Du 13 au 17 octobre 2010, venues des quatre coins de notre planète, des milliers de femmes partageant les mêmes valeurs d’égalité, de liberté, de solidarité, de justice et de paix [1] convergèrent vers Bukavu, à l’est de la République démocratique du Congo, pour participer à la clôture de la 3e Action Internationale de la Marche Mondiale de Femmes (MMF).
C’est lors de sa VIIe Rencontre internationale (Vigo - octobre 2008) que la MMF décida d’une voix forte et unanime d’achever les innombrables mobilisations qui jalonnèrent sa 3e Action internationale à Bukavu, ville où les actes de violence les plus extrêmes sont perpétrés envers les femmes afin de les détruire physiquement et psychologiquement et, à travers elles, d’anéantir toute capacité de lien social et de vie, ville où les corps des femmes servent de butins de guerre et sont devenus de véritables champs de bataille, ville où le viol est tellement systématisé qu’il en est devenu banal. En se fixant comme objectif d’aller dans l’un des endroits les plus dangereux pour la vie même des femmes et des filles, les militantes de la MMF firent non seulement un véritable « pied de nez aux agresseurs » mais donnèrent également au monde entier une preuve du courage et de la solidarité des femmes. Se retrouver dans un lieu de conflit armé démontre également la ténacité de la lutte de la Marche mondiale contre la militarisation croissante de nos sociétés, militarisation soutenue par le patriarcat dans ses liens avec le capitalisme et le racisme. En se rassemblant pour son ultime mobilisation à Bukavu, la MMF espère contribuer à renforcer l’autonomie socio-économique et politique des femmes congolaises, faire pression pour que les textes de l’ONU condamnant les violences faites aux femmes soient enfin appliqués afin que cesse l’impunité dont jouissent les responsables d’agressions sexuelles, lutter pour que les ressources naturelles du pays bénéficient au peuple congolais et que le pays s’achemine vers une paix durable qui commence par la démilitarisation de l’est de la RDC et le désengagement progressif et concerté de la MONUSCO (Mission de l’ONU pour la Stabilisation de la RDC).
Une des grandes réussites de cette action fut incontestablement la mobilisation de pas moins de 3 000 femmes qui durant trois jours participèrent aux débats et autres activités réalisées à l’Athénée d’Ibanda, transformée en une véritable tribune féministe pour l’occasion [2]. Les différents panels portant sur les quatre champs d’action de la Marche [3] permirent aux participantes d’exprimer et de partager leurs expériences d’oppression et de violences mais aussi d’échanger sur des propositions d’alternatives susceptibles de contribuer à leur émancipation totale et réelle. Lors des débats intenses qui rythmèrent ces journées, les femmes se sont réapproprié la parole et avec elle, la liberté de dénoncer, de nommer les auteurs des violences ainsi que les intérêts en jeu. Même la tombée de la nuit ne parvenait pas à atténuer l’enthousiasme de toutes ces femmes heureuses de pouvoir partager leurs vécus, leurs ressentis, leurs analyses et leurs espoirs.
La visite, le 16 octobre, d’une délégation de la Marche mondiale à Mwenga, village où, en 1993, 13 femmes furent enterrées vivantes après avoir été humiliées et torturées fut un événement fort et symbolique de la détermination des activistes de la Marche de lutter contre les silences et l’impunité qui caractérisent encore, toujours et partout de trop nombreux crimes commis contre les femmes (et contre l’humanité). Cette manifestation de solidarité féminine fut un réel appui psychosocial pour les survivantes de ces atrocités et vecteur d’espoir de justice [4] pour les femmes rurales de cette région où règne l’insécurité. Une maison polyvalente pour les femmes de Mwenga est désormais en cours de construction.
Une incroyable Marche pour la Paix rassemblant 20 000 femmes (…et quelques hommes !) dansant, chantant et scandant des slogans tels que « Les richesses du Congo, aux Congolaises ! », « Dégage, dégage, les femmes sont en colère ! », « La MONUSCO ne nous protège pas, Nous les femmes on le fera ! », « Nos vagins sont fatigués ! » ou encore l’universel « Sol, sol, sol, solidarité avec les femmes du monde entier ! » clôtura cette 3e Action Internationale de la MMF à Bukavu. Notons que pas moins de 250 journalistes nationaux ou internationaux de la presse écrite, radiophonique et télévisée médiatisèrent cet événement lui assurant ainsi un impact certain autant auprès de l’opinion publique que des décideurs et permettant à la Marche mondiale de garder en mémoire cette mobilisation exceptionnelle.
Quelques couacs organisationnels et dérives politiques ternissent cependant le bilan que la MMF peut faire de ses activités à Bukavu. En effet, le manque de cabines et de casques de traduction empêcha que les débats se déroulent dans les cinq langues prévues (français, espagnol, anglais, portugais, swahili), le coût des inscriptions était prohibitif (10 dollars par personne, ce qui est tout à fait inaccessible pour les femmes congolaises dont le salaire est de 40 dollars par mois) et surtout la Marche mondiale n’a pu trouver la parade à la récupération politique de son propre événement, orchestrée par l’appareil kabiliste à la veille des élections présidentielles de 2011 et symbolisée par l’omniprésence de plusieurs officiel-le-s : Mme Olive Kabila, la Ministre du Genre, des représentants des gouvernement provinciaux, etc. Ces faiblesses ont été identifiées et critiquées en réunion d’évaluation de la Marche tenue le lundi 18 octobre, journée de lancement du Séminaire du CADTM Afrique sur la dette. A la lecture du document réalisé par le Secrétariat international de la MMF [5], on ne peut qu’escompter que ce mouvement unique de solidarité féministe international parviendra à tirer enseignements de ses faiblesses pour continuer à rassembler, au-delà de leurs différences, les femmes du monde entier dans leur lutte commune contre le patriarcat, le capitalisme et le racisme. Au regard des énergies déployées, des défis relevés et des résultats atteints par la Marche mondiale des femmes durant sa 3e Action Internationale, soyons bien convaincu-e-s que tant que toutes les femmes ne seront pas libres, les militantes de la MMF ne cesseront d’être en marche !
Propos recueillis par Christine Vanden Daelen
Bonjour Antoinette, tu es membre du réseau international du CADTM. Pourquoi était-ce important pour toi de venir à Bukavu participer à la clôture de la 3e Action Internationale de la Marche mondiale des femmes ?
En tant que femme et paysanne, il est très important de se mobiliser. Les femmes sont les premières victimes des coupes budgétaires imposées par le fléaux de la dette, nous sommes en première ligne. En plus, en tant que paysanne, c’est nous qui produisons et qui nourrissons nos foyers. Le poids qui pèse sur nous est lourd, alors quand on appauvri encore plus les gens c’est à nous de relever le défis.
Les privatisations de l’eau, de l’école, de la santé ... nous les subissons de plein fouet et ne pouvons donc pas rester les bras croisé.
L’accès à la terre, et particulièrement l’accès à la terre des femmes est également une question centrale. En tant que femme et que paysanne je suis fier d’agir pour le droit des femmes à la terre, pour le droit de toutes les femmes à vivre dignement.
Ici c’est vraiment intéressant car nous nous rendons compte que nous sommes nombreuses à souhaiter ce changement.
Quelles sont les impacts de la dette sur la vie des femmes ?
Comme je disais, elles sont nombreuses.
Les mesures d’ajustement structurel mises en place depuis le début des années 1980 frappent directement les femmes.
La dévaluation de la monnaie des pays endettés entraîne une augmentation spectaculaire des prix. Les femmes qui sont celles qui s’occupent du foyer, sont directement touchées.
la suppression des barrières douanières qui confronte la production locale, souvent féminine (petit élevage, maraîchage) à une concurrence déloyale de produits agricoles hautement subventionnés.
le gel des salaires et le licenciement entraînant un manque à gagner important au niveau du foyer et que les femmes, par leur débrouillardise, font tout pour combler.
les privatisations amènent à une restriction de l’accès aux services de base comme l’eau, la santé et l’éducation. Là aussi, c’est l’action des femmes dans la sphère privée qui permet de garantir peu ou prou l’accès à ces droits. Dans les pires des cas, les femmes peuvent être amenées à se prostituer pour subvenir aux besoins de leur famille, ce qui est atroce pour leur image d’elles-mêmes. Les enfants n’ont plus accès à l’école et doivent travailler pour faire face au surendettement de leur famille.
La politique fiscale pèse sur les plus pauvres avec une TVA élevée et à taux unique.
Avec les codes forestiers imposés par la Banque mondiale, les femmes n’ont plus accès à une série de plantes alimentaires et médicinales importantes pour le bien-être du foyer. Les savoirs relatifs aux plantes disparaissent.
Propos recueillis par Christine Vanden Daelen
Pourquoi était-ce important pour toi de venir à Bukavu participer à la clôture de la 3e Action Internationale de la Marche mondiale des femmes ?
Ma participation à cet événement était très importante car je suis femme, congolaise et activiste des droits des femmes. Je suis convaincue qu’il faut se battre pour mettre en place des alternatives consacrant un monde juste où les droits de la personne humaine et sa dignité seront respectés.
En tant que point focal de la MMF dans ma province (le Kasaï Oriental), au travers de ma structure UFDH et de mon réseau le CADTM nous avons participé à la mobilisation des femmes pour assurer leur participation active aux activités de Bukavu.
Que penses-tu du choix de la MMF de terminer son année de mobilisation internationale à Bukavu, l’un des endroits au monde où sont commis les pires exactions/crimes à l’égard des femmes et les filles ?
C’était un bon choix car c’est bien à l’est de la RDC qu’ont été et que continuent à être perpétrées les plus abjectes et intenses violences sexuelles envers les femmes. De plus, la présence de femmes venues du monde entier est une consolation et un accompagnement psychosocial pour toutes ces femmes ayant survécu aux violences. Ainsi, sur la route de Mwenga, on pouvait lire dans les regards des femmes venues nous saluer le sentiment d’exister aux yeux du monde et de ne plus être les oubliées de conflits dont personne ne parle. Enfin, le fait que la MMF ait choisi de clôturer sa 3e Action Internationale à Bukavu sonne aux oreilles des auteurs et des complices d’abus à l’égard des femmes et des filles comme le glas de leur impunité. Nul n’est au-dessus de la loi. Les agresseurs doivent comprendre que même si leurs crimes envers les femmes datent de plusieurs années, ils ne seront jamais exonérés de jugements ni de sanctions.
Qu’espères-tu que cette action aura comme retombées positives pour les droits et libertés des femmes de la région ? Pour le mouvement féministe en RDC et plus largement en Afrique ? Et pour le renforcement de la solidarité internationale féministe ?
Cette action aura plusieurs incidences positives :
Bien que certains auteurs d’abus - tels que M. Kasereka qui ordonna durant la rébellion l’enterrement des femmes vivantes à Mwenga - se sentent intouchables, les activités de la MMF à Bukavu vont participer à les soumettre enfin à la justice. Tout le plaidoyer réalisé à l’occasion de la clôture de la MMF forcera la communauté internationale à reconnaître sa part de responsabilité dans l’insécurité et les guerres infinies causées, entre autres, par l’opération Turquoise qui a facilité l’entrée en RDC de Rwandais armés dont certains se sont mués en pilleurs et violeurs de femmes vivant à l’est du Congo. Les femmes réunies à Bukavu revendiquent la démilitarisation des zones minières et leur sécurisation par les forces de police.
Se sentant soutenues par des milliers de femmes venues manifester leur solidarité, les Congolaises ont pu s’affranchir de la honte qu’elles ressentaient d’avoir été l’objet de violences conjugales et communautaires. Durant les activités furent organisées de petites saynètes théâtrales sur l’anatomie du vagin. Leur objectif était de démontrer, qu’à l’instar d’un bras ou d’une jambe fracturée, lorsqu’il est meurtri, abusé, brutalisé, le sexe des femmes ne doit pas panser ses blessures dans l’ombre et l’humiliation mais doit être soigné à l’image de n’importe quelle autre partie du corps sans susciter ni critique ni rejet ni opprobre des autres membres de la société.
Les femmes ont rompu le silence : elles ont exposé publiquement, sur des podiums, tous les maux qui les affligent tout en proposant des pistes de solutions. Elles se sont réapproprié l’un des droits humains fondamentaux : la liberté d’expression et d’opinion ! La complicité des multinationales dans l’entretien des milices pour piller les ressources naturelles fut de nombreuses fois dénoncée par les femmes africaines et celles d’autres pays soumis à l’insécurité et aux guerres.
Ayant expérimenté la force de la solidarité, les mouvements féministes congolais sont désormais convaincus qu’il faut faire converger les luttes autant des femmes de RDC que celles des femmes venant d’autres pays et continents et qu’il est indispensable de militer toutes ensembles pour que les droits des femmes soient enfin respectés.
Cet événement a indéniablement participé au renforcement des relations entre mouvements féminins africains et du monde entier.
Quand tu retourneras chez toi et dans ton organisation, comment décriras-tu tout ce que tu as vécu, appris et échangé durant ces quelques jours ?
Nous organiserons des séances de restitution des activités et travaux qui ont eu lieu durant cette clôture de la 3e Action internationale de la Marche mondiale des femmes à Bukavu et nous allons aussi organiser des émissions spéciales sur divers médias où nous diffuserons les différentes interventions réalisées durant ces journées.
En raison des tentatives de récupération politique menées par le gouvernement, qui n’ont cependant réussi ni à empêcher la tenue de cet événement ni à torpiller la très forte mobilisation qu’il a été capable de susciter, il nous faut désormais entamer tout un travail visant à démontrer, par la pratique de la militance, que la MMF est bien un mouvement autonome, non inféodé à des intérêts partisans.
Aussi, il nous revient de mobiliser les femmes à multiplier les stratégies pour sortir de la pauvreté non seulement pour leur assurer une dignité humaine digne de ce nom mais aussi pour les soustraire aux manipulations politiques beaucoup plus faciles à exercer sur des personnes sans ressources financières.
[1] Voir la Charte mondiale des femmes pour l’humanité, http://www.marchemondialedesfemmes.org/publications/charte/charte/fr
[2] La délégation internationale de la MMF rassembla 144 femmes venant de 40 pays des cinq régions du monde. Avec la délégation provenant des mouvements alliés dont le CADTM faisait partie, elle regroupait plus de 220 femmes de 41 pays.
[3] Paix et démilitarisation, l’autonomie économique des femmes, les violences envers les femmes, biens communs et services publics.
[4] En se rendant à Mwenga, la MMF a contribué à diffuser la demande de la saisine d’un tribunal spécial international pour juger les responsables de ces crimes perpétrés avant 2002 et donc, en raison d’accords de paix ratifiés, non passibles de jugement.
chercheuse en sciences politique