington débat de la possibilité de leur nationalisation [11].
Dans un premier temps, la plupart des PED n’ont pas souffert
Dans un premier temps, les Bourses de valeur d’une série de PED ont vu affluer de l’argent spéculatif qui fuyait l’épicentre du séisme financier, c’est-à-dire l’Amérique du Nord. Les capitaux libérés par l’explosion de la bulle immobilière qui a traversé l’Atlantique d’Ouest en Est et a frappé l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Espagne (la liste s’allongera dans les mois qui viennent), se sont jetés sur d’autres marchés : les Bourses de matières premières et de produits alimentaires qui sont situées au Nord (en renforçant l’augmentation des prix) et certaines Bourses de valeur du Sud [12].
Par ailleurs, la décision de la Réserve fédérale des Etats-Unis de baisser à plusieurs reprises son taux d’intérêt directeur a aussi allégé provisoirement le fardeau de la dette du Sud. Enfin, les prix des matières premières sont restés élevés, ce qui a permis aux pays exportateurs du Sud d’engranger des recettes importantes.
Les PED continueront-ils à engranger d’importantes recettes grâce à leurs exportations ?
Le ralentissement de la croissance économique, clairement perceptible en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, va entraîner une réduction des exportations de produits manufacturés, principalement par la Chine et d’autres pays asiatiques. La demande interne chinoise ne sera pas en mesure de pallier à la réduction de la demande externe.
La réduction de l’activité économique dans les pays industrialisés, en Chine et dans d’autres pays asiatiques gros consommateurs de matières premières (Malaisie, Thaïlande, Corée du Sud…) devrait finir par pousser à la baisse les prix des hydrocarbures et d’autres matières premières. Certes, le prix du pétrole pourrait être maintenu si l’OPEP se mettait d’accord pour diminuer l’offre de pétrole ou si un gros producteur était empêché de fournir le pétrole au rythme normal (agression contre l’Iran de la part d’Israël et/ou des Etats-Unis ; possible crise sociale et politique au Nigeria ou ailleurs ; catastrophe naturelle ici ou là…) et si les spéculateurs à la hausse poursuivaient leurs achats de produits pétroliers.
L’évolution des prix des aliments exportés dépendra de plusieurs facteurs. Par ordre d’importance, signalons le maintien ou non de l’augmentation de la production d’agro-combustibles, la poursuite de la spéculation à la hausse sur les Bourses de produits agricoles, le résultat des récoltes (celles de céréales devraient augmenter en Europe) qui sont influencées notamment par le changement climatique.
Il faut y ajouter une réduction probable des transferts des migrants vers leur pays d’origine. Les travailleurs mexicains, équatoriens, boliviens qui travaillent dans le secteur de la construction aux Etats-Unis et en Espagne sont directement touchés par la crise de l’immobilier et perdent en masse leur emploi. La BRI souligne cette évolution : « Outre la contraction des entrées de capitaux, un ralentissement dans les économies avancées entraînerait une baisse des transferts de fonds des travailleurs migrants. Ce phénomène pourrait avoir des répercussions particulièrement sensibles dans les pays d’Amérique centrale, au Mexique, en Inde et aux Philippines, dont les besoins de financement extérieur se trouveraient ainsi accrus après quelques années plus favorables [13]. »
En résumé, le maintien de très importantes recettes en devises pour les pays exportateurs qui en ont le plus bénéficié jusqu’à aujourd’hui n’est pas garanti. Il est probable que les rentrées baisseront dans les années à venir.
Durcissement des conditions de prêt et réduction possible des recettes
Mais il n’y a pas que les recettes qui sont incertaines : les dépenses peuvent également varier fortement.
Selon les auteurs du rapport annuel 2008 de la Banque des règlements internationaux (BRI), la tendance des banques à réduire leur offre de crédit risque de se prolonger dans le temps, elle pourrait même se durcir. Dans beaucoup de cas, les prêts à taux variables octroyés par les banques du Nord aux PED sont indexés sur le Libor (London Inter Bank Offered Rate) qui est très volatil et a tendance à augmenter.
Les pertes que les banques doivent éponger se sont constamment élevées depuis 2007. Le nombre de défauts de paiements augmente au Nord. Le marché des Credit default swaps, ces produits dérivés non régulés qui étaient censés protéger les détenteurs de créances contre le risque de non paiement, est plongé dans l’incertitude tant les sommes en jeu sont énormes.
La conséquence est simple : les banques et les autres investisseurs institutionnels réfléchissent à deux fois avant d’octroyer de nouveaux prêts et quand ils acceptent de le faire, ils durcissent les conditions [14]. On est seulement au début de ce durcissement. En juin 2008, la BRI écrivait : « Même si les primes souveraines (c’est-à-dire les primes de risque que paient les pouvoirs publics aux prêteurs) demeurent bien inférieures aux niveaux observés durant les précédents épisodes de turbulences financières, elles sont beaucoup plus élevées qu’au premier semestre 2007, de sorte que les tensions sur les financements risquent de devenir contraignantes » [15]. La BRI ajoutait un peu plus loin : « En ce qui concerne les entreprises, la hausse récente des primes de risque sur leurs obligations a souvent été plus forte que celle des primes souveraines, ce qui laisse penser que certains emprunteurs commencent à ressentir les effets d’un durcissement des conditions de crédit, après de nombreuses années d’endettement facile [16]. »
Toujours selon la Banque des règlements internationaux, les pays les plus menacés sont l’Afrique du Sud, la Turquie, les pays baltes et ceux d’Europe centrale et orientale comme la Hongrie et la Roumanie (ces deux pays sont au bord de l’éclatement d’une bulle immobilière avec comme facteur aggravant que les prêts ont été indexés sur des devises fortes, en particulier le franc suisse).
« Dans le contexte de turbulences qui frappe les banques des économies avancées, la seconde grande source de vulnérabilité pour certaines économies émergentes est le risque de tarissement des entrées de capitaux bancaires. Par le passé, ces flux se sont inversés brutalement à plusieurs reprises, comme au début des années 1980 pour l’Amérique latine et en 1997-1997, pour l’Asie émergente [17]. »
Conclusions
En conséquence de la crise qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés, les conditions de prêts vont certainement se durcir pour les PED. Les importantes réserves de change qu’ils ont engrangées ces dernières années constitueront un amortisseur des effets d’un tel durcissement, mais ne suffiront sans doute pas à les protéger totalement. Certains maillons faibles de la chaîne de l’endettement au Sud risquent d’être directement touchés dans un futur proche, d’autant que certains d’entre eux sont déjà fortement touchés par la crise alimentaire mondiale qui a éclaté en 2008. Il est très important de suivre de près une situation qui n’est pas sous contrôle et de se préparer à y faire face afin que ce ne soit pas les peuples qui en paient une fois de plus le prix fort [18].
Eric Toussaint, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde – Belgique www.cadtm.org , auteur de Banque du Sud et nouvelle crise internationale , CADTM/Syllepse, 2008, 207 pages.
[1] Entre 20 et 35% du budget de l’Etat sont consacrés au remboursement de la dette publique dans de nombreux pays. Dans le cas du Brésil, la part du budget de l’Etat destinée au remboursement de la dette publique interne et externe est quatre fois supérieure à la somme des dépenses en éducation et santé ! Voir Rodrigo Vieira de Ávila, « Brésill : La dette publique est toujours bien là ! », www.cadtm.org/spip.php ?article3155 et www.cadtm.org/imprimer.php3 ?id_article=3605
[2] Voir Eric Toussaint, La Finance contre les peuples, CADTM-Syllepse-Cetim, 2004, chapitre 7. Voir également, Eric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 4.
[3] « Les créances transfrontières des banques déclarantes à la BRI sur les Economies émergentes ont été estimées à 2600 milliards de dollars en 2007, soit une augmentation de 1600 milliards en cinq ans » BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 44
[4] Pour une analyse détaillée du déclenchement de la crise et du contexte international, voir Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008, chapitres 9 et 10.
[5] Les commercial papers nord-américains (« asset backed commercial paper » ABCP) sont des titres de créances négociables émis par les banques ou d’autres entreprises sur le marché financier pour une courte période (2 à 270 jours). Ces titres de créances ne sont pas garantis par une contrepartie (une propriété immobilière par exemple). Ils sont basés sur la confiance que l’acheteur du commercial paper éprouve à l’égard de la banque ou de l’entreprise qui le vend.
[6] Collateralized Debt Obligations.
[7] Leveraged Debt Buy-Out. Il s’agit d’opérations de rachat d’entreprises financées par des dettes.
[8] Credit Default Swaps. L’acheteur d’un CDS veut en l’acquérant se protéger contre un risque de non paiement d’une dette. Le marché des CDS s’est fortement développé depuis 2002. Le volume des montants concernés par les CDS a été multiplié par 11 entre 2002 et 2006. Le problème, c’est que ces contrats d’assurance sont vendus sans que s’exerce un contrôle de la part des autorités publiques. L’existence de ces CDS a poussé les entreprises à prendre de plus en plus de risques. Se croyant protégés contre un défaut de paiement, les prêteurs octroient des prêts sans avoir vérifié la capacité de l’emprunteur à rembourser.
[9] Auction Rate Securities. Ces titres vendus aux Etats-Unis représentent des crédits octroyés à des municipalités, des universités (pour des bourses à des étudiants), des hôpitaux. Chaque semaine, les clients pouvaient en acheter ou en vendre via un système d’enchères (« auction »). En juin-juillet 2008, ce marché s’est effondré et les banques qui avaient commercialisé ces dettes ont dû les racheter à leurs clients et payer des amendes à l’Etat. Les montants en jeu sont estimés à 330 milliards de dollars et les amendes payées par UBS (150 millions de dollars), Citigroup (100 millions), JP Morgan, Morgan Stanley… totalisent plusieurs centaines de millions de dollars.
[10] Bear Stearns, la 5e banque d’affaires des Etats-Unis, étaient complètement engluée dans le marché des CDS.
[11] C’est un parfait exemple de la privatisation des bénéfices en temps de prospérité économique et de socialisation des pertes en temps de dépression. Ces deux institutions ont été privatisées au moment où elles faisaient d’importants bénéfices. Alors qu’elles viennent, il y a peu, de distribuer des dividendes à leurs actionnaires privés, on parle de leur nationalisation afin que l’Etat prenne en charge leurs pertes. L’éditorial du très néolibéral The Economist du 30 août 2008 déclare lui-même : « C’est le pire du capitalisme : il signifie que les actionnaires et les dirigeants jouissent des profits tandis que les contribuables paient l’ardoise quand il y a des pertes » (« That is capitalism at its worst : it means shareholders and executives reap the profits, but the taxpayer bears the losses »)
[12] Mais cela n’a pas duré pour ces dernières : certaines d’entre elles connaissent une forte chute (Shanghai, Hong-Kong, Bombay-Mumbai, Sao Paulo,…).
[13] BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p.59.
[14] BRI, p. 13 et p. 29.
[15] BRI, p. 55.
[16] La BRI écrit également : « Le crédit bancaire du secteur privé s’est énormément développé durant les cinq dernières années : de 7 points de pourcentage en termes de PIB en Amérique latine et de 30 points de pourcentage dans les pays d’Europe centrale et orientale. Il n’est pas impossible que cette extension ait outrepassé la capacité des établissements à évaluer et à surveiller efficacement leur exposition… », p. 57.
[17] BRI, p. 56.
[18] En ce qui concerne les propositions d’alternatives, voir Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, op cit., chapitre 1 à 4. Voir également : Eric Toussaint, Quelles alternatives pour le développement humain ?, www.cadtm.org/spip.php?article3623, ainsi que Damien Millet et Eric Toussaint, 60 questions/60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, CADTM-Syllepse, 2008, chapitres 10 à 12.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.