Des millions de personnes méritent le prix Madansheet Singh, tous ceux
qui n’ont pas perdu l’espoir de transformer un univers soumis à la
logique mercantile, en unissant leurs efforts au départ de leurs
différences, de culture, de religion, de conviction philosophique.
Répondant au cris des opprimés et au cris de la terre, ils s’efforcent
de construire des sociétés où la justice devient une valeur centrale et
où la spiritualité reconquiert ses droits. Voilà pourquoi, il vaut la
peine dans l’esprit de ce prix, de réflechir sur la tolérance et la
non-violence dans un monde à transformer.
Vivre la tolérance suppose un préalable : reconnaître qu’il existe des
situations que l’on ne peut tolérer. La spéculation financière qui en
grande partie provoqua la crise alimentaire en 2007 et en 2008, faisant
basculer plus de 100 millions de personnes sous la ligne de pauvreté,
c’est à dire la misère et la faim, est intolérable. Consacrer des
centaines de millions d’hectares en Asie, Afrique et Amérique latine,
pour la production massive d’agrocarburants, en détruisant la
biodiversité, polluant les sols et contaminant les eaux et en expulsant
des dizaines de millions de paysans de leurs terres, est intolérable.
Emettre toujours plus de gaz à effet de serre, tout en dévastant les
lieux de leur absorbtion que sont les forêts et les océans, est tout
aussi intolérable. Organiser des lobbys auprès des instances
internationales, européennes ou mondiales, telle la Conférence des
Nations unies sur le climat, afin que les droits du marché prévalent
sur ceux de la vie, est intolérable. Etablir sur la planète des réseaux
de bases militaires pour le contrôle des ressources naturelles,
notamment énergétiques et ne pas hésiter à déclencher des guerres pour
garantir ce dernier, est intolérable.
Promouvoir et reproduire une économie qui crée d’immenses richesses, en
ignorant les externalités, c’est à dire les dommages écologiques et
sociaux qui n’entrent pas dans le calcul économique, est intolerable.
Accepter que la répartition des biens soit une source d’inégalités
jamais atteintes dans l’histoire, ne l’est pas moins. Certes, des
millions de gens sont sortis de la pauvreté, mais en même temps des
centaines de millions d’autres y ont été maintenus ou précipités, ce qui
est aussi intolérable.
Pour sa part, la non-violence comme dimension constitutive des rapports
humains, exige que l’on aborde les causes de la violence, c’est à dire
toutes les structures économiqes, sociales et politiques qui oppriment
les personnes et les groupes, au point de leur dénier le droit à
l’existence. Le cheminement de l’humanité est parsemé de combats dont le
caractère violent ou non-violent est tributaire du refus des classes
dominantes de cèder du pouvoir ou des privilèges. Aujourd’hui, la
convergence des résistances sociales est devenue le moyen de créer un
nouveau sujet historique du projet émancipateur. Mouvements des paysans
sans terre, syndicats ouvriers, mouvements des peuples indigènes,
mouvements des femmes, organisations religieuses, intellectuels engagés,
regroupements politiques, peuvent faire basculer des rapports de force,
permettant ainsi d’autres constructions sociales.
A cet effet, au cours de la dernière décennie, les Forums sociaux
mondiaux et régionaux ont contribué à créer une dynamique nouvelle, dans
le respect mutuel de tous ceux qui, selon la charte fondatrice, luttent
contre le capitalisme, contre toutes les structures d’injustice et
veulent construire des alternatives. Les Forums doivent évidemment
inspirer des projets politiques, ce que l’on observe déjà dans plusieurs
pays et régions du monde, notamment en Amérique latine, après la
révolution cubaine, dans des pays tels que le Brésil, le Vénézuéla, la
Bolivie et l’ Equateur.
Par ailleurs, pour revenir au problème de la violence, il ne fait aucun
doute que l’utilisation de méthodes terroristes doive être condamnée,
comme éthiquement inacceptable, d’où qu’elles viennent, même si le
désespoir de situations sans issues conduit malheureusement à ce type de
résistances. Un tel rejet inclut aussi le terrorisme d’Etat sous toutes
ses formes.
Ces constatations et réflexions nous amènent à poser la question des
alternatives et des nouveaux paradigmes nécessaires à assurer la
continuité de la vie humaine sur la planète et cela selon quatre axes
essentiels à sa réalisation. Il s’agit d’abord d’un autre rapport entre
l’humanité et la nature : passer de son exploitation à son respect comme
source de la vie. Cela implique à la fois son utilisation durable et
responsable, le caractère public des ressources naturelles et le statut
de patrimoine collectif des éléments essentiels à la vie, telles que
l’eau ou les semences.
Un deuxième paradigme concerne la production des biens et des services,
en rendant à la valeur d’usage la priorité sur la valeur d’échange, ce
qui transforme fondamentalement la définition de l’économie. A ce
moment, elle ne consiste plus à produire une valeur ajoutée appropriée
par une minorité détentrice du pouvoir de décision, mais elle devient
l’activité destinée à produire les bases de la vie physique, culturelle
et spirituelle de tous les êtres humains à travers le monde.
Le troisième paradigme s’adresse à l’organisation sociale et politique,
sous forme d’une généralisation de la démocratie à tous les rapports
humains et à toutes les institutions, non seulement politiques, mais
aussi économiques, sociales, culturelles, religieuses et en particulier
aux rapports hommes-femmes. Le retour du sujet comme acteur individuel
et collectif en est l’enjeu principal, impliquant entre autres une
redéfinition de l’Etat et des organisations internationales.
Enfin, la lecture du réel et sa construction sur des bases éthiques, ce
qui et le propre du genre humain, en d’autres mots, la culture, est
nécessairement pluriculturelle. Plus question d’identifier
développement humain et occidentalisation. Chaque tradition culturelle,
chaque savoir, chaque philosophie, chaque religion doit pouvoir apporter
sa pierre à l’ensemble, tant pour sa construction que pour sa diffusion
dans tous les languages
Utopie que tout cela ? Oui, mais utopie nécessaire pour la survie de
l’humanité et de la planète, non dans le sens d’une illusion, sinon de
ce qui n’existe pas aujourd’hui, mais pourrait se réaliser demain. Et
cette utopie est déjà à l’œuvre dans des milliers d’initiatives :
résistances multiples contre les pratiques de mort, actions de
protection de la terre, organisation d’une économie sociale et
rétablissement des services publics, formes de démocratie participative,
émergence de nouveaux concepts et de visions du monde moins
élémentarisées. Tout cela contribue déjà à redéfinir le Bien commun de
l’humanité. Le grand défi est de donner une cohérence théorique et
pratique à cet ensemble, ce qui suppose aussi une profonde
transformation culturelle.
A cet effet, pourquoi ne pas proposer une Déclaration universelle du
Bien commun de l’Humanité, basée sur les quatre paradigmes exprimés et
qui viendrait complèter la Déclaration universelle des Droits de
l’Homme. Utopie peut-être ! Certes, les Droits de l’Homme ont pris 200
ans pour s’universaliser. Leur présentation est peut-être incomplète,
trop occidentale, utilisée politiquement par certaines puissances pour
consolider leur hégémonie dans le monde, mais cette charte a le mérite
d’exister et elle a sauvé la vie et la liberté de très nombreuses
personnes dans le monde.
Encourager l’émergence d’une nouvelle Déclaration universelle ne
serait-elle pas pour l’UNESCO une tâche qu’elle pourrait revendiquer ?
Transformer les paradigmes du développement humain est aussi une œuvre
de culture et d’éducation. Une telle initiative contribuerait à fixer
dans le firmament la lumière d’une étoile, capable d’orienter les luttes
pour la justice et le long cheminement de l’humanité, en lui offrant
ainsi une raison d’espérer.
François Houtart est le fondateur du CETRI, <http://www.cetri.be/>
professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (UCL).