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Un coup d’œil dans le rétroviseur pour comprendre le présent (3/6)
L’éclipse libérale des années 1930 aux années 1970
par Eric Toussaint
9 juin 2009

(3e partie) [1]

Après avoir dominé une partie de la scène historique au XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe siècle, la pensée libérale a connu une large période d’éclipse du milieu des années 1930 jusqu’aux années 1970. [2]
Pourtant dans les années 1920, la toute-puissance des marchés financiers avait paru irréversible. Le krach de 1929 et la longue crise qui a suivi ont obligé les gouvernements à surveiller étroitement les activités bancaires et financières.
Durant cette éclipse du laisser-faire, différentes variantes de politiques ont prévalu (à partir des années 1930 en Amérique du Nord et du Sud, après la fin de la seconde guerre mondiale en Europe), mettant en pratique une forte intervention des pouvoirs publics dans l’activité économique : les Etats-Unis sous Roosevelt avec le New Deal (années 1930) et, trente ans plus tard, sous les administrations de J.F. Kennedy et de L.B. Johnson ; en France, pendant le Front populaire ; en Grande-Bretagne, juste après la seconde guerre mondiale sous W. Beveridge conseillé par J.M. Keynes puis sous différents gouvernements travaillistes ultérieurs. Il en fut de même, après la seconde guerre mondiale, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, dans les pays scandinaves : keynésianisme versions social-démocrate ou social-chrétienne.

Après la seconde guerre mondiale, en Europe centrale et orientale également, de larges mesures de nationalisation des entreprises privées avaient précédé l’instauration de “démocraties populaires” et l’intégration de ces pays au glacis soviétique.
Dans un certain nombre de pays importants du Tiers Monde prévalaient les politiques développementistes, nationalistes, voire socialistes (Chine à partir de la révolution de 1949 et Cuba à partir de 1959).

Des régimes anticommunistes du Tiers Monde, comme ceux de la Corée du Sud [3] et de Taïwan, avaient réalisé de profondes réformes agraires et avaient développé un fort secteur industriel dirigé par l’Etat. C’est largement le “secret” du miracle économique de ces deux dragons asiatiques. Les politiques qui permettent de comprendre les succès passés de la Corée du Sud et de Taïwan sont en opposition totale avec les recettes néolibérales. C’est loin d’être sans importance.

L’éclipse libérale renvoie à la crise économique prolongée ouverte par le krach de Wall Street en 1929, par la victoire du nazisme et du fascisme, puis par leur défaite sous l’action conjointe des masses (résistance armée, grèves) et des pays alliés (Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France) ouvrant de nouveau la voie :
- à des politiques de concessions à la classe ouvrière ;
- à la montée des luttes d’émancipation des peuples dominés du Tiers Monde et à la crise des empires coloniaux ;
- aux succès relatifs des politiques d’industrialisation par substitution d’importation en Amérique latine ;
- au décollage économique de l’Inde (à partir de 1947, date de son indépendance par rapport à l’Empire britannique), de l’Algérie après 1962 (date de son indépendance par rapport à la France) jusqu’aux années 1970, de l’Egypte de Nasser des années 1950 et 1960 ;
- aux succès économiques des pays dits socialistes (Europe centrale et orientale après la seconde guerre mondiale et URSS depuis les années 1930).

Cette période a été caractérisée :

1) par une grande vague de mise sous contrôle public d’entreprises privées (“nationalisations”) commençant en Europe occidentale et orientale après la victoire sur le nazisme et se poursuivant dans le Tiers Monde jusqu’au milieu des années 1970 ;
2) par la mise en place ou l’extension de systèmes de sécurité sociale dans le cadre du Welfare State ou “Etat-Providence” (du New Deal de Roosevelt jusqu’aux politiques menées par plusieurs pays du Tiers Monde, comme le Mexique dès la moitié des années 1930 sous Lazaro Cardenas) ;
3) le modèle fordiste impliquant un développement de la consommation de masse de biens durables dans les pays industrialisés ;
4) un compromis dans ces pays entre les directions dominant le mouvement ouvrier (partis et syndicats) et “leur” classe capitaliste s’exprimant dans des accords de “paix sociale” ;
le tout se déroulant dans le cadre d’une croissance soutenue, tant dans les pays capitalistes développés que dans le Tiers Monde et les pays dits socialistes.

Le vaste mouvement politico-économique décrit plus haut a vu également un renouveau du marxisme non dogmatique à l’échelle de la planète dans les pays capitalistes développés (les œuvres d’Ernest Mandel, de Paul Sweezy, de Paul Baran, d’André Gunder Frank, pour ne citer que quelques-uns) ou à Cuba après la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959 (à commencer par les travaux d’Ernesto Che Guevara dans les années 1960) ainsi qu’en Europe orientale (Kuron et Modzelewsky en Pologne dans les années 1960, Karel Kosik, Rudolf Bahro...). Ce marxisme non dogmatique s’opposait à la dégénérescence staliniennne.
Il faut relever également le développement en Amérique latine de l’école de la dépendance s’inspirant du marxisme (Theotonio Dos Santos, Ruy Mauro Marini, Fernando Henrique Cardoso). Enfin, les travaux de Samir Amin sur la déconnexion doivent également être signalés.

Bibliographie :

Amin, Samir. 1970. L’Accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement. Anthropos, Paris, 1971, 617 p.
Baran, Paul A. et Sweezy, Paul M. 1966. Le capitalisme monopoliste, François Maspero, Paris, 1970, 342 p.
Cardoso, Fernando Henrique et Faletto, Enzo. 1969. Dependencia y Desarrollo en América Latina, Siglo XXI, Mexico, 1970, 166 p.
Dos Santos, Theotonio. 1978. Imperialismo y dependencia, Era, Mexico, 1982, 491 p.
Greenspan Alan. 2007. Le Temps des turbulences, Editions Jean-Claude Lattès, Paris, 677 p.
Gunder Frank, André. 1971. Lumpen-bourgeoisie et lumpen-développe­ment, Maspero, Paris, 142 p.
Keynes, John. M. 1936. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Editions Payot, 1969, 387 p.
Mandel, Ernest. 1962. Traité d’économie marxiste, 4 tomes, éd. 10/18, Paris, 1968.
Mandel, Ernest. 1967. La Formación del pensamiento económico de Marx, Siglo XXI, Mexico, 1972, 260 p.
Mandel, Ernest. 1968. « L’Accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers-Monde », in En partant du « Capital », Anthropos, Paris, 333 p.
Mandel, Ernest. 1972. Le Troisième âge du Capitalisme, 3 tomes, La Passion, Paris, 1997, 500 p.
Mandel, Ernest. 1976. « El Capital », cien años de controversias en torno a la obra de Karl Marx, Siglo XXI, Mexico, 1985, 242 p.
Mandel, Ernest. 1978. Long waves of capitalist development, The Marxist interpreta­tion, Based on the Marshall Lectures given at the University of Cambridge, Cambridge University Press et Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 141 p.
Mandel, Ernest. 1982. La Crise, 1974-1982, Champs, Flammarion, 302 p.
Mandel, Ernest. 1986. « La Place du marxisme dans l’histoire », Cahiers d’étude et de recherche, Institut International de Recherche et de Formation, juillet 1986
Marini, Ruy Mauro. 1973. Dialectica de la Dependencia, Era, Mexico, 101 p.
Prebisch, Raúl. 1981. Capitalismo periférico, Crisis y transformación, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1984, 344 p.
Toussaint, Eric. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie, CADTM-Bruxelles/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
Toussaint, Eric. 2006. Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent. L’agenda caché du Consensus de Washington, CADTM-Liège/Syllepse-Paris/Cetim-Genève, 310 p.
Zinn, Howard. 1966. New Deal Thought, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 2003, 431 p.


(Suite dans la partie 4 : « Le retour en force de l’idéologie libérale dans les années 1970 » par Eric Toussaint).

Notes :

[1La 1re partie de cette série «  Un coup d’œil dans le rétroviseur pour comprendre le présent » est parue le 3 juin 2009 sur le sitecadtm.org sous le titre « Adam Smith est plus proche de Karl Marx que de ceux qui l’encensent aujourd’hui  » ; la 2e partie est parue le 5 juin sous le titre :« L’idéologie néolibérale a la peau dure ».

[2Alan Greenspan écrit dans son autobiographie : « Quand je lus pour la première fois Adam Smith, après la seconde guerre mondiale, l’intérêt pour ses théories était à son niveau le plus bas. (…) ‘Laisser-faire’ était quasiment un gros mot et les avocats les plus en vue du capitalisme de marché étaient des iconoclastes comme Ayn Rand et Milton Friedman. Ce fut à la fin des années 1960, alors que j’entamais ma carrière publique, que le pendule de la pensée économique revint vers Adam Smith. » A. Greenspan, Le Temps des Turbulences, 2007, p. 344.

[3Voir Eric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent. L’agenda caché du Consensus de Washington. CADTM/Syllepse/Cetim, 2006, chapitre 11, « Corée du Sud : le miracle démasqué » (p. 135 à 157).

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.