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Plaidoyer pour l’annulation de la dette des PED
par Eric Toussaint , Damien Millet
1er février 2010

Quels sont les arguments moraux en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

La dette a conduit les PED, souvent pourvus en richesses humaines et naturelles considérables, à un appauvrissement général à cause d’un pillage organisé dont le système de l’endettement constitue un des ressorts principaux.

Le remboursement de la dette est un obstacle essentiel à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, comme l’accès à l’eau potable, à une alimentation décente, à des soins de santé essentiels, à l’éducation primaire, à un logement correct, à des infrastructures satisfaisantes. Sans aucun doute, la satisfaction des besoins humains fondamentaux doit primer sur toute autre considération, géopolitique ou financière. Sur un plan moral, les droits des créanciers, rentiers ou spéculateurs ne font pas le poids par rapport aux droits fondamentaux de 5 milliards de citoyens.

Il est immoral de demander aux PED de consacrer leurs maigres ressources au remboursement de créanciers aisés (qu’ils soient du Nord ou du Sud) plutôt qu’à la satisfaction de ces besoins fondamentaux.

«  La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas. »

Joseph Stiglitz, La grande désillusion

La dette est un des principaux mécanismes par lesquels une nouvelle forme de colonisation s’opère au détriment des PED. Elle vient s’ajouter à des atteintes historiques portées également par les pays riches : esclavage, pillage des matières premières et des biens culturels, extermination de populations indigènes, joug colonial, etc. Il est plus que temps de remplacer la logique de domination par une logique de redistribution de richesses dans un souci de justice.

Le G8, le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris imposent leur propre vérité, leur propre justice, dont ils sont à la fois juge et partie. Il faut mettre fin à cette justice des vainqueurs et des oppresseurs.

L’immoralité de la dette découle également du fait qu’elle a très souvent été contractée par des régimes non démocratiques qui n’ont pas utilisé les sommes reçues dans l’intérêt de leurs populations et ont souvent organisé des détournements massifs d’argent, avec l’accord tacite ou actif des États du Nord, de la Banque mondiale et du FMI. Les créanciers des pays les plus industrialisés, qui ont profité de la hausse des taux d’intérêt de 1979 et de la baisse des prix des matières premières sur le marché mondial, ont prêté en connaissance de cause à des régimes souvent corrompus. Ils ne sont pas en droit d’exiger des peuples qu’ils remboursent. Qu’ils s’en prennent aux dictateurs, déchus ou encore en place, et à leur entourage complice.

Risquons-nous à une comparaison. Les militants qui se sont battus tout au long de l’Histoire contre l’esclavage étaient mus par un idéal de justice et étaient farouchement opposés à cette pratique insupportable. Un temps est venu où le rapport de forces a basculé et l’abolition de l’esclavage est devenue irrémédiable, alors que les défenseurs de l’esclavage prédisaient les pires catastrophes économiques une fois son abolition réalisée. En ce qui concerne cette dette extérieure publique des PED et la tournure des évènements depuis 1980, la problématique est comparable (sans être identique). La dette est devenue un puissant mécanisme de domination. La lutte des citoyens révoltés par cette domination outrancière et ses ravages humains doit s’intensifier pour briser ce diktat.

Réclamer l’annulation de la dette extérieure publique de tous les PED, c’est prendre toute sa place dans le mouvement abolitionniste d’aujourd’hui. Une telle annulation doit forcément être totale, car on n’amende pas un esclavage, on ne le réduit pas, on l’abolit.

« Les pays du Sud doivent cesser de rembourser leur dette. Cette dette est illégitime, car elle a été dans la plupart des cas accordée à des gouvernements totalitaires et corrompus qui ont détourné l’argent à leur profit. Elle est aussi le résultat du pillage de nos richesses par le Nord durant des siècles d’exploitation. Les populations du Sud n’ont plus à supporter un tel fardeau qui reste un instrument de domination et de contrôle des pays riches sur les pays plus pauvres.  »

Lidy Nacpil, coordinatrice internationale de Jubilé Sud,
in Le Monde, « Jubilé Sud : les tribunaux de la dette », 26 janvier 2002

Quels sont les arguments politiques en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

Le mécanisme de l’endettement a soumis les PED aux exigences de Washington (où siègent le FMI, la Banque mondiale et le Trésor américain). L’essentiel de la politique économique est décidé à l’extérieur du pays concerné. Or il n’est pas admissible que le FMI et la Banque mondiale puissent s’ingérer dans chaque décision économique des PED. La dette permet aux créanciers d’exercer des pouvoirs exorbitants sur les pays endettés.

Les PED qui se sont soumis au diktat des créanciers représentés par le FMI et la Banque mondiale ont été au fil du temps contraints d’abandonner toute souveraineté. Les gouvernements ne sont plus en mesure de mettre en place la politique pour laquelle ils ont été élus. Ainsi, au Guyana, le gouvernement avait décidé, début 2000, une augmentation des salaires des fonctionnaires de 3,5%, après une perte de pouvoir d’achat de 30% au cours des cinq années antérieures. Le FMI a immédiatement menacé de le rayer de la liste des PPTE. Après quelques mois, le gouvernement a fait marche arrière.

A l’été 2002, le Brésil a été secoué par des turbulences financières particulièrement importantes, en conséquence de l’effet combiné de la contagion de la crise argentine et du ralentissement économique aux États-Unis et dans l’Union européenne. Le gouvernement du président Cardoso a négocié un accord avec le FMI qui lui a accordé un méga-prêt d’un montant jamais atteint : 30,4 milliards de dollars d’ici fin 2003. Il y avait bien sûr une contrepartie : le FMI a exigé la poursuite d’une stricte austérité budgétaire jusqu’en 2005. Ce prêt, destiné à calmer les marchés, était aussi un moyen de mettre au pas Lula, qui allait être élu président en octobre 2002. Le FMI a exigé sur ce plan un accord de principe des candidats les plus importants à la présidentielle avant d’accorder le prêt. Magnanime, il est revenu sur son exigence d’un engagement par écrit. Son directeur de l’époque, l’Allemand Horst Köhler, a été clair : « En réduisant les vulnérabilités et les incertitudes, le nouveau programme […] est un pont fourni au prochain gouvernement à compter de 2003. » Conclusion : le FMI s’immisce directement dans la vie politique interne d’un pays à quelques mois d’un scrutin national afin d’influencer le choix des citoyens. D’un point de vue démocratique, ce n’est pas acceptable.

« Nous avons un drapeau, nous avons un hymne national, le reste ce sont les Occidentaux, toutes tendances confondues, qui le décident à notre place. Tout cela, enrobé avec de jolis mots, sous couvert de l’aide d’organismes comme la Banque mondiale et le FMI, qui ne sont rien d’autre que des instruments de torture créés par l’Occident pour continuer sa domination. »

Ahmed Ben Bella, président de la République algérienne de 1963 à 1965 [1]

Les citoyens au Sud connaissent le FMI et la Banque mondiale : ils vivent au quotidien les effets destructeurs des plans d’ajustement structurel. Très souvent, les décisions sont prises à Washington ou dans d’autres capitales du Nord et de nombreux dirigeants du Sud sont juste chargés de les appliquer sur place. Néanmoins, les peuples du Sud ont raison de manifester devant la présidence ou le ministère des Finances de leur pays, car sous la pression populaire ceux-ci peuvent prendre leur responsabilité et retrouver un peu de dignité en leur donnant raison. Les mobilisations en Bolivie en avril 2000 et en décembre 2004-janvier 2005 contre la privatisation de l’eau ont abouti à une victoire, de même que celles dirigées contre la privatisation du gaz naturel en septembre-octobre 2003. En 2006, le nouveau gouvernement d’Evo Morales élu démocratiquement a nationalisé les hydrocarbures. Les mobilisations populaires au Niger en 2005 ont amené le gouvernement à abroger une loi budgétaire dictée par le FMI et la Banque mondiale. C’est le cas aussi des grandes manifestations à Conakry (Guinée) en décembre 2005-janvier 2006. Les mobilisations de mars-avril 2008 face à la crise alimentaire qui se sont déroulées aux quatre coins de la planète ont aussi amené les gouvernements à prendre leur distance avec les dogmes néolibéraux et ont produit une prise de conscience internationale. C’est la preuve que la lutte peut produire des résultats positifs.

Il ne peut y avoir de véritable souveraineté pour les PED tant que subsistent les contraintes imposées par le trio FMI / Banque mondiale / OMC, et plus généralement par tous les créanciers du Nord. Le mécanisme de la dette a contraint la plupart des PED à sacrifier leur souveraineté politique, économique et financière.

« Telle qu’on l’a préconisée, la mondialisation paraît souvent remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale. Les pays s’entendent dire que, s’ils n’acceptent pas certaines conditions, les marchés de capitaux ou le FMI refuseront de leur prêter de l’argent. On les contraint – c’est le fond du problème – à abandonner leur souveraineté, à se laisser ‘‘discipliner’’ par les caprices des marchés financiers, dont ceux de spéculateurs qui ne pensent qu’au gain à court terme, pas à la croissance à long terme et à l’amélioration des niveaux de vie : ce sont ces marchés et ces spéculateurs qui dictent aux pays ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire. »

Joseph Stiglitz, La grande désillusion

Après cinq siècles de pillage, d’esclavage et de colonisation, après 25 années de politiques d’ajustement structurel, les populations du Sud sont en droit d’exiger des réparations pour toutes les souffrances subies et causées par un mécanisme invisible mis en place par les créanciers du Nord et les classes dominantes du Sud qui les appuient. L’annulation totale de cette dette est la première des réparations.

Trop d’habitants des pays riches ignorent ces mécanismes pervers qui forcent les habitants des PED à quitter leurs proches et leurs terres pour tenter de survivre au Nord. L’aide envoyée par les pays riches est bien maigre et très intéressée, très loin de compenser le transfert de richesses naturelles et financières depuis le Sud. L’insupportable montée des égoïsmes, que l’on peut observer notamment en Europe, aux États-Unis jusqu’en Afrique du Sud [2] et qui provoque des relents de racisme et de xénophobie, est la conséquence de l’ignorance des uns et de la mauvaise foi des autres. Il est urgent de lever le voile et d’expliquer l’intérêt commun des populations du Nord et du Sud à s’unir pour réclamer d’une part l’annulation totale de la dette extérieure publique des PED et d’autre part le renoncement aux politiques d’ajustement structurel.

« Je dois répéter une nouvelle fois ce que je ne cesse de dire depuis 1985 : la dette a largement été payée compte tenu des termes dans lesquels elle a été contractée, de la croissance vertigineuse et arbitraire des taux d’intérêt du dollar au cours de la décennie antérieure et des chutes des cours des produits de base, source de revenus fondamentale des pays qui doivent encore se développer. La dette continue de s’alimenter elle-même en un cercle vicieux où l’on emprunte pour payer les intérêts. Il est plus évident que jamais que la dette n’est pas un problème économique : c’est un problème politique et c’est à ce titre qu’il faut le régler. On ne saurait continuer d’ignorer que sa solution doit venir essentiellement de ceux qui ont les ressources et le pouvoir pour le faire : les pays riches. »

Fidel Castro, chef d’État cubain, discours à La Havane, 12 avril 2000

Quels sont les arguments économiques en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

D’une part, les chiffres présentés [voir chapitre 6] prouvent que la dette a déjà été remboursée plusieurs fois : à ce jour, les pouvoirs publics des PED ont remboursé l’équivalent de 94 fois leur dette de 1970, alors que dans le même temps elle a été multipliée par 29. La dette a cessé d’être la cause du remboursement équitable d’un prêt octroyé dans des conditions régulières, pour devenir un instrument de domination très adroit, dissimulant racket et pillage.

D’autre part, les transferts nets sur la dette sont fortement négatifs pour le Sud. Entre 1985 et 2007, les pouvoirs publics des différents PED ont « offert » au total comme tribut aux détenteurs de capitaux du Nord environ 750 milliards de dollars résultant du travail des salariés et producteurs locaux. Il est indispensable de mettre fin à cette hémorragie financière qui brise les pays du Sud et de l’Est dans l’étau de la dette.

Au lieu de cela, il faut promouvoir un cycle de développement socialement juste et écologiquement durable. Il faut donc abolir cette dette inique et instaurer des mécanismes favorisant des financements alternatifs pour ce développement et limitant fortement le recours à l’endettement.

L’économie des pays du Sud a tout à gagner d’une annulation de leur dette extérieure et intérieure publique. Les exemples de vraies annulations effectuées dans le passé ont été particulièrement bénéfiques pour l’économie des pays qui en ont bénéficié [voir Q38].

Les économies du Sud ne seraient plus comme aujourd’hui acculées à exporter à tout prix pour rembourser la dette, les rendant dépendantes des demandes extérieures et des fluctuations des cours mondiaux.

Les PED pourraient aussi privilégier les relations Sud-Sud, au lieu de toujours chercher à vendre au Nord pour récupérer des devises, et mettre en place un protectionnisme gradué. Depuis les accords de San José, c’est déjà le cas pour le pétrole, que le Venezuela fournit à prix préférentiels à plus d’une quinzaine de pays latino-américains, donnant naissance à Petrocaribe.

Cela pourrait favoriser la création de cartels de pays producteurs de certaines denrées, afin de peser sur les prix pratiqués et le commerce mondial, un peu à la manière de l’OPEP [voir lexique] pour le pétrole. Dans ces conditions, les PED seraient en mesure de préserver davantage leurs ressources non renouvelables (mines, pétrole, gaz, réserves halieutiques, etc.).

En outre, les infrastructures et les services publics essentiels représentent de puissants facteurs de croissance endogène. Parallèlement, l’investissement privé perd de son efficacité en l’absence d’investissements publics adaptés. La croissance est également indispensable initialement pour attirer les capitaux privés. Or tout investissement public conséquent est rendu impossible par le poids de la dette et la contrainte d’austérité budgétaire qu’il implique. L’annulation de la dette peut donc être un puissant facteur de relance de l’économie mondiale.

Après une augmentation du prix du pétrole décidée par l’OPEP :

« Un haut dirigeant occidental m’a appelé de très loin pour me dire qu’il était concerné par le prix du pétrole. Je lui ai répondu : moi aussi ! Mais pourquoi ne parlons-nous pas aussi de la dette des pays pauvres et des termes de l’échange qui sont inégaux ? »

Hugo Chavez, président du Venezuela, in Libération, 29/09/2000

Quels sont les arguments juridiques en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

Il est possible de s’appuyer sur plusieurs arguments de droit international pour fonder juridiquement une annulation unilatérale de dette extérieure. Nous allons en mentionner trois.

Le cas de force majeure et le changement fondamental de circonstances

La force majeure peut être invoquée lorsqu’un gouvernement ou un organisme public se trouve malgré lui soumis à une contrainte extérieure qui l’empêche de respecter ses obligations internationales, parmi lesquelles le remboursement d’une dette. C’est la codification juridique du fait qu’à l’impossible nul n’est tenu, qui relève à la fois du droit international et du bon sens. Cette contrainte extérieure et involontaire peut très bien être la baisse des prix des matières premières ou une action des créanciers (dont le droit reconnaît une co-responsabilité dans le mécanisme de l’endettement), comme la hausse des taux d’intérêt en 1979. Les PED ont contracté des emprunts à des taux raisonnables dans les années 1970, mais l’action des pays riches visant à augmenter fortement les taux d’intérêt et à manœuvrer pour la baisse des prix des matières premières sur le marché mondial a radicalement changé la donne. Il s’agit d’un cas de force majeure et d’un changement fondamental de circonstances, provoqué par le comportement unilatéral des pays industrialisés.

L’état de nécessité

Il se caractérise par une situation de danger pour l’existence de l’État, pour sa survie politique ou économique, comme une instabilité sociale grave ou l’impossibilité de satisfaire les besoins de la population (santé, éducation, etc.). Il ne s’agit pas d’un empêchement absolu de remplir ses obligations internationales, mais le fait de les remplir impliquerait pour la population des sacrifices qui vont au-delà de ce qui est raisonnable. L’état de nécessité peut justifier une répudiation de la dette, car il exige alors d’établir une priorité entre les différentes obligations de l’État.

La Commission des droits de l’Homme de l’ONU a adopté de multiples résolutions sur la problématique de la dette et de l’ajustement structurel. Dans l’une d’elles adoptée en 1999, la Commission affirme que « l’exercice des droits fondamentaux de la population des pays endettés à l’alimentation, au logement, à l’habillement, au travail, à l’éducation, aux services de santé et à un environnement sain, ne peut être subordonné à l’application de politiques d’ajustement structurel et à des réformes économiques générées par la dette ».

Les PED ne sont plus en mesure de satisfaire les besoins humains fondamentaux de leurs populations. Cette incapacité met en cause la raison d’être de tous ces États, qui doivent invoquer l’état de nécessité pour stopper unilatéralement leurs remboursements.

« On ne peut attendre d’un État qu’il ferme ses écoles et ses universités et ses tribunaux, qu’il abandonne les services publics de telle sorte qu’il livre sa communauté au chaos et à l’anarchie simplement pour ainsi disposer de l’argent pour rembourser ses créanciers étrangers ou nationaux. »

Annuaire de la Commission de droit international de l’ONU, 1980, volume I

La dette odieuse

Le droit international reconnaît la nécessité de prendre en compte la nature du régime qui a contracté les dettes et l’utilisation qui a été faite des fonds versés. Cela implique une responsabilité directe des créanciers comme les organismes privés ou les institutions financières internationales. Si un régime dictatorial est remplacé par un régime légitime, ce dernier peut prouver que les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt de la nation ou l’ont été à des fins odieuses. Dans ce cas, elles sont frappées de nullité et les nouvelles autorités n’ont pas à les rembourser. Les créanciers n’ont qu’à se retourner vers les dirigeants de la dictature à titre personnel. Le FMI, la Banque mondiale ou tout autre créancier est tenu de contrôler que les prêts octroyés sont licitement utilisés, surtout s’il ne peut ignorer qu’il traite avec un régime illégitime.

L’Argentine d’après la dictature, en 1984, était tout à fait fondée à s’engager dans cette voie. Le jugement Olmos de juillet 2000, prononcé devant la Cour criminelle et correctionnelle n°2, a reconnu que la politique suivie pendant sept ans pouvait être qualifiée de saccage juridiquement organisé [3], avec la participation active du FMI et de la Banque mondiale. Mais rien n’y a fait. Les pressions ont été telles que le gouvernement argentin a accepté de supporter la dette jusqu’au dernier peso... jusqu’en 2001 où, après plus de trois ans de récession, il a été dans l’incapacité complète de payer, suite au refus du FMI d’accorder un prêt supplémentaire.

Cette doctrine aurait pu être utilisée aussi par de nombreux autres gouvernements ayant succédé à des régimes illégitimes : en Amérique latine après la chute des dictatures militaires (Uruguay, Brésil, Chili, etc.), aux Philippines après le départ de Marcos en 1986, au Rwanda après le génocide de 1994, en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, au Zaïre après le renversement de Mobutu en 1997, en Indonésie à la chute de Suharto en 1998. On ne peut que déplorer que les gouvernements qui ont remplacé des dictatures aient capitulé devant les créanciers en assumant les dettes précédentes, pourtant odieuses, et se soient retrouvés prisonniers de remboursements qu’ils pouvaient éviter. En procédant de la sorte, ils ont fait porter indûment à leur peuple la charge de dettes odieuses. Leur choix pèse négativement sur la vie quotidienne des générations qui ont suivi.

Cependant, cette notion de dette odieuse a parfois été invoquée, comme pour Cuba en 1898, le Costa Rica en 1922, la Namibie en 1995 et le Mozambique en 1999 [voir Q38].

« Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir.  »

Alexander Nahum Sack, Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey 1927

L’une des trois conditions suivantes permet de qualifier une dette d’odieuse :
1) elle a été contractée par un régime despotique, dictatorial, en vue de consolider son pouvoir ;
2) elle a été contractée non dans l’intérêt du peuple, mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir ;
3) les créanciers étaient en mesure de connaître la destination odieuse des fonds prêtés.
C’est le fameux triptyque [absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers] sur lequel il est important de s’appesantir.

Le caractère démocratique (ou non) d’un régime n’est pas uniquement lié à son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime élu mais qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même s’il lui arrive de construire un hôpital ou une école, revient finalement à consolider son régime.

Au-delà, la destination des fonds doit suffire à caractériser une dette odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Ainsi, les dettes contractées dans le but d’appliquer des programmes d’ajustement structurel [voir Q17 et Q18] tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable des PAS a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU [4].

Voilà pourquoi toutes les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international [5].

Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux États qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : « Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États ». L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’États en matières de biens, d’archives et de dettes d’États (non encore en vigueur) est à cet égard explicite : « 1. Lorsque l’État successeur est un État nouvellement indépendant, aucune dette d’État de l’État prédécesseur ne passe à l’État nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’État de l’État prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’États et les biens, droits et intérêts qui passent à l’État nouvellement indépendant. 2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’État nouvellement indépendant ».

Or la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 1950 et 1960, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Certains de ces prêts contractés par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférés aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement [6]. Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.

Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées elles-mêmes comme odieuses, ce qui peut être assimilé à une opération de blanchiment.

La définition de la dette odieuse ne fait pas encore l’unanimité, elle doit encore être modelée et mise au service de la justice internationale. Mais déjà les créanciers s’agitent pour désamorcer la bombe potentielle qu’elle représente. Par exemple, la Banque mondiale a voulu allumer un contre-feu à ce sujet en publiant en septembre 2007 un rapport intitulé « Odious Debt : some considerations ». Bâclé et partial, il n’avait d’autre but que d’évacuer cette question sensible du débat. Pour preuve, la Banque mondiale consacre la dernière partie de son rapport à proposer des voies alternatives à la répudiation des dettes odieuses par les pays du Sud. Parmi ces voies, rien de convaincant pour briser la spirale actuelle : améliorer la bonne gouvernance, négocier avec les créanciers en intégrant par exemple l’initiative PPTE [voir Q31] pour ainsi bénéficier d’allègements de dette visant à la rendre soutenable… On a vu ce qu’il en était.

La Banque mondiale affirme qu’une répudiation unilatérale des dettes odieuses entraînerait l’isolement du pays qui n’aurait alors plus accès au marché des capitaux. Nous avons montré [voir Q38] que la décision unilatérale prise par le Paraguay en 2005 pour répudier des dettes réclamées par un consortium de banques situées en Suisse n’a pas abouti à l’isolement du pays. Par ailleurs, si un front de pays en développement contre le paiement de la dette se constitue, cela ne pourra avoir que des effets bénéfiques car les PED sont globalement exportateurs de capitaux (puisque le transfert net sur la dette est négatif [voir chapitre 6]). Un arrêt des remboursements, même s’il était couplé à un arrêt des nouveaux prêts, serait globalement positif pour les PED. Si la Banque mondiale pousse les gouvernements à rembourser pour éviter la répudiation des dettes odieuses, c’est pour maintenir sa domination intacte. Si la Banque mondiale pousse tant dans ce sens, alors c’est sûr : la notion de dette odieuse a de l’avenir…

Rappelons que le président états-unien George W. Bush s’est aventuré sur le terrain de la dette odieuse en 2003, juste après l’agression militaire qu’il a déclenchée contre l’Irak. Une fois pris le contrôle du pays, il ne souhaitait pas assumer les dettes contractées par Saddam Hussein et les a qualifiées d’odieuses, ce en quoi on ne peut pas le contredire. Mais les créanciers l’ont arrêté net, par peur que l’argument ne soit repris ailleurs de manière tout aussi fondée. Les États-Unis ont donc manœuvré au sein du Club de Paris pour obtenir une annulation exceptionnelle de la dette de l’Irak. Et l’on n’entendit plus Bush parler de dette odieuse…

En somme, le droit international est riche de doctrines et de jurisprudences qui peuvent permettre, et ont d’ailleurs déjà permis, de fonder des annulations ou des répudiations de dettes. Les mouvements sociaux ainsi que les gouvernements démocratiques et progressistes doivent rappeler avec force que le droit international, et en particulier la Déclaration universelle des droits de l’Homme et le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels, doit primer sur le droit des créanciers et des usuriers. Ces textes fondateurs ne peuvent en aucun cas être compatibles avec le remboursement d’une dette immorale, et bien souvent odieuse [7].

L’illégitimité de la dette  [8]

Une « dette illégitime » n’a pas à proprement parler de définition en droit, mais une définition se détache des différents cas rencontrés dans l’histoire de l’endettement. Il est fondé de poser comme illégitime une dette contraire à la loi ou à la politique publique, injuste, inadaptée ou abusive ; une dette que le pays endetté ne peut être contraint de rembourser puisque le prêt ou les conditions attachées à l’obtention du prêt violent la souveraineté et les droits humains. Dès lors, les dettes des pays du Sud entrent pour beaucoup d’entre elles dans cette définition. Les prêts accordés par le FMI et la Banque mondiale, conditionnés à l’application de politiques d’ajustement structurel, sont ainsi illégitimes.

Joseph Hanlon pose quatre critères de prêt illégitime : un prêt accordé pour renforcer un régime dictatorial (prêt inacceptable), un prêt contracté à taux usurier (conditions inacceptables), un prêt accordé à un pays dont on connaît la faible capacité de remboursement (prêt inapproprié), un prêt assorti de conditions imposées par le FMI qui génèrent une situation économique rendant le remboursement encore plus difficile (conditions inappropriées).

Ainsi, la notion d’illégitimité de la dette constitue d’abord une appréciation morale. Le concept de « dette illégitime » apparaît pour la première fois dans une sentence officielle en 2000 : le jugement Olmos [9] [voir Q38] a permis de révéler le caractère illégitime de la dette externe contractée durant la dictature argentine (1976-1983) et la responsabilité des créanciers et des débiteurs.

Fin 2006, la Norvège a utilisé ce concept pour permettre à certains de ses pays débiteurs de ne pas rembourser des créances. En effet, à la fin des années 1970, l’industrie norvégienne de construction navale se portait mal : les chantiers navals ne parvenaient plus à trouver suffisamment de clients. Afin d’y remédier, le gouvernement décida en 1976 de mettre en place une campagne d’exportation de navires en fournissant à des pays du Sud des prêts à des conditions intéressantes en échange de l’achat de navires norvégiens. En tout, 36 projets ont été conclus dans 21 pays, mais en 1987, seulement 3 avaient été menés à bien et seuls deux pays sont parvenus à honorer leur dette.

L’un des pays ayant échoué à honorer sa dette est l’Équateur. L’entreprise étatique Flota Bananera Ecuatoriana (FBE) a acheté quatre navires à la Norvège entre 1978 et 1981 pour la somme de 56,9 millions de dollars. En 1985, la FBE a fait faillite et c’est une autre entreprise étatique, Transnave, qui a récupéré les navires. La dette a alors été divisée en deux : une partie de 17,5 millions de dollars est restée de la responsabilité de Transnave et de l’État équatorien, et une partie de 13,6 millions de dollars a été renégociée au sein du Club de Paris. La première partie fut complètement remboursée, mais la seconde a crû de façon importante au cours des années qui ont suivi. En mars 2001, elle s’élevait à 49,6 millions de dollars, alors que le total des paiements effectués par la FBE, Transnave et le gouvernement s’élevait déjà à 51,9 millions de dollars.

Sous la pression internationale, le Parlement et le gouvernement norvégiens ont fini par prendre conscience que cette situation n’était pas admissible. En octobre 2006, le ministre norvégien du Développement international, Erik Solheim, a reconnu la responsabilité partagée de son pays dans les échecs des projets d’aide au développement mis en œuvre dans le cadre de la campagne d’exportation de navires. Il a annoncé l’annulation de la dette qui en découle pour les pays qui sont encore débiteurs, tels l’Équateur, dont la dette relative à cette campagne s’élevait alors à 36 millions de dollars.

La Norvège a montré l’exemple. Non seulement elle a rendu justice partiellement aux pays lésés mais elle a surtout lancé un débat d’envergure internationale sur la responsabilité des créanciers vis-à-vis des emprunteurs. En effet, cette annulation est complètement unilatérale et ne provient pas d’une négociation avec les autres créanciers au sein du Club de Paris ; elle montre donc qu’il est possible pour un créancier lorsqu’il en a la volonté de rompre avec le bloc des créanciers. Par ailleurs, la Norvège s’est engagée à ne pas comptabiliser cette annulation dans son aide publique au développement, contrairement à tant d’autres pays.

Elle a pris soin d’annoncer que sa décision n’impliquait en rien le Club de Paris et qu’elle ne prendrait plus par la suite d’autres initiatives de ce genre de manière unilatérale. Seul un fort mouvement populaire pourra alors permettre de continuer dans cette voie.

« Les peuples sont comme les rivières souterraines qui, à un moment donné, surgissent en surface. Les peuples cessent d’être spectateurs et s’assument comme protagonistes de leur propre vie et de leur propre histoire. C’est le merveilleux de la vie.  »

Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la Paix 1980

Quels sont les arguments écologiques en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

Les deux causes essentielles menant à la dégradation du milieu naturel sont connues : à un pôle de la planète, l’accumulation de richesses produites sans égard pour les équilibres des écosystèmes jusqu’à épuisement des ressources et, à l’autre, la pauvreté qui condamne les populations à céder leurs ressources au plus offrant.

Dans les pays riches d’une part, règnent surproduction et surconsommation. L’exploitation des ressources naturelles y dépasse largement les capacités de renouvellement. Voilà pourquoi l’humanité dans son ensemble consomme davantage de ressources que celles qu’elle peut produire durablement.

Cela s’accompagne d’effets très nocifs : la pollution de l’air et de l’eau, l’accumulation de déchets très toxiques, la disparition des espaces verts. Quand cela est possible, les gouvernements et les multinationales du Nord responsables de dégradations cherchent à en faire supporter le poids aux PED : ainsi, les déchets industriels états-uniens contenant des métaux lourds sont envoyés en Inde pour y être retraités. L’étau de la dette contraint les PED à accepter les industries très polluantes du Nord. En plus de la pollution créée au Sud par un modèle économique générateur de pollution, l’assujettissement du Sud par l’engrenage de la dette contribue à en faire de surcroît la poubelle du Nord.

Prenons un exemple concret. Le 19 août 2006, le navire chimiquier Probo Koala a accosté à Abidjan (Côte d’Ivoire) et plus de 500 tonnes de produits toxiques (essentiellement des boues issues du raffinage de pétrole) en ont été déchargées avant d’être déposées dans au moins quatorze sites sans la moindre précaution. Les conséquences, gravissimes, n’ont pas tardé. Des milliers d’habitants de la capitale ivoirienne se sont plaints de nausées, de vomissements et de malaises respiratoires. Plus de dix personnes en sont mortes et des milliers de personnes se sont rendues dans les centres de soins habilités. La faune et la flore des environs ont été très touchées. De nombreux poissons ont été retrouvés morts dans des étangs piscicoles. Des jardins maraîchers ont dû être fermés. Sur le plan politique, le gouvernement a été contraint de démissionner, avant que le même Premier ministre, Charles Konan Banny, ne soit invité à en former un nouveau. Par ce geste, l’État ivoirien a pris acte de son incapacité à empêcher une situation aussi dramatique et à y apporter une solution satisfaisante.

Il ne s’agit pas d’un simple accident regrettable. Suite aux différents plans d’ajustement structurel, tous les moyens dont disposaient les États pour réguler l’économie ont été démantelés. Toutes les structures de prévention, de contrôle et de réponse à l’urgence ont été supprimées ou mises hors d’état de fonctionner efficacement, particulièrement en Afrique subsaharienne. Privé des richesses qu’il produit par le remboursement de la dette et les détournements d’argent avec la complicité des grandes puissances, le continent noir est dès lors devenu le lieu privilégié pour déverser des déchets parmi les plus toxiques. En cas de catastrophe, les dégâts sont alors démultipliés. C’est ce qui s’est produit à Abidjan. Loin d’être une anomalie imprévisible, il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une logique dont les promoteurs de la mondialisation financière avaient parfaitement conscience.

« Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays moins avancés. Une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. [...] L’inquiétude [à propos des agents toxiques] sera de toute évidence beaucoup plus élevée dans un pays où les gens vivent assez longtemps pour attraper le cancer que dans un pays où la mortalité infantile est de 200 pour 1 000 à cinq ans ».
Lawrence Summers [10] , note interne de la Banque mondiale, 13 décembre 1991

Autre exemple, la vague liée au tsunami de décembre 2004 au large de l’Indonésie a fortement endommagé certains containers de déchets toxiques (uranium, plomb, cadmium, mercure, etc.) entreposés sur les côtes de Somalie, pays très pauvre et particulièrement déstructuré depuis le début des années 1990. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, « des containers de déchets dangereux, radioactifs, chimiques et d’autres substances, qui avaient été entreposés sur la côte somalienne, ont été endommagés par le tsunami. [...] Des villageois font état d’un large éventail de problèmes médicaux comme des saignements de la bouche, des hémorragies abdominales, des problèmes dermatologiques inhabituels et des difficultés de respiration [11]. » Comme en Côte d’Ivoire. Comme ailleurs, sans doute.

En somme, « la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles », chère à Lawrence Summers, est effectivement à l’œuvre. L’exemple des déchets d’Abidjan en est même un concentré caricatural : le Probo Koala navigue sous pavillon panaméen, avec un équipage russe, et est géré par une société grecque, Prime Marine, tout en étant affrété par une société immatriculée aux Pays-Bas...

En fait, pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette ou se maintenir au pouvoir, les gouvernements sont prêts à surexploiter et à brader les ressources naturelles (minerais, pétrole, pêche, etc.), à mettre en péril la biodiversité (de nombreuses espèces animales et végétales sont en voie de disparition), à favoriser la déforestation, l’érosion des sols, la désertification. En Afrique, 65% des terres cultivables ont été dégradées au cours des cinquante dernières années, soit 500 millions d’hectares de terre.

Le manque d’infrastructures sanitaires, d’eau potable ou de combustibles est très préjudiciable. Les ordures sont souvent rejetées sans traitement dans la mer ou le cours d’eau à proximité. Des produits dangereux, servant par exemple au traitement des minerais (comme le mercure ou le cyanure dans les mines d’or), sont libérés sans précaution, empoisonnant les eaux d’écoulement, puis les nappes phréatiques.

« On entend parfois dire : ‘Bientôt les pays en développement vont émettre plus que les pays développés et la responsabilité va basculer‘. C’est une analyse erronée parce que le CO2 reste une centaine d’années dans l’atmosphère. Une grande partie du CO2 que nous avons dégagé depuis la révolution industrielle, donc depuis environ 200 ans, est toujours là. Le total accumulé, le supplément de CO2 actuel dans l’atmosphère, est grosso modo à 80% originaire des pays industrialisés. Même si, demain, les pays en développement émettent autant, le rapport 80%-20% (qui mesure la responsabilité historique des pays développés) ne variera que très légèrement au cours des 40 ans à venir. D’où la dette climatique…  ».

Jean-Pascal van Ypersele, climatologue belge [12]

A cause de tous ces dommages irréversibles causés à l’environnement, la question d’une dette écologique (dont la dette climatique fait partie) ne peut plus être éludée. La reconnaissance de cette dette écologique par les créanciers de la dette financière actuelle et le versement de réparations, l’investissement massif dans les économies d’énergie et dans les technologies nouvelles, le transfert inconditionnel de ces technologies vers les pays en développement (non carboné) permettraient enfin d’intégrer sérieusement la donne écologique.


Notes :

[1Voir Réseau Voltaire, 21 avril 2006, www.voltairenet.org/article138102.html

[2En Afrique du Sud, des migrants provenant des pays voisins ont été victimes de véritables pogroms en mai 2008.

[3Voir le film Mémoire d’un saccage, de l’Argentin Fernando Solanas.

[4Voir Éric Toussaint, La Finance contre les peuples, CADTM/Syllepse/CETIM, 2004, p. 516-519.

[5Voir Éric Toussaint, Banque mondiale, le Coup d’État permanent, CADTM/Syllepse/CETIM, 2006, chapitre 3.

[6Voir Éric Toussaint, op. cit., chapitre 2.

[7Voir CADTM, Le droit international, un instrument de lutte ?, CADTM/Syllepse, 2004 ; Frédéric Chauvreau, Damien Millet, Dette odieuse, bande dessinée, CADTM/Syllepse, 2006.

[8Cette partie s’appuie sur le document du CADTM intitulé L’Équateur à la croisée des chemins, www.cadtm.org/spip.php?article2776

[9Voir le texte intégral en espagnol sur www.cadtm.org/spip.php?article1398

[10Summers était à l’époque économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale. Par la suite, il est devenu secrétaire d’État au Trésor de Bill Clinton, avant d’être président de l’université de Harvard jusqu’en juin 2006. Des extraits ont été publiés par The Economist (8 février 1992) ainsi que par The Financial Times (10 février 1992) sous le titre « Préservez la planète des économistes ».

[11Voir Damien Millet et Éric Toussaint, Les tsunamis de la dette, CADTM/Syllepse, 2005.

[12Voir Dimension 3, journal de la coopération belge, janvier-février 2008.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).