Intervention d’Eric Toussaint, président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) au débat contradictoire « ON TRACK ? DERAILED ? OTHER VOICES FOR OTHER ROUTES » qui s’est tenu dans le cadre de l’Annual World Bank Conference on Development Economics, au Palais d’Egmont, à Bruxelles, le 10 mai 2004 [1]
1) La question que l’organisateur du débat me pose aujourd’hui : qu’a-t-on appris du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) ces dernières années en termes d’évolution ?
Selon moi, l’évolution de la BM et l’évolution récente du FMI vont dans le mauvais sens. Une évolution régressive.
Il y a quelques années encore, les réformistes comme Joseph Stiglitz et Ravi Kanbur [2] s’exprimaient, faisaient des propositions. On pouvait penser au retour d’un keynésianisme modéré au sein de la Banque. Manifestement, cet épisode est terminé. Ils ne sont plus là.
Du côté du FMI, l’élection de Rodrigo Rato, à nouveau un Européen à sa tête comme directeur général, indique que malgré les demandes répétées d’une série de pays, membres de la BM et du FMI, on ne respecte pas la volonté de bonne gouvernance au sein de ces deux institutions. C’est un peu comme dire : « Faites la bonne gouvernance comme on vous dit de la faire, mais ne faites surtout pas comme nous ».
2) Par rapport aux objectifs du Millénaire [3], manifestement, ils ne seront pas atteints alors qu’ils sont déjà très timides.
La pauvreté, nous dit-on, a tendance à diminuer. Peut-être trop lentement mais quand même, elle diminue.
Soyons sérieux. Les deux pays qui permettent à la BM de dire que le chiffre absolu de pauvres a diminué, ce sont la Chine et l’Inde. Deux pays qui selon la BM n’appliquent pas entièrement ses recommandations et celles du FMI.
Vous le savez très bien. Une série de mesures de contrôle sur les mouvements de capitaux, d’inconvertibilité de la monnaie chinoise, etc. ne sont pas conformes aux recommandations de la BM et du FMI.
Et vous espérez bien, à la BM et au FMI, changer les choses dans le cadre de l’adhésion de la Chine à l’OMC et ses conséquences. Et là on verra si cette diminution de la pauvreté continuera en Chine ou au contraire si le coût de l’intégration complète de la Chine au marché mondial, dans les conditions actuelles du commerce mondial, augmenteront ou pas la pauvreté.
Je crois qu’il y a un grand risque qu’elle augmente.
En tout cas, ce qui est certain : dans les régions du monde qui ont appliqué le plus radicalement les recommandations de la BM et du FMI, à savoir l’Afrique subsaharienne, l’Amérique latine et la Caraïbe et l’Europe centrale et orientale, c’est là, d’après vos chiffres, qu’il y a eu une forte augmentation de la pauvreté absolue.
Et donc, ce n’est pas en appliquant vos recommandations que l’on atteindra les objectifs de réduction de la pauvreté dans le cadre du Millenium Round (les objectifs du millénaire).
3. La dette des PPTE (Pays Pauvres Très Endettés. En anglais : HIPC) et celle des pays dit émergents.
3.1. L’initiative PPTE. Vous êtes certainement au courant de la publication le 20 avril 2004 par le General Accounting Office des Etats-Unis d’un rapport [4] extrêmement inquiétant et négatif sur le financement de l’Initiative PPTE. Le GAO parle d’un gap, d’une insuffisance extrêmement importante de financement de cette initiative. Selon le GAO, il manquerait 375 milliards de dollars d’ici 2020 pour atteindre l’objectif de soutenabilité de la dette des PPTE. Donc, de ce côté-là, le panorama est également extrêmement inquiétant.
3.2. La dette des pays émergents. Par ailleurs, on peut s’interroger sur ce que l’augmentation de l’endettement des pays émergents va donner comme résultats dans les années à venir.
Aujourd’hui il y a une légère augmentation du prix des matières premières. Il y a un endettement renouvelé, important. Une forte émission de bons de la dette publique. Donc il y a une croissance de la dette dans un contexte de taux d’intérêt relativement bas.
On sait que les taux d’intérêts vont augmenter.
Si les prix des matières premières, qui sont, on le sait, volatiles, repartent à la baisse, que va-t-il se passer dans un an, dans deux ans ?
Je vous pose la question et, à mon avis, il y a de quoi s’inquiéter.
Je termine par deux choses.
4. Il y a à nouveau transfert net négatif sur la dette [5]. Les pays endettés remboursent plus que ce qu’ils ne reçoivent comme prêts. C’est également vrai dans le cas de la Banque mondiale depuis 1998. Vous à la Banque mondiale, vous recevez plus d’argent en remboursements que ce que vous octroyez comme nouveaux prêts. Vous le savez très bien puisque c’est vous qui publiez cela dans les World Debt Tables.
5. Dernier point.
Les inégalités s’accroissent. Vous ne parlez plus du thème de la redistribution des revenus. Cela, c’était bon pour Hollis Chenery [6]. Cela remonte à il y a très longtemps. Dans les années 70.
Depuis les années 80, vous parlez de réduction de la pauvreté mais vous ne parlez plus de la répartition des revenus. Tant que l’on n’abordera pas frontalement la question de la répartition des revenus et du patrimoine dans les pays du Sud, dans les pays du Nord, et entre Nord et Sud, on ne trouvera pas de solution.
Deuxième contribution d’Eric Toussaint au débat.
Bruxelles, le 10 mai 2004
Les régions du monde qui ont systématiquement appliqué les politiques de la Banque Mondiale et du FMI ont connu une croissance de la pauvreté absolue.
Premièrement, je vais commencer par répondre à M. Uri Dadush, directeur du groupe de Perspectives de développement de la Banque Mondiale qui vient de déclarer que je me trompais en affirmant que les régions du monde qui ont systématiquement appliqué les politiques de la Banque Mondiale et du FMI ont connu une croissance de la pauvreté absolue. Il prétend que les pays qui ont appliqué les politiques de la Banque Mondiale ont au contraire obtenu des résultats positifs sur la réduction de la pauvreté. Ceci est incorrect.
Les chiffres sont très simples, il n’y a qu’à regarder les données présentées clés mondiaux publiés par la Banque Mondiale.
C’est très simple. Vous comptabilisez le nombre de pauvres en utilisant le seuil d’un dollar par jour et vous appliquez votre critère à l’Amérique latine, l’ancien bloc soviétique et l’Afrique sub-saharienne et vous obtenez en 1999, 100 millions de personnes de plus qui vivent dans la pauvreté absolue qu’en 1990.
Selon la même source, en Chine et en Inde le nombre de pauvres absolus a diminué de 200 millions. A partir de cela, vous prétendez que le nombre de personnes vivant dans la pauvreté absolue a diminué de 100 millions. Ceci est un calcul simple : vous pouvez dire qu’il y a 100 millions de pauvres en moins qu’il y a 10 ans grâce à la contribution de la Chine et de l’Inde.
Si vous prenez l’ancien bloc soviétique, en utilisant vous propres chiffres, l’Afrique sub-saharienne en utilisant vos propres chiffres et l’Amérique latine et la Caraïbe en utilisant vos propres chiffres, le nombre de pauvres a augmenté.
Maintenant vous sous-estimez la situation réelle de la pauvreté, du nombre de pauvres, comme le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et la CNUCED l’ont montré dans différentes études. Ce que j’affirme est sérieux. C’est quelque chose sur quoi je ne transige pas. Je me base sur vos données qui, je pense, sous-estiment la gravité de la situation.
Pour mon deuxième point, je voudrais faire appel à l’histoire. Le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale ont été créés après la seconde guerre mondiale, après une longue période de dépression et d’instabilité, pour réguler l’économie.
Depuis 1980, nous sommes passés par 25 ans de démantèlement des mécanismes de régulation, démantèlement du contrôle des flux de capitaux et démantèlement des législations du marché du travail. C’est quelque chose que vous admettez vous-mêmes : vous voulez défaire, vous voulez supprimer les mécanismes qui sont un obstacle à la libéralisation des marchés. Et vous avez fait cela pendant 25 ans.
Je pense que l’on peut maintenant tirer les leçons de ce travail de 25 ans. Si c’était 5 ans, vous pourriez dire « OK, laissez-nous du temps pour faire nos preuves » mais vous avez eu 25 ans et les résultats sont horrifiants. Cela est très clair.
Et j’espère qu’il y aura un retour de balancier. En d’autres mots, qu’il y aura un nouveau mouvement de régulation. Certaines personnes, dans vos institutions, (comme J. Stiglitz) ont fait des suggestions et elles n’ont pas été écoutées. Il y a encore quelques réformistes mais on ne publie pas leurs opinions ; les autres viennent de démissionner. Et vous n’avez pas été capables de faire les changements nécessaires. Le changement va inévitablement se produire parce que la réalité est là, la pression est extrêmement forte.
Il y a des mouvements qui s’opposent à cette globalisation néo-libérale qui bénéficie aux multinationales et d’autres mouvements populaires. La pression sera telle que vous serez condamnés à reconnaître à un certain moment qu’une approche différente est nécessaire.
Maintenant, j’en viens à mon troisième point. Si l’on prend les chiffres du PNUD et de la Banque Mondiale, on a alors besoin de 80 milliards supplémentaires par an pendant 10 ans pour assurer l’accès universel à une gamme de services de base.
Laissez moi faire un calcul très simple. En termes de dette externe, les pays du Tiers Monde remboursent chaque année trois fois ce montant. Je ne parle pas de la dette totale, je parle de la dette publique, celle des gouvernements. Ils remboursent chaque année entre 220 et 240 milliards de dollars.
Une autre comparaison : 80 milliards de dollars cela représente le 1/5 du budget militaire américain. C’est 8% des dépenses publicitaires mondiales. C’est la moitié du total des fortunes des quatre personnes les plus riches du monde. Cela représente 0,3% du total des fortunes de tous les millionnaires de la planète qui représentent moins de 0,1% de la population mondiale. En d’autres termes, si vous avez besoin d’argent, il y a quelques avenues qui peuvent être explorées. Prenez l’argent là où il est.
Je me rappelle avoir été sidéré en lisant dans un document de la Banque Mondiale de 1994 quelque chose qui voulait dire :
« C’est magnifique, les pauvres veulent payer des impôts ... alors que les riches n’aiment pas en payer ». La conclusion que la Banque en a tiré est que les pauvres devraient payer des impôts puisqu’ils sont d’accord d’en payer, et que nous ne devrions pas prélever des impôts chez les riches.
Mais la situation changeante signifie la mise sur pied et l’application d’un système d’imposition progressive. De nombreux mouvements citoyens luttent pour cela.
Et finalement, regardons ce tableau.
Graphique 1. Comparaison entre les dépôts des PED dans les banques des pays les plus industrialisés et les dettes des PED à leur égard
La colonne rouge dans la partie gauche du tableau représente les dépôts effectués dans les banques du Nord par les résidents des pays endettés. La source de cette information est la Banque des règlements internationaux (BRI, www.bis.org). Ce sont donc des nationaux du Sud qui déposent de l’argent dans les banques du Nord. Nous ne parlons pas des pauvres, nous parlons des capitalistes vivant dans le Sud dont les dépôts en liquide dans les banques du Nord s’élèvent à 1460 milliards de dollars. Sur la colonne blanche, vous voyez 700 c’est-à-dire 700 milliards de dollars. Ceci représente le total des crédits octroyés par les Banques du Nord aux pays du Sud, ce qui signifie que les pays du Sud sont créanciers nets (prêteurs nets également) et non l’inverse.
Après 13 ans de procédures juridiques entamées par les autorités philippines à la fin des années 80 après la chute de la dictature de Marcos, contre sa famille, la Suisse a renvoyé 500 millions de dollars aux Philippines. C’était l’année dernière. L’argent volé par Fujimori et Montesinos a été rétrocédé par la Suisse au Pérou ; certaines sommes ont également été rétrocédées au Mexique. Quelle serait l’issue si nous soutenions les recherches visant à localiser l’origine exacte de l’argent déposé sur des comptes dans les banques du Nord et si l’argent acquis de manière illicite était rétrocédé aux populations du Sud à travers des fonds de développement gérés par les populations du Sud.
En résumé, l’argent doit être pris chez ceux qui l’ont - c’est-à-dire les super riches - et rendu aux populations du Sud. Des mesures qui vont plus loin doivent être prises pour redistribuer la richesse. C’est seulement en appliquant ces mesures et en abandonnant le Consensus de Washington que les objectifs du Millénaire auront une chance d’être atteints.
[1] Ceci est la version éditée de l’intervention d’Eric Toussaint dans le débat : Sur la bonne voie ? Déraillé ? D’autres voix pour d’autres routes. Président : Patrice BARRAT, The Bridge Initiative on Globalization. Participants au débat : Eric TOUSSAINT, Président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde ; Christophe AGUITON, Militant à ATTAC ; Augusto LOPEZ-CLAROS, Economiste en chef du Forum économique de Davos ; Uri DADUSH, Directeur du groupe sur les perspectives de développement, Banque mondiale. Sur le site de la Banque mondiale.
[2] Voir la déclaration de la Banque à propos de la démission de Ravi Kanbur en juin 2000 : http://www.worldbank.org/poverty/wdrpoverty/rkanbur.htm
[3] Les objectifs du millénaire sont destinés à réduire la pauvreté d’ici 2015, dans huit domaines allant de la pauvreté monétaire à la santé et de l’éducation à l’accès à une alimentation décente. Voir le livre 50 Questions 50 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, Damien Millet et Eric Toussaint, éd. CADTM/Syllepse, 2003.
[4] Le GAO est l’équivalent de la Cour des Comptes. Rapport complet disponible sur internet : www.gao.gov/cgi-bin/getrpt ?GAO-04-688T
[5] On appelle transfert net sur la dette la différence entre le service de la dette (remboursements annuels - intérêts plus principal - aux pays industrialisés) et les prêts reçus pendant la même période. Le transfert net sur la dette est positif quand le pays ou le continent concerné reçoit plus (en prêts) que ce qu’il rembourse. Il est négatif si les sommes remboursées sont supérieures aux sommes prêtées au pays ou au continent concerné. Le transfert net sur la dette est négatif depuis 1997 pour les PED pris ensemble. Pour l’Amérique latine et la Caraïbe, il est négatif depuis 1996.
[6] Hollis Chenery a été économiste en chef à la Banque mondiale de 1970 à 1982 pendant le mandat de Robert McNamara (président de la Banque mondiale de 1968 à 1981).
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.