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L’Argentine, deux ans de Lavagna et un an de Kirchner
par Julio C. Gambina
12 juin 2004

Le pays a beaucoup changé depuis l’urgence de la crise de fin 2001. Durant les quatre premiers mois de 2002, suite à la dévaluation du peso et à l’abandon de la parité 1 peso/ 1 dollar (ou loi de convertibilité), l’inflation s’était envolée au même rythme que le prix de la devise. Tout semblait indiquer que l’Argentine ne pouvait se sortir du marasme économique et social, car l’impact régressif dans la distribution des revenus amplifiait l’inégalité concernant l’appropriation de la richesse, avec son résultat conséquent dans l’étendue de la conflictualité à des couches de la société très variées.

Cacerolazos [1], assemblées de quartier et piquetes [2] faisaient partie du paysage politique quotidien. Un temps nouveau était en train de naître avec une initiative politique venant de secteurs sociaux jusque-là subordonnés à l’orientation des classes dominantes, dans un premier temps par la répression génocide de la dictature [3], puis par le règne de la pensée unique et de la dictature des marchés. Il était alors évident que l’initiative politique avait changé de camp, provoquant une déstabilisation du capitalisme national, de ses mécanismes et du régime politique lui-même.

« Que se vayan todos » (« qu’ils s’en aillent tous ») était l’expression qu’utilisait le bloc populaire en construction à ce moment-là, et peu de dirigeants politiques pouvaient marcher dans la rue sans être rejetés par une bonne partie de la société. Commence alors la reprise d’une initiative qui conduira, deux ans plus tard, à la recomposition économique et commerciale des classes dominantes et à la normalisation institutionnelle des pouvoirs de l’Etat, y compris les déformations du pouvoir hégémonique, exprimées dans la manipulation de la conscience sociale pour pouvoir ensuite utiliser la répression contre l’insécurité et les manœuvres législatives contre des voix alternatives au sein du Parlement.

En avril 2002, Roberto Lavagna assume le ministère de l’économie sous la présidence d’Eduardo Duhalde, suite à un échange avec Remes Lenicov -responsable de la dévaluation- qui devient alors chargé diplomatique de Duhalde pour l’Union européenne. Un an après et avec 22% des votes, Néstor Kirchner accède au pouvoir exécutif devant l’abandon de Carlos Menem, qui avait atteint 25% d’intentions de votes pour les élections présidentielles. Lavagna et Kirchner seront les artisans de la normalisation économique et politique du capitalisme national. Le premier en promouvant la stabilisation des comptes publics, l’accord avec la communauté financière internationale (le FMI et le G7) et en prévoyant le fonctionnement de l’activité des entreprises. Le second en générant un climat de consensus majoritaire pour la reconstruction du capitalisme national ou, comme il le répète assidûment, un capitalisme sérieux et normal. Souffrant initialement d’un faible appui et d’une méconnaissance populaire de son programme, il jouit aujourd’hui d’un pourcentage d’acceptation sociale important, générant des attentes locales et internationales.

Tensions entre deux initiatives

Il est intéressant d’observer l’évolution des initiatives politiques contradictoires, entre les classes dominantes et les classes subordonnées, dans le période qui va de l’explosion de la crise jusqu’à aujourd’hui.

Les premières prétendent reprendre l’offensive après avoir soutenu les annulations des lois d’impunité [des militaires, ndlr] au Parlement, les changements à la Cour suprême et les mobilisations populaires condamnant une fois de plus le coup d’Etat de 1976, avec le symbole de récupération de la mémoire à l’ESMA [4]. Mais il ne s’agit pas seulement de droits de l’homme. L’économie est également en question et l’objectif fixé est de rendre leur rentabilité aux commerces affaiblis, non seulement par la longue récession de 1998 à 2002, mais également par les effets en chaîne récessifs suite à la dévaluation et à la crise économique fin 2001. C’est la pression des créanciers étrangers pour poursuivre le remboursement de la dette publique en cessation de paiements, réussite qui, jusqu’à maintenant, n’a été obtenue que par les organismes financiers internationaux [5]. Les entreprises de services publics privatisées demandent également la hausse de leurs tarifs [pour les services qu’elles prestent, ndlr] ou en appellent au FMI ou au secteur bancaire pour assurer les compensations exigées par la fin de la loi de convertibilité. Et de grands fabricants, producteurs et exportateurs -nouveaux bénéficiaires de la politique économique- réclament une contribution fiscale encore plus faible avec une diminution des prélèvements et autres contributions fiscales.

Les secondes tentent de maintenir un climat social de rupture avec l’hégémonie, construite sur le terrorisme d’Etat et l’ordre incité par l’hyper-inflation et un taux de chômage élevé. Il est certain qu’au début de l’explosion de la crise, avec l’importante mobilisation dans la rue, tout paraissait plus facile, mais en remplaçant la fragmentation et l’absence d’un pouvoir politique articulé de caractère alternatif, la possibilité de construire un autre scénario pour le développement socio-économique est repoussée. Avec l’expérimentation de nouveaux phénomènes et de nouvelles formes de regroupement social se met en marche une nouvelle étape de l’accumulation du pouvoir populaire qui se manifeste dans la multiplicité des initiatives associatives à caractère non-lucratif qui surgissent des pratiques des assemblées populaires, des piqueteros, des coopératives de travailleurs des usines récupérées ou des collecteurs et recycleurs de déchets, entre autres. Toutes ces expériences recherchent une construction alternative au capitalisme. C’est aussi la prétention, pour quelques-uns, de redéfinir le sens de la construction du socialisme. Ce secteur social actif articule sa pratique autour d’un programme politique encore éclaté, défini comme de gauche et de centre-gauche, qui agit au sein des parlements locaux, provinciaux et nationaux et au-delà, participe à des manifestations contre la guerre en Irak ou contre la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA/ALCA).

Ce sont là deux tendances qui expriment la complexité de la situation actuelle en Argentine. La croisade pour la sécurité suite à la séquestration et à l’assassinat d’un jeune homme [6] rend visible les contradictions d’une société qui se mobilise pour la sécurité personnelle tout en ayant la moitié de sa population en dessous du seuil de pauvreté et un cinquième de sa population active au chômage. Il s’agit là d’une insécurité sociale qui interdit les droits citoyens constitutionnels et qui, grâce à l’action idéologique, limite les possibilités de revendications sur la voie publique, condamnant à qui s’y risque. A quelques jours d’intervalle, une multitude de personnes ont manifesté. D’abord contre le génocide et l’impunité du pouvoir. Ensuite pour inciter à une répression et à une pénalisation plus fortes du délit.
Ce sont des mouvements qui incluent et impliquent des sentiments confus mais qui expriment des initiatives claires pour faire avancer la société dans un sens ou un autre. C’est là le dilemme actuel qui nous mène à nous interroger sur qui l’emporte sur qui.

Peut-on vivre éternellement d’expectatives ?

Le dollar ne s’est pas envolé, contrairement à ce que beaucoup avaient prédit, et depuis le plafond de presque 4$ atteint vers la mi-juin 2002 s’est initié un processus d’appréciation du peso par rapport au dollar qui tourne autour de 2,95$. L’inflation de 10% d’avril 2002 s’est réduit à 3,6% durant 2003 et l’impact sur les prix de janvier à avril 2004 est de 2,2%. Et bien que certains pronostiquent une hausse d’environ 10% sur toute l’année, les évaluations indiquent une stabilisation relative des prix, ce qui comprend bien sûr l’inégalité due au gel virtuel des salaires de la moitié de la population et une augmentation des prix au détail de 48,8% depuis la dévaluation.

Le redressement de l’économie a atteint 8,7% en 2003, sans reproduire le -11% de l’année précédente, mais en donnant une sensation semblable à la longue période récessive, à tel point que l’on espère une hausse du PBI de 6 à 7% pour 2004. Ce redressement est lié à des causes externes telles que l’augmentation, au niveau international, des prix des produits d’exportation du pays et les meilleures conditions de compétitivité locale due à l’impact de la dévaluation. Ainsi, la diminution des importations a relancé la production locale, mobilisant une force de travail dans des conditions majoritairement précaires.

C’est donc un tableau qui, dans l’ensemble, a généré des attentes et l’on peut affirmer, d’un point de vue optimiste, que 40% de la population a amélioré ses revenus ou a placé ses économies ou ses liquidités dans une dynamique économique, via la liquidation de ses placements, des versements fixes ou encore par le dépôt de devises dans des coffres-forts ou « sous le matelas ». Cette situation se voit clairement dans le secteur immobilier et aussi durant les périodes touristiques estivales et de semaine sainte. Le tourisme à plein et la demande croissante d’hôtellerie et de restaurants offrent une image de sortie de crise, tant au plan national qu’international. Cependant, l’information qu’il faut retenir est celle du vase à moitié plein des indicateurs sociaux qui, malgré une légère réduction du taux de pauvreté, se maintiennent à des niveaux alarmants.

Les questions sont nombreuses et variées. L’Argentine peut-elle s’appuyer sur l’évolution favorable des prix internationaux des biens exportables ? Quelle est la limite d’utilisation de la capacité industrielle inutilisée ? La capacité de paiement de l’Etat aux créanciers de la dette publique suite aux accords en cours de négociation sera-t-elle soutenable ? Combien de temps encore va-t-on pouvoir contenir le conflit social avec les plus démunis ? Est-il possible de continuer avec le gel des salaires des fonctionnaires et des versements de retraites et pensions ? Combien de temps peut se maintenir une politique sociale étroite sans créer de véritables emplois durables ? Quelle sera l’insertion internationale du pays ? Nous faisons ici référence au processus de négociations en cours pour la ZLEA, mais aussi avec l’Union européenne ainsi qu’à l’intérieur même du MERCOSUR et au-delà, avec le Venezuela et d’autres régions de l’hémisphère sud.

Ce sont là des questions pour penser les choses au-delà des expectatives générées. Elles font allusion à des problèmes dont la solution définira le cours du développement de l’Argentine et qui n’incombe pas seulement au gouvernement. Les tendances contradictoires dont nous avons parlé vont se tendre plus encore, d’un côté pour reprendre le cours des choses selon le désir des classes dominantes, de l’autre pour avancer vers une nouvelle organisation de la société. Tâche qui peut difficilement se restreindre à la scène nationale et requiert des connexions avec des processus proches, en particulier avec le Brésil mais aussi avec d’autres expériences en Amérique du Sud.

Ce qui est sûr, c’est que la dynamique sociale et politique actuelle accentue la tension entre les différentes initiatives qui donnent le rythme au développement et qui ont un impact sur la vie quotidienne. En ce sens, et après un an de l’actuel gouvernement, reviennent en tête les mots présidentiels de « recomposer le capitalisme national ». Ce « capitalisme national » est-il possible en ces temps de globalisation ou bien son véritable sens est la consolidation d’un capitalisme qui ne serait plus dominé par les capitaux transnationaux qui agissent dans le pays ? Plus encore que de répondre à ces questions, mieux vaut continuer la lutte pour l’accumulation de pouvoir populaire et pour la réinstallation d’une perspective de construction alternative, que je continue à appeler socialisme.


Source : Argenpress.info, 19 mai 2004.

Traduction : Cynthia Benoît, pour RISAL.

Notes :

[1Cacerolazo : de l’espagnol cacerola, casserole. Néologisme utilisé pour décrire les manifestations de fin 2001, durant lesquelles les participants avaient pour habitude de taper sur des casseroles. (N.d.T.)

[2Le mouvement des piqueteros (nom provenant de piquete, piquet de grève) est présent en Argentine depuis 1998 ou début de la récession économique. Depuis la crise de décembre 2001, ils représentent un des groupes sociaux les plus actifs, malgré de continuelles attaques médiatiques et politiques de déstabilisation. (N.d.T.)

[31976-1983. (N.d.T.)

[4L’école de marine argentine servait, durant la dictature, de lieu de torture et de concentration de prisonniers politiques. Le 24 mars dernier, jour anniversaire du coup d’Etat, Kirchner a annoncé lors d’un discours en ce même lieu, qu’il transformerait l’ESMA en un musée de la mémoire de la dictature, geste qui reste fort dans ce pays ou l’impunité des criminels de la dictature reste de mise depuis presque 30 ans... (N.d.T.)

[5A lire : Sergio Ferrari, Argentine : la marge de manœuvre de Kirchner se réduit, Le Courrier / CADTM, 27 mai 2004.
http://www.cadtm.org/article.php3?id_article=667

[6Cette croisade est celle du père d’Axel Blumberg, assassiné pendant sa séquestration. A pris l’ampleur d’une véritable lutte contre l’insécurité et la délinquance, et dont les principaux militants proviennent des classes moyennes aisées de la Capitale fédérale. (N.d.T.)

Julio C. Gambina

President de la Fundación de Investigaciones Sociales y Políticas, FISYP, Buenos Aires. www.juliogambina.blogspot.com
ATTAC-Argentina - CADTM AYNA