C’était le 25 mai 2003. Néstor Kirchner accédait au pouvoir en Argentine. En un an, le président a convaincu en rouvrant le dossier des crimes commis sous la dictature. Reste la situation sociale d’un Etat étranglé par sa dette. Alors que le pays produit des aliments pour 300 millions de personnes, 20 millions d’Argentins (la moitié de la population) ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins essentiels.
Le 24 mars dernier, dix mois après le début de son mandat - et vingt-huit ans après le coup d’Etat militaire de 1976 - Néstor Kirchner promulguait un décret transformant l’Ecole de mécanique des armées (ESMA) en Musée de la mémoire. Le président s’attaquait là au symbole le plus tragique de la dictature. Cette école était la plus grande prison clandestine, au cœur même de la capitale, à quelques dizaines de mètres du stade River Plate où s’était déroulée, en 1978, la finale de la coupe du monde de football.
Quelques heures auparavant, M. Kirchner avait parcouru les installations de l’ESMA en compagnie d’une trentaine d’anciens prisonniers. Une visite aussi émouvante que médiatisée.
Par ce décret, le président, soutenu par les Mères de la place de Mai, envoyait un message très clair, le troisième. Il avait précédemment mis à la retraite les 44 principaux officiers des trois corps de forces armées, puis fait voter au Parlement l’annulation de la loi dite « de point final » et celle relative au devoir d’obéissance qui avaient légalisé l’impunité après la dictature.
******* Kirchner fait-il diversion? «Il faut appeler les choses par leur nom et si vous me le permettez [...] je viens en tant que président de la nation argentine vous demander pardon au nom de l'Etat, qui a, depuis vingt ans que nous sommes en démocratie, gardé un silence honteux sur tant d'horreurs. Soyons clairs: ce ne sont ni la rancune ni la haine qui nous guident, mais la justice et la lutte contre l'impunité. Ceux qui ont perpétré ce crime ténébreux et macabre des camps de concentration, comme l'ESMA, ont un nom: ce sont des assassins que condamne le peuple argentin», a déclaré Néstor Kirchner lors de la visite de l'Ecole de mécanique des armées. Attitude qui lui vaut la sympathie des organisations de défense des droits humains et de larges secteurs de la société civile, mais qui provoque le scepticisme dans certains groupes de la gauche radicale et chez les analystes les plus critiques. Parmi ces derniers, selon l'hebdomadaire Brecha, le sociologue étasunien James Petras, venu récemment en Argentine pour manifester sa solidarité à l'égard des travailleurs en lutte et son soutien aux usines occupées. Il voit en effet en M. Kirchner «un partisan des nouvelles politiques néolibérales qui cherche un appui à peu de frais par le biais de ses actions en matière de défense des droits humains». ******* |
Quelques jours après, le 1er avril, une manifestation réunissait face au Parlement presque 200.000 personnes qui protestaient à la suite de l’assassinat d’Axel Blumberg. Ce jeune homme avait été victime d’un enlèvement, comme tant d’autres personnes qui sont kidnappées quotidiennement par des bandes de délinquants. Cette manifestation contre l’insécurité, exigeant des mesures radicales, a provoqué des changements immédiats parmi les fonctionnaires de haut niveau de la province de Buenos Aires.
« En deux ou trois jours seulement, aiguillonnées par une série de médias liés à la droite, mais légitimement angoissées par une situation bien réelle, les couches moyennes dont on n’entendait plus parler depuis l’application par les banques du corralito (gel des retraits bancaires) en décembre 2001, ont fait sentir leur présence en descendant dans la rue », expliquait alors Carlos Gabetta, rédacteur en chef de l’édition argentine du Monde diplomatique.
Le journaliste prévoyait une nouvelle étape de « turbulences économiques, politiques et sociales » qui allaient « mettre à l’épreuve la solidité du gouvernement Kirchner et sa capacité à faire les bons choix et à trouver les bons appuis ». En effet, les efforts du président dans le domaine des droits humains sont éclipsés par l’insécurité, qui semble être devenue aujourd’hui son « principal opposant », comme l’explique un récent numéro de l’hebdomadaire Brecha. Circonstance aggravante, cette insécurité est un héritage direct des méthodes de la dictature. Derrière les enlèvements et les délits de toutes sortes, on trouve le plus souvent, parmi les instigateurs ou les complices, des cadres de la police formés pendant cette période.
Deux dossiers brûlants
Autour des problèmes structurels macroéconomiques, qui exigent une solution à court terme, se joue l’équilibre instable du gouvernement. Pour l’instant, les sondages montrent que l’Exécutif continue de jouir d’une grande sympathie.
Deux problèmes majeurs difficiles à résoudre et hérités de la période Menem ainsi que des gouvernements antérieurs sont emblématiques du dilemme dans lequel se trouve M. Kirchner : le paiement de la dette extérieure (près de 180 milliards de dollars) et la crise de l’approvisionnement en hydrocarbures.
Selon l’économiste argentin Alfredo García, directeur du Centre d’études financières de l’Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos, « le gouvernement reconnaît la nécessité de redistribuer les revenus, mais il n’en fait pas une priorité ».
L’économiste rappelle que, bien que les objectifs définis en septembre 2003 aient été atteints et même dépassés, M. Kirchner « a dû prendre le 10 mars dernier de nouveaux engagements afin que les représentants des pays industrialisés au sein du Fonds monétaire international (FMI) donnent leur feu vert à la renégociation de l’accord... » Cette position du FMI impose une dépendance absolue à l’Argentine, comme d’ailleurs à l’ensemble des pays endettés.
Dans la lettre envoyée à Anne Krueger, directrice générale adjointe du FMI, le Gouvernement argentin précise que l’un des principaux aspects de sa politique sera de « formuler une proposition telle que la dette soit soutenable pour l’Argentine et qu’elle parvienne à recueillir un large appui parmi les bailleurs de fonds ».
Objectifs contradictoires, selon Alfredo García : les créanciers demandent un paiement le plus élevé possible, ce qui va à l’encontre d’une réponse rapide aux exigences sociales, aux besoins du développement de la production et à la nécessité de créer des emplois, en particulier dans les petites et moyennes entreprises.
Confirmant ces prévisions, le quotidien Clarín titrait le 26 avril dernier « Krueger (le FMI) veut entamer tout de suite la négociation concernant le niveau d’excédent budgétaire pour l’an prochain ». Le journal annonçait que les discussions entre le FMI et le gouvernement débuteront en juin et que des pressions s’exercent pour exiger de l’Argentine un paiement plus important de sa dette (voir encadré).
Le président cède
La crise de l’énergie, dont le rationnement menace la stabilité sociale depuis plusieurs mois, est un autre dossier exemplaire. Elle n’est pas le fruit d’une réelle pénurie, mais des pressions exercées par les multinationales pour obtenir une hausse des tarifs du gaz, de l’électricité et des transports.
La véritable explication est à chercher dans le processus de privatisation et d’aliénation des ressources nationales. Lors de la privatisation du secteur pétrolier, la compagnie espagnole Repsol s’est taillé la part du lion et contrôle aujourd’hui 98% des actions de l’YPF, l’ancienne entreprise pétrolière publique, qui était très rentable. Aujourd’hui, 61% de la production de Repsol vient des puits argentins. Bien que le rachat d’YPF ait représenté un vrai cadeau pour Repsol et que les bénéfices aient été immenses dans le secteur de l’énergie (les entreprises de gaz ont gagné, entre 1993 et 2001, presque 4 milliards de dollars, dont 81% ont été rapatriés et n’ont donc pas été investis en Argentine, même si les infrastructures deviennent vieillissantes), ces multinationales exercent des pressions pour une augmentation des prix.
Or déjà 4,5 millions de foyers, soit environ la moitié de la population, ne bénéficient pas du réseau de distribution de gaz, soit parce que celui-ci n’existe pas localement soit parce que les familles ne peuvent plus payer l’abonnement. Elles doivent donc acheter le gaz en bouteille : proportionnellement, il leur revient alors trois fois plus cher...
Se faisant l’écho des prétentions des grandes multinationales (sept entreprises contrôlent à elles seules 86% de la production), le FMI a renforcé sa pression sur le gouvernement, lui demandant d’augmenter les tarifs et faisant de cette augmentation une condition à la renégociation de la dette. Dans ce contexte, le Gouvernement argentin a signé le 2 avril dernier un accord où il s’engage à augmenter le prix du gaz de façon échelonnée jusqu’en décembre 2006.
Base fragile
L’Argentine de M. Kirchner n’est en rien le paradis. Le gouvernement a certes à son actif des progrès dans les domaines des droits humains, de la lutte contre la corruption, de l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que sa politique d’ouverture internationale. Cependant, les conditions structurelles et les engagements macroéconomiques ne lui laissent que peu de marge de manœuvre tandis que la pression sociale est immense et exige des solutions à court terme. Dilemme difficile à résoudre. D’autant plus que la base militante qui soutient le président est encore faible. La structure du parti péroniste, auquel il appartient, n’accepte pas son leadership et multiplie les embûches. Quant au projet de M. Kirchner de faire alliance avec des secteurs non péronistes, il est resté au point mort.
******* Le FMI presse l'Argentine de rembourser plus vite Depuis la fin des années nonante, on ne dit plus «paiement de la dette» formule à la connotation négative mais «excédent budgétaire primaire», nouveau jargon qui a l'avantage de faire disparaître le mot «paiement». L'idée est pourtant exactement la même, puisqu'il est entendu que cet excédent doit être consacré au service de la dette. Le budget 2004 de l'Argentine se fondait sur une estimation où les revenus fiscaux restaient faibles et prévoyait un gel virtuel des dépenses publiques. Or les rentrées fiscales ont été beaucoup plus importantes que prévu, alors que les dépenses publiques ont été freinées. On observe donc un excédent budgétaire, qui s'élève, selon des chiffres officiels, à plus de 1 milliard de dollars pour le premier trimestre, soit le triple de ce à quoi s'était engagé le pays auprès du Fonds monétaire international (FMI) pour cette période. Pour l'instant, aucune décision n'a été prise concernant l'utilisation de cet excédent. Il existe deux possibilités: le gouvernement peut diminuer les impôts et redistribuer le revenu, ou bien consacrer ce «bonus» au paiement la dette. Selon l'économiste Alfredo García, à part un hypothétique plan d'investissement et le projet (encore confus) d'augmenter les retraites, «aucune mesure économique significative visant à encourager la production ou à redistribuer le revenu n'a été annoncée». En
septembre, le gouvernement rencontrera le FMI pour établir le montant
de l'excédent budgétaire pour les années 2005 et
2006. Tandis qu'il affirme à qui veut l'entendre qu'il restera
ferme sur le maintien du plafond des 3%, le FMI cite un paragraphe de
la lettre d'intention signée l'an dernier par Néstor Kirchner
et qui est on ne peut plus clair: «Au cours des années
suivantes 2005 et 2006 la politique garantira la poursuite
de la tendance apparue en 2002 et consolidée en 2003 et 2004 de
façon à atteindre un niveau suffisant pour assurer le paiement
de la dette.» ******* |
Source : Le Courrier.
Journaliste RP/periodista RP