« Kirchner décide de ne pas payer le FMI », titrait le 10 septembre dernier le célèbre quotidien mexicain La Jornada. La veille, le prix Nobel de la Paix Adolfo Perez Esquivel et Beverly Keene (Jubilé Sud) se fendaient d’une lettre de soutien au président argentin. A sa lecture, on avait l’impression que le gouvernement de la république naufragée avait décidé de rompre avec les organismes internationaux de crédit. Or, la réalité est plus nuancée. Si Nestor Kirchner a bien développé « une stratégie de négociation » avec le FMI - selon les dires du directeur de la Banque centrale -, à aucun moment, le gouvernement n’a envisagé la possibilité de se passer d’un accord.
« On ne peut condamner nos peuples à la pauvreté et à la marginalité pour simuler le paiement d’une dette impayable », tels étaient les propos de Kirchner il y a quelques semaines, à l’occasion de la visite du président vénézuélien Hugo Chavez. Surprenant ? Tout comme les premiers mois du nouveau mandataire qui ont soulevé beaucoup d’expectatives au sein de la population.
N’ayant recueilli que 22% des suffrages aux élections, Nestor Kirchner, soutenu par l’ex président Duhalde et issu des rangs du Parti justicialiste (péroniste), tente aujourd’hui de se construire une base sociale et est passé maître dans le maniement des symboles. Il a notamment démis les hautes autorités militaires et policières ; a forcé la démission du président corrompu de la Cour suprême et a permis l’abrogation des lois protégeant les tortionnaires de la dictature. Ces mesures lui ont valu un appui populaire sans précédent. Le nouveau gouvernement bénéficie en plus d’une timide reprise de la croissance : + 6,5% pour le PIB au premier semestre 2003, pour une chute de 10,9% l’an passé. Mais quelle attitude allait-il adopter dans la « mère des batailles » - celle de la dette extérieure ?
Défaut de paiement
Le 9 septembre, le gouvernement argentin annonçait un défaut de paiement pour une dette de 2,9 milliards de dollars arrivant à échéance, expliquant qu’il ne pouvait y consacrer 25% des réserves monétaires de la Banque centrale. Déjà en suspension de paiement avec les créanciers privés depuis 2001, le gouvernement décidait de ne plus faire de concessions au FMI si celui-ci n’acceptait pas le projet de Lettre d’intention souscrite par l’Argentine. Il revendiquait un accord ne fragilisant pas la reprise en cours, et la prise en compte de la croissance économique et des paramètres sociaux pour la fixation du montant de l’excédent budgétaire. La crise était ouverte, pour peu de temps…
L’Argentine bénéficia rapidement du soutien de plusieurs pays latino-américains, comme le Chili et le Mexique, alors que le gouvernement Lula ne s’est pas manifesté. De leur côté, les États-Unis ont surtout insisté sur la conclusion rapide d’un accord. « Il est temps que le FMI se montre souple et raisonnable avec l’Argentine », a affirmé Roberto Noriega, le haut responsable du département d’État pour l’Amérique latine (Libération, 11/09/2003). Une défaillance de paiement de la part de l’Argentine aurait été très préjudiciable pour le FMI dont Buenos Aires est le principal débiteur.
L’accord
Le FMI exigeait notamment de Buenos Aires une augmentation des tarifs des services publics privatisés - congelés par Rodriguez Saa -, la libération du marché des changes des interventions de la Banque centrale, l’indemnisation des banques étrangères - pas un mot pour les petits épargnants ! - ainsi qu’un douloureux excédent budgétaire primaire de 4 ou 4,5%.
Sous la pression des États-Unis, un accord a finalement été conclu entre le gouvernement Kirchner et l’équipe du FMI. Il doit maintenant être approuvé par le directoire de l’organisation internationale, et donc par des représentants du G 7. Cette étape ne devrait être que pure formalité, même si plusieurs exigences des pays européens ne sont pas reprises dans la Lettre d’intention.
L’accord permettra à l’Argentine de présenter comme prévu son plan de restructuration de la dette (102,173 milliards de dollars) lors de la réunion annuelle du FMI et de la Banque mondiale à Dubaï ces 22 et 23 septembre. Il devrait également permettre de restructurer 90 milliards de dollars dus à divers créanciers privés, offrant la possibilité à Buenos Aires de rétablir ses lignes de crédit coupées depuis l’an dernier.
Le gouvernement argentin a ainsi obtenu le rééchelonnement - pour après 2006 - d’une dette de 21,6 milliards de dollars, des emprunts dus aux institutions multilatérales. L’Argentine ne paiera que les seuls intérêts de ces emprunts, soit 2,3 milliards de dollars, lors des trois années couvertes par le nouvel accord qui ne prévoit aucun apport d’argent frais au pays. Quant à la dette de 2,9 milliards de dollars qui venait à échéance, elle sera payée avec les réserves liquides de la Banque centrale. Tout ceci n’a rien d’un cadeau ; il s’agit de la gestion routinière de la dette au détriment des pays débiteurs.
A propos de la hausse des tarifs des services publics privatisés aux mains d’entreprises étrangères - elles exigent une augmentation de 20 à 30% -, aucun calendrier n’a été fixé, malgré les pressions de plusieurs pays européens. Le ministre de l’Intérieur avait signalé qu’il n’y aurait pas d’augmentation des tarifs tant qu’il n’y aurait pas rediscussion des concessions. Kirchner, de son côté, avait déclaré que « Le FMI ne doit pas faire de lobby pour certains groupes économiques » (Argenpress, 06/09/2003) et qu’il excluait toute augmentation de tarifs pour les transnationales ayant déposé plainte contre l’État argentin. La Fédération internationale des Droits de l’Homme (FIDH) avait à ce sujet exprimé, en juillet dernier, sa « plus vive réprobation » après le recours intenté par la compagnie française EDF devant un tribunal d’arbitrage de la Banque mondiale. Cette dernière s’est d’ailleurs érigée en porte-parole des entreprises privatisées en réclamant une plus grande rapidité dans les renégociations des contrats qui doivent, selon elle, mener à une augmentation des tarifs. Rappelons qu’à l’époque des privatisations, le bras financier de la Banque mondiale, la Corporation financière internationale, avait octroyé des prêts aux transnationales pour s’approprier le patrimoine public argentin.
Point positif : l’accord ne prévoit pas d’indemnisation pour les banques étrangères à concurrence de 7 milliards de dollars, perdus lors de la dévaluation du peso en janvier 2002.
L’Argentine a également réussi à infléchir les exigences du FMI sur l’objectif d’excédent budgétaire. Le gouvernement devra dégager un excédent budgétaire primaire de 3% pour 2004, contre les 4 - 4,5% demandés par le FMI. Cet excédent servira à payer les intérêts de la dette. Quand on sait que la France et l’Allemagne ont toutes les peines du monde à s’en tenir aux 3% de déficit budgétaire imposés par le Traité de Maastricht, on peut imaginer les sacrifices qui vont être imposés à la population pour atteindre un boni budgétaire de 3% !
L’accord porte sur trois ans mais les mesures ne concernent que 2004. D’autres négociations devront avoir lieu.
Pour savoir comment la population a interprété les derniers événements, le sondage paru dans le quotidien Pagina 12 (14/09/2003) est intéressant. On y constate que l’effet Kirchner continue à jouer. La grande victoire de ses troupes aux élections du 14 septembre - quelques jours après la « crise » avec le FMI - le confirme et renforce la position du président face aux conservateurs, à l’intérieur et hors de son parti. Sept Argentins sur dix estiment que c’est un bon accord et que le gouvernement a bien négocié. Mais le sondage dévoile aussi un grand ressentiment de la population à l’égard du FMI, des différents créanciers internationaux et de la dette extérieure. Neuf personnes sur dix estiment que l’accord favorise le FMI. Et trois sur dix que cette Lettre d’intention bénéficiera aux gens en situation de pauvreté.
La prise de position du gouvernement marque un relatif changement, surtout pour les fonctionnaires internationaux, peu habitués à rencontrer de la résistance chez les dirigeants argentins. Le gouvernement n’a pas voulu céder sur des points politiquement très sensibles - surtout à la veille d’élections. L’accord représente un succès politique certain pour le président Kirchner, qui a dirigé la phase finale de la négociation, en prenant le contre-pied à un certain moment du ministre des Finances Lavagna. En ce sens, l’accord est avantageux, surtout si on le compare avec celui signé par le Brésil en février dernier ; mais parler de victoire, c’est occulter la situation générale. Kirchner a qualifié lui-même l’accord comme n’étant pas « une panacée ». L’Argentine est un pays dépendant qui s’est engagé à payer une dette sidérale et à dégager un excédent budgétaire primaire phénoménal qu’il n’a jamais atteint ces dernières années. Le premier budget de l’ère Kirchner cadre d’ailleurs bien aux exigences du FMI : réduction des dépenses publiques, augmentation de la pression fiscale et augmentation des paiements de la dette (Clarin, 18-09-03).
En 1983, Raúl Alfonsin prenait le pouvoir, ce qui mettait formellement un terme au régime militaire. Tout en garantissant légalement l’impunité des tortionnaires, Alfonsin décidait de prolonger la dictature du FMI en reconnaissant ses dettes, et mettait celle des entreprises privées à la charge de l’État. Kirchner a fait preuve d’audace en faisant annuler les lois d’impunité. Une telle audace en matière économique serait nécessaire. La seule solution viable pour l’Argentine est de répudier la dette odieuse.