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Haiti. Interview de Junior Jean Wilson, spécialiste de la souveraineté alimentaire et membre de la PAPDA
par Sophie Perchellet
30 mars 2010

Quelle est la situation actuelle au niveau de la souveraineté alimentaire ?

Avant de présenter la question de la souveraineté alimentaire en Haïti, il est indispensable d’analyser la situation de l’agriculture. Elle rencontre, tout au long de son histoire, pas mal de problèmes et, principalement, la question de la terre qui constitue le principal moyen de pouvoir produire. A travers toute l’histoire du pays, l’une des revendications fortes des paysans a été, et est encore, la possession de la terre.
Les principales terres fertiles ne sont pas entre les mains de ceux qui les travaillent, nous parlons des paysans. C’est un aspect fondamental pour comprendre la question de la souveraineté alimentaire.

L’autre aspect, c’est la question du financement et de l’accompagnement de l’agriculture. Le paysan haïtien travaille et cultive toujours la terre sans le soutien de l’Etat et sans soutien du secteur privé. A côté de cela, il fait aussi face à une rente vraiment destructrice dans la mesure où il n’arrive pas jusqu’ici à contrôler le marché alimentaire, c’est-à-dire qu’il n’a aucun moyen de contrôle sur les prix de ce qu’il produit. Il n’y a pas de politique agricole de l’Etat en faveur des paysans haïtiens. Depuis la fin des années 1970, le secteur agricole paysan se voit imposer des politiques néolibérales qui induisent une concurrence féroce des produits des pays occidentaux, principalement des USA, mais aussi du Brésil et tant d’autres. Donc, non seulement l’agriculture paysanne n’est pas accompagnée mais le minimum produit se trouve dans une situation de concurrence déloyale. Cela décourage le paysan haïtien dans son travail agricole tout en ayant des impacts considérables tant sur les conditions de vie des paysans, qui créent très certainement d’une façon classique « l’exode » vers les villes, que sur le reste.

Malgré tout, jusqu’en 1982, Haïti était, on ne peut pas dire autosuffisant au niveau alimentaire, mais pouvait en tout cas assurer une bonne partie de la consommation interne de la population. Maintenant, plus de 50% des produits alimentaires sont importés.
Le paysan haïtien continue de produire avec les faibles moyens dont il dispose malgré les politiques publiques qui sont contre les intérêts de cette classe, à l’image des accords qui sont à l’encontre même des politiques d’emploi. En effet, le secteur agricole constitue un terrain viable pour produire du travail puisque la majorité de la population vit directement ou indirectement de l’agriculture. Ces deux éléments montrent que le gouvernement mène une politique de chômage qui implique que la majorité de la population n’est pas en situation de pouvoir consommer.

Enfin, un changement dans les habitudes alimentaires a été impulsé par la concurrence et par l’extérieur. L’alimentation qui était autrefois variée, tourne aujourd’hui principalement autour du riz. Cela a donc un effet sur le patrimoine alimentaire. Nous sommes depuis en situation de résistance par rapport à tout cela. Malgré les laissés pour compte des politiques du « laisser aller », on enregistre une perte de 30 à 40% de produits locaux par manque de transformation par exemple.

Suite au séisme du 12 janvier, Haïti bénéficie d’une certaine solidarité internationale de quelques pays qui respectent la dignité du peuple, mais aussi d’autres pays qui en profitent pour s’approprier le marché alimentaire. Par exemple, une entreprise états-unienne s’est vu accorder comme mission l’évaluation de la situation alimentaire tandis que, dans le même temps, cette entreprise vend du riz. Nous sommes dans une situation où l’Etat ne prend même pas en compte ce qui est produit dans le pays pour alimenter la consommation locale. Avec les évènements du 12 janvier, nous assistons à une vague migratoire des gens qui fuient Port au Prince pour aller se réfugier dans les campagnes. Cela représente une perte économique colossale pour la famille et le paysan. Donc non seulement le marché, s’il existe encore, est totalement contrôlé mais, en même temps, il y a d’autres bouches à nourrir qui s’ajoutent.

Pouvez-vous nous parler aussi du rôle des ONG dans la question de la souveraineté alimentaire ? par ailleurs, quel est le rôle du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU ?

Il y a bon nombre d’agences, d’ONG locales ou internationales qui interviennent dans le secteur agricole. Il y a celles qui agissent sur la production, celles dans le stockage et aussi certaines institutions qui achètent directement de la nourriture. Le PAM par exemple dispose de plusieurs programmes dans les écoles publiques dont la fourniture de plats chauds pour des cantines scolaires.

Certaines institutions ont des besoins alimentaires mais ne se dirigent pas vers les produits locaux paysans, participant de facto à la désarticulation de l’agriculture paysanne.
Les ONG n’ont pas, et ne pourront pas, améliorer la situation agricole et alimentaire. Ce n’est pas leur vocation ni leur mission car cela doit découler de politiques publiques. Maintenant, on voit des ONG qui interviennent et qui essayent d’apporter leur soutien, mais cela entraîne des répercussions dans l’organisation politique et sur l’économie puisque l’Etat apporte une certaines assistances à ces ONG. A l’image de la santé ou de l’éducation, ce ne peut être qu’une question d’Etat !

Est-ce que les paysans sont conscients de l’enjeu que représentent leur travail et leur production par rapport à la question de la souveraineté alimentaire ? Et comment les paysans s’organisent-ils pour porter leurs revendications ?

Jusqu’ici, le milieu rural constitue la majorité de la population. Dans le milieu rural, on va trouver des paysans, des petits artisans, etc. mais le paysan majoritaire dans la population haïtienne continue malgré tout de nourrir une certaine partie de la population. C’est une forme de résistance. Autre aspect à considérer, les paysans continuent d’utiliser les semences locales.

Le paysan haïtien est en lutte constante. Suivant le contexte politique, cela peut prendre la forme d’une confrontation frontale ou d’une approche stratégique. Par exemple dans l’Artibonite, certains paysans font quotidiennement face aux menaces des « Grandons » (qui désignent les grands propriétaires terriens). Dans la branche Nord Ouest, certains paysans arrivent à occuper 40% des haros de terre.
En termes d’organisation nationale, il reste un pas à franchir. C’est en ce sens que la PAPDA fait un accompagnement dans l’éducation au plaidoyer. Cela reste une goutte d’eau dans un océan d’entraves et de problèmes. Du point de vue politique, le paysan haïtien est toujours présent.
Historiquement, on a toujours eu une paysannerie combattante. Les « cacos », les « piquets » et tant d’autres ont œuvré sur le plan politique en termes de revendications ou de participation aux questions politiques et économiques.

Mais après 1990, le mouvement populaire a beaucoup souffert de la désarticulation des mouvements sociaux mise en place par les grandes institutions et les Etats-Unis, suite au coup d’Etat perpétré sur le président Jean Bertrand Aristide et l’embargo international qui a suivi. Beaucoup de militants ont été assassinés et plusieurs massacres ont été perpétrés. Par exemple, le 23 juillet 1987, on a assassiné des paysans au nord-est, dans le plateau central, à Pilate… L’assassinat et la répression de paysans qui revendiquent une alternative, sont quotidiens. Jusqu’ici, le paysan résiste sur les plans politiques et économiques. Il occupe un espace sur le plan des revendications…

Quelles sont les revendications ? Y a-t-il déjà eu des réformes agraires ?

La réforme agraire est une revendication fondamentale des luttes paysannes. En 1996, il y a eu une réforme agraire pilote dans l’Artibonite, mais celle-ci n’avait pas tout à fait intégré la réalité globale des paysans lors de la distribution des terres. Entre la réforme agraire et l’accès à la terre, il y a une grande différence. On peut me donner accès à la terre et demain un « Grandon » peut venir me proposer de la racheter. Le paysan haïtien dit toujours «  tè a atè a  » qui signifie que la terre est vacante ou inutilisée. Donc, on peut me donner accès à la terre sans pour autant me donner accès aux outils pour la cultiver. Au final, cette expérience-là n’était pas tout à fait fructueuse, mais il y a quand même eu des aspects positifs, notamment en termes de diminution de violence entre les paysans et les « Grandons ». Après 1996, avec le retour de Jean-Bertrand Aristide, le processus a été bloqué et les « Grandons » ont récupéré ces terres.

Justement, en parlant du retour d’Aristide, comment analysez-vous le rôle des grandes puissances et des organisations internationales dans le processus de décision gouvernementale ?

Il est clair que les Etats-Unis, la France et le Canada, pour ne citer qu’eux, sont très présents dans les choix gouvernementaux. Pour prendre la tension de ce qui va se passer, on n’a qu’à suivre les déclarations des ambassadeurs qui relayent les intérêts des grandes puissances impérialistes et nous saurons ce qui va se passer.
Dans cette situation concrète, on peut voir que les Etats-Unis et la France sont totalement arrogants dans la gestion de cette crise. Moi-même, je suis contre ce gouvernement et je suis contre les politiques qu’il mène, mais le fait est que les institutions sont là. Entre les politiques d’Etat et les appareils d’Etat, il y a une grande différence. Les appareils d’Etat existent mais les politiques mises en place depuis plus de 30 ans, et même depuis toujours, n’ont jamais été dans le sens des intérêts haïtiens. Dans une perspective historique, le peuple haïtien est constamment en lutte pour sa souveraineté. A l’indépendance, les Etats-Unis et les autres puissances occidentales n’ont pas reconnu la République naissante d’Haïti. Pour la première conférence des pays de l’Amérique latine, les Etats-Unis avaient posé comme condition qu’Haïti ne soit pas présent. L’isolement d’Haïti a toujours été soigneusement mis en place par les puissances occidentales impérialistes.

Et concernant les institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale par exemple ?

Les grands dossiers ! Ces institutions ne sont que le reflet de ces mêmes gouvernements impérialistes !

Aujourd’hui, vous êtes dans une situation post désastre et tout cela aura des conséquences graves sur l’agriculture et l’économie du pays. Quels sont donc les enjeux de la reconstruction en ce qui concerne la question agricole et celle de la souveraineté alimentaire ?

La situation alimentaire en Haïti n’a pas attendu le séisme du 12 janvier pour être alarmante. Les politiques publiques depuis 1983, qui marque le début de la première vague de libéralisation, en passant par 1986, avec l’invasion du marché haïtien par le riz des Etats-Unis (ce qui a contribué à la destruction de la production agricole, et en particulier rizicole) nous amène à cette situation décrite ci-dessus. Deuxièmement, en 1990 arrive au pouvoir un gouvernement populiste qui va donner lieu à un coup d’Etat contre ce gouvernement dès 1991. Haïti va alors subir un embargo international, ce qui va achever le secteur agricole en le précipitant dans une perte incommensurable dans le sens où Haïti va clairement devenir un marché de débouché pour les produits agricoles états-uniens ou brésiliens par exemple.

Ce qu’il faut envisager, c’est : quelles sont les politiques qui ont été prises dans cette mouvance-là. Je pense que toutes les recettes qui ont été appliquées ont été celles du FMI et de la Banque mondiale. Le modèle économique proposé à Haïti, et qui a échoué jusqu’à aujourd’hui, est le modèle de la production basé sur la logique des avantages comparatifs. Cela signifie que Haïti ne devrait plus produire de l’alimentation. Donc la production agricole n’est pas la priorité des différents plans gouvernementaux ou encore des plans successifs dits d’ajustement structurel. Aujourd’hui par exemple, malgré la situation alarmante de la souveraineté alimentaire, un grand programme de production de carburant à base de produits alimentaires est mis en place. L’important aujourd’hui, c’est que l’on a eu le Document national stratégique de croissance pour la réduction de la pauvreté (DNSCRP) qui suit la logique du Cadre de coopération intérimaire (CCI) mais aussi des lois Hope I et II et du rapport Collier. Donc, ça veut dire que tout ça augure d’une politique dont l’agriculture n’est pas la priorité.
Qu’est ce que l’on nous propose comme modèle économique ? Avantage comparatif qui implique qu’on ne devrait plus investir dans l’agriculture car Haïti doit importer sa nourriture des Etats-Unis… Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’orientation économique qui est imposée jusqu’à présent par les différents plans économiques, c’est : 1) des zones franches, 2) le développement du tourisme. Ces zones franches sont bâties sur des zones de non droit de sorte que l’ouvrier est à la merci du patron.

Et elles sont aussi construites dans des zones où la terre, particulièrement fertile, pourrait servir à la culture vivrière…

Exactement. Aujourd’hui comme zone franche de textile, les lois Hope indiquent la voie, d’ailleurs. La production se fait à partir de matières premières qui arrivent de l’extérieur. Donc les bras de ces hommes et de ces femmes doivent travailler dur pour permettre la production d’un certains nombres de biens, qui sous prétexte de création d’emplois dans le pays, ne sont même pas dirigés vers le marché haïtien mais sont destinés à enrichir les grandes multinationales étrangères et une bourgeoisie capitaliste internationale et locale. En Haïti, on n’a que des intermédiaires, et c’est l’histoire de la bourgeoisie haïtienne :les patrons en Haïti sont officiellement les propriétaires de ces industries mais en réalité, ils ne sont finalement que les gérants de celles-ci.

Donc aujourd’hui, voilà l’enjeu. Est-ce que nous allons nous jeter dans cette politique et dans ces projets en relation avec la logique d’avantage comparatif concernant notre production nationale, de zones franches… ou bien allons-nous nous battre pour une politique qui permette à la fois de garantir une souveraineté alimentaire pour la population du pays, mais aussi d’avoir un modèle de développement endogène, qui permette de produire quelque chose dont le pays a besoin ? C’est aujourd’hui le combat à mener.


Sophie Perchellet

CADTM France (Paris)