Annuler la dette des Etats, refaire de la monnaie une valeur d’échange... le syndicaliste Pascal Franchet ne manque pas d’idées pour vaincre la crise. Mais la principale déplaira à certains : mieux répartir les richesses !
Quand une crise des crédits immobiliers aux Etats-Unis provoque une récession mondiale ou que des financiers renfloués par les Etats forcent ses derniers à des cures d’austérité, le commun des mortels y perd son latin. Difficile de comprendre ce qui relie ces fléaux bien peu divins qui s’abattent sur nous. Contrôleur des impôts, syndiqué CGT, Pascal Franchet tente depuis des années de rendre intelligible l’univers des financiers, leurs fonds spéculatifs comme leur fonds de commerce, leurs stratégies comme leurs aveuglements. Animateur du nouveau groupe « Nord » fondé il y a un an au sein du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), le Français était la semaine dernière en Suisse pour une série de conférences. Séance de rattrapage.
On a l’image d’une crise financière qui a contaminé l’économie réelle. Pour vous, c’est l’inverse qui s’est produit. Expliquez-vous.
Pascal Franchet : La crise économique que nous vivons date en réalité des années 1970. Elle résulte du choix des entreprises de faire baisser la part de la valeur ajoutée allant aux salaires. Les bénéfices supplémentaires captés depuis lors par les entreprises – de 9% à 13% du PIB selon les pays – représentent des sommes considérables. Pour la France, on parle de 200milliards d’euros par an. Cet argent soustrait aux travailleurs n’a pas non plus été réinvesti dans la production, ce qui aurait pu élever la productivité, mais placé dans la finance, dans la spéculation.
Vous parlez des entreprises, mais ces transferts n’auraient pas été possibles sans décisions politiques...
Bien sûr, ces comportements se sont appuyés sur les déréglementations et sur la libéralisation du secteur financier décidées dans le sillage des économistes néolibéraux, de Reagan et de Thatcher. Pour attirer des investissements, on prônait une meilleure rentabilité moyenne du capital, allant jusqu’à 20% ou même 30%, alors qu’un retour sur investissement classique est de 5%-6%. Cela a complètement déstabilisé l’économie réelle et entraîné l’endettement des ménages et des Etats. Depuis ces réformes, on est allé de crises en crises financières. On en compte une trentaine, de l’Asie à la Russie, en passant par l’Argentine, etc. Jusqu’à la crise des subprimes. Comme les gens n’avaient plus de pouvoir d’achat, on les a poussés à s’endetter, pas seulement pour leur maison, mais pour tout, la santé, l’éducation, etc. Alors que le PIB des USA reposait à 70% sur la consommation, les ménages américains se retrouvaient endettés à hauteur de 120% de leur revenu annuel.
Ces créances à taux variables ont ensuite été « titrisées » et se sont ainsi retrouvées mélangées à d’autres valeurs dans le monde entier. L’explosion de cette bulle a montré que la croissance économique de toutes ces années était basée sur du vent. N’en déplaise à certains, l’accroissement des inégalités est un poison mortel pour l’économie.
Les Etats ont quand même réagi, sauvé les banques et relancé la machine. Etait-ce la bonne solution ?
Dans le système économique actuel, il n’y a pas de solution. Car celle-ci impliquerait de toucher à la cause structurelle de la crise : la répartition des richesses. Et cela, les acteurs dominants n’en veulent pas. Même la relance de type keynésien par des grands travaux n’a pas été explorée. Les quelques plans de soutien à la consommation – relativement modestes, environ 2% du PIB – qui ont permis d’atténuer les effet sociaux de la crise sont déjà en voie de disparition. C’est là une demande pressante du FMI et de l’OCDE.
Car la croissance est de retour...
C’est une donnée purement statistique, comptable. Cette croissance traduit le retour des profits pour une petite minorité qui capte cette valeur ajoutée. La réalité du plus grand nombre, c’est le chômage de masse, la baisse des salaires directs et indirects. Et bientôt de nouvelles crises.
Que propose le CADTM pour sortir de cette spirale ?
Il faut un moratoire sur le remboursement des dettes publiques, le temps de les auditer, et d’abolir les créances néfastes et illégitimes.
Dans ce cas, les privés ne prêteraient plus aux Etats...
C’est pourquoi, il faut aussi placer le système bancaire sous contrôle public. Il est anormal que les économies nationales dépendent entièrement des marchés et de la spéculation. Voyez : on a sauvé des banques qui aujourd’hui attaquent les dettes des Etats... Il est temps mettre un terme à ce système qui nous mène dans le mur ! Et développer un service public de la banque.
Un Etat seul peut-il refuser le remboursement de sa dette.
L’Equateur l’a fait et a pu investir les fonds préservés dans le social et l’éducation.
L’Argentine aussi a suspendu ses remboursements, mais aujourd’hui elle emprunte à des taux usuraires...
L’Argentine n’a pas été jusqu’au bout de son action. Elle aurait dû dénoncer publiquement et politiquement sa dette, car celle-ci puise ses racines dans la dictature Videla et n’a jamais profité à ses habitants. Aujourd’hui, ce pays demeure dépendant des marchés, et il le paie.
Faut-il revenir à un contrôle des changes comme le fait le Venezuela ?
Oui, et interdire les produits financiers qui permettent de spéculer sur la monnaie. La monnaie a été totalement privatisée. On a développé à l’infini des produits dérivés qui reposent sur du sable et qui ne servent en fait qu’à spéculer, comme les Credit Default Swap (CDS, produit financier utilisé pour spéculer contre la Grèce et l’euro, ndlr). Les Etats et les Banques centrales doivent coopérer pour reprendre le contrôle sur cet élément essentiel qu’est la monnaie, qui pourra ainsi retrouver sa valeur d’usage, d’échange.
Comment imaginez-vous parvenir à ces réformes. Malgré de grosses mobilisations, ni les Grecs ni les Portugais ne parviennent à faire reculer leurs gouvernements.
Le mouvement social commence à peine à prendre conscience de l’importance de la dette sur la situation économique des personnes. Mais sa réponse n’est pas encore à la hauteur. Les mouvements sont divisés, notamment en Grèce, et parfois très liés au pouvoir en place. Le CADTM a lancé, le 24 mai, un appel à une mobilisation unitaire européenne contre les plans d’austérité et la dette publique. La crise, qui est mondiale, ne trouvera pas de solution dans un seul pays. Si chacun continue sa lutte dans son coin, tout le monde sera défait. La riposte doit être menée au moins au niveau européen. Ce sera l’un des enjeux du Forum social européen qui se tiendra à Istanbul dans un mois.
Mais les marchés ne jouent-ils pas un
rôle de garde-fou ? Prenons le cas grec :
Athènes a triché en trafiquant ses
comptes et creusé son déficit, et
aujourd’hui, rappelés à l’ordre par
les marchés, les Grecs se serrent la
ceinture. Moral, non ?
Personne ne nie que la Grèce a triché
pour pouvoir entrer dans la zone
euro. Elle l’a fait avec l’aide de la
Banque Goldmann Sachs, qui, elle,
n’est pas punie... Cela dit, la tricherie
était modeste, 2 à 3 milliards d’euros.
Dans le milieu financier, c’était un
secret de polichinelle. Il y a une belle
hypocrisie, notamment des autres
pays comme la France et l’Italie, qui
maquillent aussi leurs comptes.
Le plan d’austérité
n’est-il pas une nécessité...
Non, car il va aggraver la récession.
Revenons à l’origine du problème :
comme ailleurs, la Grèce a connu des
réformes fiscales qui ont favorisé les
ménages aisés et les entreprises, asséchant
du même coup les finances publiques.
Problème aggravant en Grèce :
la fraude fiscale des entreprises y
est faramineuse. Tous les armateurs
grecs ont, par exemple, leur siège
dans le paradis fiscal chypriote.
Le budget de l’Etat est aussi victime
des deux vaches sacrées du pays
que sont l’armée et l’Eglise. La Grèce
importe pour 3% à 4% de son PIB en
matériel militaire. Cela en fait le plus
dépensier de l’Union européenne.
Devinez qui sont ses principaux
fournisseurs : l’Allemagne et la France !
L’Allemagne, qui donne des
leçons de morale aux Grecs, ne
rechigne pas à leur vendre des
sous-marins...
L’autre gouffre financier est
causé par l’Eglise, qui est exonérée
d’impôt quand bien même elle
possède un patrimoine immobilier
fantastique.
Au final, la Grèce a quand même pu
compter sur la solidarité de l’Europe...
Le plan de l’Union européenne et du
FMI ne va pas au secours des Grecs,
il est destiné à sauver les banques et
les fonds de pension, qui détiennent
la part principale de la dette
grecque. Des créanciers qui risquent
gros si ce pays ne peut plus
rembourser. Le cynisme européen
va encore plus loin : alors que le
peuple grec payera chèrement ce
plan UE-FMI, les Européens risquent,
eux, de faire du bénéfice,
comme l’a avoué la ministre
française Christine Lagarde, car ces
pays empruntent en dessous du
taux garanti aux Grecs...
Comment fonctionnent ces fameux
« marchés financiers » ? Qui décide
des stratégies ?
Je ne crois pas à la théorie du complot,
au gouvernement de l’ombre.
Derrière les mécanismes de « marché
», il y a des donneurs d’ordre, des
détenteurs de capitaux, des entreprises
qui cherchent le profit à très
court terme et trouvent dans la spéculation
un instrument idéal. Leur
unité vient du fait qu’ils partagent un
certain nombre d’intérêts. Pour ce
qui est de la stratégie, les rapports du
FMI, de la Banque mondiale ou de
l’OCDE font largement l’affaire.
Aujourd’hui s’ils s’attaquent aux
dettes souveraines des Etats, c’est
qu’ils entendent faire payer à la population
les effet de la crise à travers des
plans d’ajustement structurel et réaffirmer
du même coup leur pouvoir
sur les Etats. Quand vous avez les
banques centrales qui alimentent en
argent les banques privées à des taux
très bas (1% en Europe), et que ces
mêmes banques privées prêtent aux
Etats à des taux très élevés (4-5% en
moyenne,8%-10% pour la Grèce,ndlr),
il y a quelque chose qui ne fonctionne
pas. Or la question est politique,
puisque le Traité constitutionnel interdit
à la Banque centrale européenne
de prêter directement aux Etats.
D’un point de vue cynique, peut-on dire
que la crise est finie... pour les banques ?
Même pas. Le FMI lui-même reconnaît
que les banques européennes
ont toujours pour 700 milliards d’euros
de crédits pourris dans leurs
comptes. C’est une bombe à retardement
constituée de produits toxiques
développés durant vingt à vingt-cinq
ans... La bulle est loin d’être résorbée.
Si l’on devait réaliser aujourd’hui
l’ensemble des produits dérivés existant
sur la planète, il faudrait dix fois
la richesse produite sur la planète.