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Qui sauvera l’Italie de la « manœuvre Sauver-l’Italie » ?
par Chiara Filoni
8 janvier 2012

L’Italie compte parmi les plus « mauvais élèves » de la zone euro si l’on retient le critère du pourcentage de sa dette publique sur son PIB (120 %). Elle arrive en avant-dernière position, juste devant la Grèce (162 %) et derrière l’Irlande (112 %), l’Autriche, le Portugal (tous deux à 102 %) et la Belgique (97 %) [1]. La crise de la dette en Italie est si grave qu’elle a eu pour conséquence le renversement du quasi indéboulonnable gouvernement de Berlusconi, qui voulait tout sauf abandonner son poste de premier ministre. Les taux d’intérêt des Bons du Trésor Pluriannuels (BTP) avaient atteint un pic à 7 % (avec un spread [2] des BTP de 575 points de pourcentage), soit un seuil technique et psychologique au-delà duquel plane le spectre du défaut. Le 9 novembre, au lendemain de l’annonce de la démission de Berlusconi (après que le Parlement lui a refusé sa confiance sur le bilan financier), les taux d’intérêt ont commencé à redescendre (avec un taux de 5-6 % et un spread de 380-400 points), suscitant l’enthousiasme des économistes libéraux qui applaudissent le nouveau gouvernement. En réalité, il y a peu de raisons de se réjouir puisque les travailleurs italiens n’ont pas fini de payer « leur » dette.

Le nouveau gouvernement commissionné par l’Union européenne et présidé par le professeur Monti, loin de pouvoir améliorer la situation, n’est pas seulement aligné sur les diktats européens et la politique néolibérale, mais aussi sur la politique berlusconienne. Une continuité qui est évidente dans les mesures prises : taxation sur la résidence principale (que dernièrement Berlusconi avait éliminée pour raisons électorales), augmentation de la TVA (qui va peser surtout sur les classes moins aisées) et du prix de l’essence, hausse des dépenses militaires, aucun impôt sur les grosses fortunes, etc.
Une continuité qui se remarque aussi dans la forme : le même lexique, le même optimisme économique, les mêmes salons du pouvoir télévisés utilisés pour lancer, sans aucun débat contradictoire, le programme politique gouvernemental. La nouvelle « manœuvre Sauver-l’Italie », nom donné au plan d’austérité de 33 milliards d’euros [3] annoncé par Monti, devra, selon le premier ministre et son équipe, permettre de sortir de la crise de la dette. Un plan qui, sans surprise, veut faire payer la facture aux travailleurs et pensionnés.
Enfin, une continuité politique pour laquelle, nous, les Italiens, n’avons pas été consultés.

Les causes de la dette

Lorsqu’on parle de dette publique italienne, on traite d’un phénomène historique, d’un processus qui a commencé il y a environ cinquante ans et qui n’est par conséquent pas attribuable uniquement à l’un ou à l’autre premier ministre. Au terme du cycle de croissance économique d’après-guerre, la dette a commencé à augmenter par rapport au PIB. Les gouvernements successifs ont dépensé davantage qu’ils ne percevaient de recettes, et la dette s’est accumulée année après année, notamment sous tous les gouvernements de démocratie chrétienne. A ce propos, cela vaut la peine de citer le journaliste Salvatore Cannavò qui, dans la version italienne du livre La dette ou la vie [4], fait un parallèle très intéressant entre les dépenses des démocrates-chrétiens et la perte de popularité du parti communiste. « La dette augmente à la fin des années 70, les années du mouvement ouvrier incandescent, mais aussi celles de l’explosion de la crise économique déclenchée par le choc de 1973. Un cocktail potentiellement dangereux. L’augmentation des dépenses publiques a ainsi été un moyen original pour les gouvernements démocrates-chrétiens et socialistes de contrer l’influence du parti communiste en l’isolant socialement à l’intérieur d’un corps social qui est nourri, notamment dans le sud du pays, par des dépenses publiques en dehors de tout contrôle [5] », affirme-t-il.
Mais, contrairement à ce que martèle la pensée libérale, la dette italienne aujourd’hui (comme dans la plupart des autres pays) n’a pas gonflé à cause de l’augmentation des dépenses sociales, qui sont restées stables ou ont même diminué. En effet, dans les années 1980, les dépenses sociales ont suivi la progression des recettes fiscales, pour se réduire à partir des années 90, avec une compression des toutes les dépenses de l’État social (éducation, pensions, santé) [6].
En outre, à partir des années 90, l’Italie, suivant les règles du Pacte de Stabilité et de Croissance européen, n’affiche plus de déficits. Depuis ce moment, le solde primaire (c’est-à-dire avant paiement des intérêts de la dette) a été positif ou légèrement négatif puisque tous les gouvernements après le premier de Berlusconi ont dû réduire le déficit. Autrement dit, la dette d’aujourd’hui est le résultat des intérêts accumulés au fil des ans.

Cependant, loin d’être considéré comme un problème pendant de longues années, le poids de la dette est perçu comme un risque seulement à partir du moment où elle menace les banques et autres investisseurs institutionnels créanciers des États.
Dans le cas italien par exemple, à partir du printemps 2011, la Deutsche Bank commence à vouloir se défaire des titres de la dette italienne en train de se dévaluer. En six mois, la banque réduit de 88 % son exposition sur les titres de l’État italien, en allégeant son portefeuille de 8 milliards (à la fin 2010) à 997 millions d’euros (détenus aujourd’hui), ce qui a contribué à l’augmentation du spread entre les bons italiens et allemands. Le même type d’opérations en Grèce quelques mois auparavant avait déjà causé la chute des prix des titres sur le marché secondaire et l’augmentation du différentiel entre les taux d’intérêt grecs et d’autres titres souverains plus sûrs et moins volatils (normalement on se réfère aux titres allemands, états-uniens et japonais, considérés comme stables).

La spéculation sur l’euro et sur les titres des États grec et italien est le fruit d’un calcul précis. La BCE est la seule banque centrale au monde qui prête de l’argent aux banques privées à un taux très bas (variant entre 1 et 2 % depuis début 2009) et ne peut pas (conformément au Traité de Maastricht) prêter directement aux États, qui sont en conséquence obligés de se financer sur le marché. C’est pour cette raison que l’Italie paie maintenant 5 à 6 % d’ intérêt sur ses titres. Il est clair que ceux qui gagnent dans ce jeu sont les spéculateurs qui ont tout intérêt à ce que la dette continue de grossir.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car les banques européennes, menacées par le défaut de paiement des États débiteurs et par la perte de valeur de leurs titres, demandent aux États et à la BCE d’intervenir pour les sauver d’une situation délicate dont elles sont les principales responsables.

La spéculation financière sur la dette publique (ainsi que sur d’autres actifs financiers) se déroule sur les marchés de dérivés tels que les credit default swaps (CDS) et les Collateral debt obligations (CDO). Comme indiqué par Andrea Fumagalli, au premier trimestre de l’année 2011, à travers des fusions, cinq sociétés d’investissement et divisions bancaires (J.P Morgan, Bank of America, Citibank, Goldman Sachs, HSBC USA) et cinq banques (Deutsche Bank, USB, Crédit Suisse, Bank of America Merrill Lynch, BNP-Paribas) contrôlaient 90 % de tous ces titres dérivés [7].
Par conséquent, les marché financiers ne sont pas du tout concurrentiels, mais au contraire concentrés, oligopolistiques et organisés selon une hiérarchie précise : ceux qui se trouvent au sommet contrôlent plus de 70 % des flux financiers en général, tandis que ceux qui sont à la base ne jouent qu’un rôle mineur. De plus, les agences de notation [8] sont en collusion avec les grandes puissances financières qui contrôlent le marché, puisqu’il y a souvent cumul des mandats parmi les membres de leurs conseils d’administration et plusieurs participations croisées.
Le problème est que cette spéculation s’attaque directement à l’argent public, c’est-à-dire celui qui devrait être destiné à l’État social, et qu’elle a par conséquent d’importantes conséquences sur la vie des populations.

La nécessité d’un audit

La dette italienne est possédée à 87 % par des investisseurs institutionnels (c’est-à-dire les banques, les assurances et autres fonds d’investissement), dont plus de 60 % sont étrangers. Il serait nécessaire de savoir qui s’est enrichi, en Italie et à l’étranger, avec « notre » dette.
On a l’embarras du choix par rapport aux dépenses que l’on peut considérer comme « illégitimes » en Italie : on peut penser à l’argent public dépensé par le gouvernement pour le train de vie de l’ex-premier ministre et de ses amis, pour l’organisation de fêtes en l’honneur des dictateurs et autres réjouissances.
Mais pas seulement. Là aussi, l’histoire ressemble à celle d’autres pays européens. En Italie, le financement massif accordé aux entreprises, pour la seule année 2010, atteint les 30 milliards d’euros, un chiffre qui représente la moité de ce que l’État paye pour rembourser sa dette chaque année [9]. Des entreprises qui bénéficient par ailleurs d’exonérations fiscales, la taxation des revenus des sociétés ayant baissé de 10 % au cours des dix dernières années.
Sans compter l’évasion fiscale. Toujours en 2010, 8 850 personnes physiques et morales ont fraudé l’impôt sur le revenu pour plus de 20 milliards d’euros (+40 % par rapport à 2009), la TVA pour 2,6 milliards et presque 30,5 milliards pour l’Irap [10], pour un total de 50 milliards dont 10,5 représentent l’évasion fiscale internationale. Cela représente plus de deux fois le montant des coupes budgétaires décidées par Monti, qui se limite, pour tenter de réduire l’évasion fiscale, à interdire les transactions en liquide supérieures à 1 000 euros et à demander des contributions ridicules sur les actifs détenus à l’étranger [11], tout en laissant échapper les 100 milliards d’euro « italiens » cachés dans les banques suisses.
Autres mesures antisociales ou dépenses illégitimes du gouvernement : allongement de l’âge de la retraite et fin de l’indexation des pensions, augmentation la TVA et de l’ICI [12] (qui malheureusement ne sera pas appliquée aux bâtiments du Vatican !), achat de 131 chasseurs-bombardiers Eurofighter, financement de projets controversés comme le TGV en Vallée de Suse et le Terzo Valico (un nouveau train à haute vitesse entre Gênes et Tortona, qui a déjà généré 90 milliards de dette publique). Le gouvernement a également changé la Constitution, une des plus progressistes d’Europe, pour y insérer la clause de l’équilibre du budget à partir du 2014 et la mise en place d’un organisme de contrôle indépendant sur les comptes publics. Tout cela, aux dépens de qui ? Il n’y pas de doute, il faut sauver l’Italie des politiques menées par Monti !


Notes :

[1Prévisions de la Commission européenne pour fin 2011, voir http://www.linkiesta.it/debito-pubblico-italia-ue#ixzz1dIYLD21x

[2Écart de taux d’intérêt sur les obligations d’État entre deux pays.

[3Le plan comprend des mesures de relance pour environ 10 millairds d’euros et des mesures de réduction du déficit pour environ 20 milliards d’euros.

[4Damien Millet, Éric Toussaint, Debitocrazia, Edizioni Alegre, 2011.

[5Traduction par l’auteure, op.cit., p. 157

[6Pour plus de détails, voir l’article de Dario DiNepi http://www.cadtm.org/L-imposture-de-la-dette-publique et la postface du livre Debtocrazia par Salvatore Cannavò.

[8Aussi connues comme agences de rating, elles s’occupent d’attribuer une note correspondant aux perspectives de remboursement des engagement des États ou entreprises.

[9Marco Cobianchi, Mani Bucate, Chiarelettere, Milano, 2011. pp. 10-11.

[10L’impôt régional sur les activités productives qui finance 40 % des dépenses de santé.

[11Les actifs illégalement détenus à l’étranger, qui avaient bénéficié sous Berlusconi de plusieurs amnisties et avaient été rapatriés et régularisés moyennant une amende libératoire de 5 %, seront soumis à un impôt exceptionnel de 1,5 %.

[12Impôt communal sur les biens immobiliers qui sera à l’avenir appelé Impôt municipal unique (IMU).

Chiara Filoni

CADTM Belgique