La révolte des habitants de Ben Smim dure depuis huit ans. En 2001, les habitants de ce petit village du Moyen-Atlas refusent de céder leur seule richesse, leur eau. Ce combat les a rendus célèbres. D’habitude, on ne parle du Moyen-Atlas que pour compter les morts annuelles d’enfants chaque hiver à cause du froid ou encore de femmes au moment de l’accouchement [1]. Cette région est souvent synonyme d’exclusion, d’isolement, de population pauvre et d’absence du minimum vital en infrastructures sanitaires, scolaires et routières. Grâce à cette bataille pour l’eau, la région est sortie de l’anonymat.
Le village et son combat
Ces villages ne connaissaient rien du développement humain que chante le pouvoir [2]. Jusqu’au jour où un projet estampillé développement humain vient leur prendre la seule richesse qu’ils ont. Une richesse qui est au centre de leur vie et de leur survie, l’agriculture vivrière et l’élevage, les deux principales activités développées par les villageois.
Le centre urbain le plus proche du village de Ben Smim c’est Azrou, 6 km les séparent. Le village compte 3000 habitants, tous travaillent dans l’agriculture et l’élevage (5000 têtes entre bovins et caprins). Des activités qui reposent totalement sur la disponibilité de l’eau. Une richesse qui, dans la région comme un peu partout au Maroc, a baissé d’un tiers depuis les années 60 [3]. Cette situation a poussé les villageois à organiser un système d’alternance pour rationaliser l’usage de l’eau.
2001 sera l’année de l’arrivée au village d’un investisseur étranger représentant de l’entreprise « Euro-Africaine des eaux », il prétend avoir toutes les autorisations nécessaires pour profiter d’une partie de la source d’eau du village. Son projet est de créer une usine pour l’embouteillage de l’eau de la source et sa commercialisation au Maroc et possiblement dans le monde.
La réaction de la population ne s’est pas fait attendre. Les habitants se sont battus pour défendre leurs droits et ce malgré la politique de la carotte et du bâton menée par les autorités locales. Preuve de cette combativité : le projet a été retardé. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, la production n’a pas toujours commencé malgré les intimidations, les arrestations, les poursuites judiciaires surtout chez les jeunes du mouvement. Six d’entre eux ont été condamnés par le Tribunal de Première instance à des peines de trois mois de prison avec sursis et à une amende totale salée de 70 000 DH (plus ou moins 7 000 euros) : une fortune pour des populations qui vivent en autosubsistance !
Aujourd’hui, les habitants de ce village ont besoin de notre soutien pour invalider ces jugements injustes, ainsi que pour dénoncer la criminalisation de toute tentative de défense des biens et des richesses publiques, tels que l’eau.
Grâce à Ben Smim
Les habitants de Ben Smim ont pu ouvrir un débat public inédit au Maroc. Un débat qui touche tous les citoyens marocains et même tous les citoyens du monde : à qui appartient l’eau ? Qui a le droit de décider de la façon de gérer l’eau ? Les habitants ? La Commune rurale ? Le ministère de l’Intérieur ? L’Etat ?
Autre question importante : Est-ce qu’une autorité, quelles que soient les prérogatives dont elle dispose et son périmètre d’intervention, a le droit de vendre une partie d’une source d’eau (60% dans le cas de Ben Smim) sans consulter les habitants, sous prétexte que cette partie « appartient » à cette autorité et que les habitants ont les 40% restants ?
Est-il concevable d’arracher la seule source de (sur)vie d’une population pour la transformer en eau en bouteille destinée à des consommateurs qui ont l’illusion que l’eau en bouteille serait bien meilleure que l’eau du robinet ?
Est-il rationnel d’exporter une matière première à partir de régions où cette richesse se fait de plus en plus rare vers des régions plus riches en ressources hydriques ? Le cas du Maroc est déjà édifiant. Le pays est un grand exportateur vers l’Europe d’agrumes et de tomates qui se composent de plus de 80% d’eau ! [4]
Autre question vitale jamais posée au Maroc auparavant : peut-on considérer l’eau comme marchandise devant se soumettre à la loi du marché, celui qui paye peut en avoir tant qu’il veut et en faire ce qu’il veut alors que celui qui ne peut pas payer n’y aura pas accès ?
Malgré le quasi embargo médiatique, malgré quelques articles maladroits voire malintentionnés et contenant des informations biaisées, les habitants de Ben Smim ont réussi à mettre les questions ci-dessus sur la place publique. Ces questions doivent normalement interpeller tout militant pour les droits humains, tout militant pour la justice sociale, tout avocat, tout universitaire, tout journaliste…honnêtes. Des questions dont les réponses décideront de notre sort ainsi que celui des générations futures.
Ben Smin a souffert de solitude ! Outre les quelques formes de solidarité entreprises par des associations nationales et internationales (ACME, ATTAC, …), les habitants étaient seuls face à leur destin. Un peu à l’image de ce que souffrent toutes ces « poches de résistance » spontanées qui apparaissent de temps à autre au Maroc. Des résistances au courant libéral dévastateur auquel nos dirigeants adhèrent totalement, ils font même de l’excès de zèle, se montrant plus libéraux que leurs maîtres. La vente des richesses et des services publics s’accentue.
Les sources d’eau n’échappent pas à cette vente à la criée. Le marché de l’eau en bouteilles explose. Des holdings marocains et étrangers se partagent ce juteux gâteau : les sources de Sidi Ali, Oulmés, Ain Atlas (groupe Holmarcom, famille Bensaleh), Sidi Hrazem, Ain Saiss (groupe ONA à travers la marque Danone, famille royale), Ain Soltan (groupe Ynna Holding, famille Chaâbi) et dernièrement l’eau de la ville de Chaouan vendu à Water Mineral Chefchaouen.
Cette large offensive sur l’eau et l’expropriation des richesses naturelles en général représentent un danger pour notre sécurité et souveraineté. Le monopole que commence à exercer les entreprises privées sur l’ensemble des phases de traitement, distribution, contrôle et distribution de l’eau, pourrait être dangereux sur le long terme, car ces entités disposeront de l’expertise et des informations exclusives permettant de gérer cette ressource vitale. De cette manière, elles pourront imposer leur logique, la seule, celle du marché qui obéit aux diktats du profit.
M.Jawad & M.Salah (Membres d’ATTAC/CADTM Maroc)
El Jadida, octobre 2009
[1] Le taux de mortalité maternelle au Maroc est très élevé, il est de 240 par 100 000 accouchements. Les OMD sont à 50 par 100 000.
[2] Le roi Mohammed VI a lancé en 2005, l’INDH (Initiative nationale pour le développement humain). Objectif : réduire la fracture sociale au Maroc. Pour un bilan critique lire sur le site d’ATTAC Maroc : « Maroc : Développement humain, beaucoup de bruit pour rien », par Mimoun Rahmani.
[3] A l’instar des autres pays de la région MENA, le Maroc connait un recul important dans ses ressources hydrauliques. Ceci est dû aux changements climatiques causés par les émissions de gaz à effet de serre des industries des pays du Nord dans leur course vers une croissance économique illimitée. Cette situation provoque des déséquilibres écologiques dont sont victimes essentiellement les populations du sud. Cette injustice s’ajoute à l’injustice militaire, économique et sociale. Pour plus de détails, voir : « Dette écologique, qui doit à qui ? » Publications du Comité pour l’Annulation de la dette du Tiers-monde France-2003.
[4] Sources : « L’eau dans les aliments » sur le site : http://www.azaquar.com
Attac/Cadtm Maroc
Jawad Moustakbal est le coordinateur national au Maroc pour l’International Honors Programme : « Climate Change : The Politics of Food, Water, and Energy » à la School of International Training (SIT) dans le Vermont, aux États-Unis. Il a travaillé en tant que chef de projet pour plusieurs entreprises, dont l’OCP, l’entreprise publique marocaine de phosphates. Jawad est également un militant de la justice sociale et climatique, il est membre du secrétariat national d’ATTAC/CADTM Maroc, et membre du secrétariat partagé du Comité international pour l’abolition des dettes illégitimes. Il est titulaire d’un diplôme d’ingénieur civil de l’EHTP de Casablanca.