Des années 1970 jusqu’à la crise mondiale ouverte en 2008-2009 [1], l’idéologie néo-libérale a conquis un espace croissant au point qu’elle a dominé largement la pensée économique et politique des trois dernières décennies. Bien qu’elle soit actuellement malmenée, elle est encore profondément enracinée dans la tête des faiseurs d’opinion et de l’écrasante majorité des décideurs politiques. Bien sûr, il leur est devenu difficile d’affirmer qu’il faut faire entièrement confiance à la capacité d’autorégulation des propriétaires des grandes entreprises privées et des marchés financiers, mais pour autant leur raisonnement n’a pas fondamentalement changé.
L’idéologie néolibérale, qui n’est que la vision capitaliste du monde produite au goût du dernier quart du XXe siècle et de la première décennie du XXIe, a encore largement cours dans les universités, les principales revues économiques et les grands médias. Le nouveau kit idéologique pour la prochaine étape capitaliste n’a pas encore été produit à une échelle de masse. La manière de penser définie avant l’éclatement de la crise est toujours de mise.
Les gouvernements de droite comme la (quasi-) totalité de ceux de la gauche social-libérale utilisent encore l’idéologie néolibérale ou s’y conforment avec ou sans sentiment de honte [2]. Bien qu’elle soit usée jusqu’à la corde, elle domine toujours la scène dans les pays industrialisés du Nord, mais aussi en Europe orientale (Fédération de Russie comprise) et dans les pays du Tiers Monde. Maints régimes du Sud qui avaient adopté un discours socialisant, voire “marxiste-léniniste” version Moscou ou Pékin dans les années 1960 et 1970 y ont adhéré avec la ferveur des nouveaux convertis.
Mais attention, du côté des producteurs d’idéologie et de ceux qui rédigent les discours des chefs d’Etat des pays les plus industrialisés, on assiste à une mutation du raisonnement. La crise qui a éclaté au cœur du système a provoqué, chez certains serviteurs zélés du système, une sorte de chrysalide. La larve néolibérale veut se muer en libellule capitaliste. Elle veut se débarrasser de son costume gris réduit en lambeaux par la crise déclenchée en 2007 pour revêtir l’apparence multicolore d’une refondation capitaliste basée sur un dosage subtil entre la liberté d’agir pour les capitalistes d’une part, et le sens des responsabilités et de l’intérêt général garanti par une sage régulation à charge de l’Etat d’autre part. Comme la crise est multidimensionnelle avec une forte dimension écologique, et pas seulement économique et financière, de Barack Obama à Nicolas Sarkozy en passant par Gordon Brown, on nous parle aussi de « capitalisme vert ».
Avant d’analyser les fondements idéologiques des politiques capitalistes en cours depuis les années 1970-1980, il est utile de rappeler que d’autres politiques très nettement éloignées du laisser-faire ont été mises en pratique dans les pays capitalistes pendant des décennies au siècle passé.
Certes, la plupart d’entre elles étaient conformes au maintien du capitalisme mais elles tranchaient avec celles qui avaient précédé le krach de Wall Street en 1929 ainsi qu’avec celles qui ont commencé à être mises en pratique au Chili à partir de 1973, en Grande-Bretagne à partir de 1979, aux Etats-Unis à partir de 1980 et qui ont fini par s’imposer dans presque tous les pays.
[1] La crise économique et financière a éclaté en 2007 aux Etats-Unis dans le secteur du crédit hypothécaire et dans l’immobilier touché par l’explosion d’une bulle spéculative. Dès le début, elle a affecté de très importantes institutions financières tant aux Etats-Unis qu’en Allemagne, en Suisse et dans d’autres pays d’Europe. Simultanément en 2007 se développait une grave crise alimentaire qui a principalement touché les populations des pays en développement (entre fin 2006 et 2009, le nombre de personnes souffrant de la faim est passé de 850 millions à 1 milliard). Dès 2008, cette crise capitaliste pluridimensionnelle a pris une dimension mondiale.
[2] Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale des Etats-Unis de 1987 à 2006, explique dans ses mémoires à quel point il estime les travaillistes Tony Blair et Gordon Brown pour leur adhésion à l’offensive néolibérale : « Chefs, depuis 1997, d’un parti travailliste rajeuni et bien plus au centre, Tony Blair et Gordon Brown acceptèrent, en effet, les profonds changements structurels apportés par Margaret Thatcher sur le marché des biens et du travail. En fait, Brown, chancelier de l’Echiquier pendant un nombre record d’années, parut se réjouir du formidable bond de la flexibilité économique qui suivit les élections de 1997 – il soutint auprès de nos collègues du G7 ma défense de la flexibilité en tant que facteur de stabilité. Ce qui subsistait du socialisme au Royaume-Uni du XXIe siècle était à peine visible. (…) Les succès remportés par le pays grâce au triomphe des marchés imposés par Margaret Thatcher et au ‘new’ Labour donnent à penser que les réformes destinées à stimuler le PIB se poursuivront avec la génération suivante.
La transition de la Grande-Bretagne de l’économie sclérosée de l’immédiat après-guerre au statut d’une des économies les plus ouvertes du monde se reflète dans l’itinéraire intellectuel de Gordon Brown, qui me le décrivit dans un e-mail en 2007 : ‘Je suis surtout venu à l’économie guidé par le souci de justice sociale que mon père m’avait enseignée’. (…) Dans les années 1980, j’ai constaté que, pour créer des emplois, nous avions besoin d’une économie plus flexible. [La notion que] pour créer des emplois, il fallait licencier les gens occupant des fonctions obsolètes me frappa, d’où mon idée qu’une mondialisation réussie veut que nous combinons la stabilité avec le libre échange, l’ouverture des marchés, la flexibilité et l’investissement dans les compétences des gens pour les emplois de l’avenir – principalement par l’éducation. J’espère qu’en Grande-Bretagne, nous serons bien préparés au défi économique mondial et renforcerons notre politique de stabilité tout en nous engageant en faveur du libre-échange et non du protectionnisme. » A. Greenspan, 2007, p. 366.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.