Un des éléments qui l’objet de l’attention de la part des médias spécialisés depuis la crise de 2008 est ce qu’on appelle le Shadow Banking System (le système bancaire de l’ombre - SBS). Comme son nom l’indique, ce terme regroupe une série d’institutions et de pratiques basées sur l’utilisation de dérivés financiers en dehors de la régulation et de l’attention publique. Or, c’est précisément l’absence de régulation qui a facilité l’expansion rapide dudit segment des marchés de crédit globaux qui est passé d’un volume d’actifs représentant un peu moins de 20.000 milliards de dollars à 60.000 milliards de dollars à son apogée fin 2011 [1].
En dépit du volume des transactions, des actifs en jeu et des risques systémiques qu’il fait courir, le SBS a continué à ne recevoir qu’une attention marginale de la part des médias dont la communication est destinée au grand public. Pour comprendre ce système, il est utile d’effectuer la comparaison avec le système bancaire commercial. En effet, le financement du système bancaire traditionnel est en principe le fruit de la collecte des dépôts des épargnants qui font l’objet de prêts aux entreprises et aux individus. Le SBS fonctionne de manière différente. Pour se financer, une Shadow Bank émet des titres et effets commerciaux à court terme (la durée variant entre 1 jour et 1 mois) qui sont ensuite investis en produits financiers structurés à long terme comme les Asset Backed Securities (ABS [2]) ou Collateral Debt Obligations (CDO [3]). La marge de profit de ce modèle bancaire provient directement de la différence entre le coût de financement sur les marchés de crédit à court terme et le rendement supérieur fourni par les produits financiers structurés.
La différence fondamentale entre les activités du secteur bancaire traditionnel et du SBS est l’absence de régulation concernant la seconde. Les restrictions en termes de réserves en capital qui obligent une banque à mettre de côté pour chaque prêt une partie du montant du prêt n’ont pas cours dans le cas des marchés de crédit à court terme où s’opèrent les transactions du SBS. Dans leur recherche pour augmenter les niveaux d’effet de levier pour accroître les profits, les principales banques étasuniennes et européennes sont entrées dans une forte compétition avec les Hedge Funds et Private Equity Funds pour recueillir des financements sur ces marchés là. C’est ainsi que des banques comme BNP PARIBAS ou Dexia ont pu étendre significativement leurs comptes de bilan sans devoir se soucier de collecter les dépôts des épargnants.
Le problème est que ces banques n’intègrent pas ce type de transactions dans leurs comptes de bilan. En effet, pour collecter des ressources sur les marchés de crédit à court terme à travers l’émission de titres, les banques ont précédé à la création d’entités légales parallèles comme les Special Investment Vehicules (SIV [4]) ou Conduits [5]. Bien que les bénéfices des SIV finissent par être enregistrés dans le bilan comptable des banques, les actifs et passifs et finalement le risque de financement de ces entités est comptabilisé de manière séparée.
Du point de vue des marchés, l’existence de cette relation implicite entre les banques et ces entités spéciales revêt deux implications concrètes. Premièrement, les coûts de financement des SIV sont réduits lorsque les marchés savent qu’en cas de problèmes de liquidité ou de solvabilité, les banques responsables de la création de ces entités spéciales les prendront en charge via des crédits ou l’intégration directe dans leurs comptes de bilan. Deuxièmement, les SIV permettent d’augmenter les profits comptables des banques parallèlement à l’évaluation séparée du profil de risque. Dans un environnement caractérisé par des taux d’intérêt faibles, une réduction généralisée de la volatilité et une régulation laxiste permettent de comprendre comment le SBS est passé d’un mécanisme alternatif de financement des entités bancaires étasuniennes et européennes à l’essence même de ces modèles de transactions financières.
L’illusion de l’effet de levier illimité et d’une augmentation permanente des profits s’est achevée avec l’accroissement de la volatilité sur les marchés de produits financiers structurés en 2007. Le premier protagoniste connu du SBS qui a éprouvé des difficultés a été le Hedge Fund High-Grade Structured Credit Streategies (HGSCS) administré par Bear Stearns. En mars 2007, le HGSCS avait des positions ABS sur le marché des Subprimes d’une valeur totale de 13,7 milliards de dollars avec un capital propre de 925 millions de dollars. L’annonce de pertes pour l’équivalent de 3,7% du portefeuille du Hedge Fund au cours de ce même mois a conduit au retrait par les investisseurs de 100 millions de dollars. La perte de confiance dans le fonds a généré un effet domino par la perte de son accès au marché de financement à court terme ce qui a donné lieu à une vente de ses actifs à des prix en baisse (à 60 cents pour un dollar). Fin juin 2007, Bear Stearns s’est vu dans l’obligation de voler au secours de HGSCS enregistrant ainsi une perte de 3,2 milliards de dollars [6].
Ce schéma d’annonces de pertes, de gel de l’accès à des marchés de financement à court terme et d’intégration dans les comptes de bilan de la banque responsable de pertes significatives conséquentes s’est répété dans le cas de BNP PARIBAS en août 2007, dans le cas de Bear Stearns et Lehman Brothers en mars et septembre 2008. L’histoire est connue, l’effondrement dans ces deux derniers cas a conduit à la disparition de ces institutions financières. Enfin, l’incertitude a fini par affecter une des principales sources de financement du SBS, les Money Market Funds (MMF [7]). Au cours de la semaine qui a suivi la faillite de Lehman Brothers, les MMF ont été confrontés à des retraits de la part des investisseurs de l’équivalent de 14% de leurs actifs, environ 193 milliards de dollars. Fin octobre 2008, ce montant avait atteint 400 milliards de dollars [8].
Après une période de déclin postérieure à la crise financière associée aux événements décrits, le SBS a commencé à récupérer sa prépondérance dans les stratégies de financement du secteur bancaire. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de comprendre la stratégie de ce segment des marchés financiers qui continue d’être un des maillons faibles du système. L’effondrement récent du MMF Global Funds en novembre 2011 le démontre clairement. Un Primary Dealer [9] basé à New York et dirigé par John Corzine ancien directeur de Goldman Sachs, le MMF Global Funds a été mis en faillite par le refus progressif des MMF de financer des entités ayant des expositions sur la dette souveraine européenne. Au cours des mois précédents, ce Fonds avait bâti une importante position dans ces portefeuilles en utilisant des financements à court terme obtenus via l’émission d’effets de commerce à court terme dans les MMF et des profits significatifs dérivés des taux d’intérêt élevés liés aux titres des dettes de pays comme l’Irlande et l’Espagne. Néanmoins, avec la propagation de la rumeur concernant la position risquée [10] assurée par Global Funds, les investisseurs ont commencé à retirer leur argent et le fonds a perdu l’accès au financement à court terme. En l’absence de liquidités pour refinancer ses positions, Global Funds a fait faillite en laissant derrière lui des pertes estimées à 2 milliards de dollars.
Cette histoire récente souligne l’un des risques les plus significatifs pour la stabilité des marchés financiers d’un SBS en expansion. En bonne partie, grâce à l’absence de régulation, des entités qui opèrent sur ce segment peuvent atteindre des niveaux d’effet de levier significatifs qui ne pourraient être atteints autrement. Cependant, l’effet de levier est associé à une haute vulnérabilité quant aux changements liés aux conditions de financement des marchés à court terme qui dans la majorité des cas est impliqué dans des positions complexes associant de faibles liquidités et des engagements à long terme qui ne sont pas faciles à transformer rapidement en liquidités. C’est ainsi qu’un problème de liquidités peut donner lieu très rapidement à un problème de solvabilité et il s’agit finalement de la survie même de l’entité qui est en question.
A la fragilité excessive du SBS, il faut ajouter du point de vue public d’autres risques associés à ce système. Premièrement, en permettant à des banques commerciales avec des dépôts assurés d’établir des entités spécifiques, on a une violation des principes mêmes qui ont conduit à l’établissement d’assurances sur les dépôts. Lesdites garanties ont pour objectif de protéger les dépôts des épargnants et exigent en contrepartie une gestion stable et sûre de la part des banques. Néanmoins comme signalé auparavant le risque de financement encouru par les entités spéciales se trouve en dernière instance lié au compte de bilan et enfin aux garanties publiques dont les banques commerciales bénéficient. C’est dire que dans le contexte actuel les garanties sur les dépôts protègent d’abord les contreparties impliquées dans les transactions du SBS. Les dépôts qui les font exister à l’origine viennent ensuite. Un exemple pratique de cette situation est la récente mesure de la Bank of America d’intégrer à sa banque commerciale ses opérations sur les produits dérivés, ainsi en cas de problème lié aux produits dérivés ces transactions bénéficient de la couverture octroyée par le FDIC pour la banque commerciale [11].
Par ailleurs, il faut également mentionner l’exposition des Fonds de Pension aux transactions qui se déroulent dans le SBS. Par définition, ces fonds ont l’obligation de gérer un profil de risque d’investissement minime. Des raisons organisationnelles les obligent en même temps à garder un petit pourcentage de leur portefeuille d’investissement en actifs liquides à court terme. Ces actifs liquides facilitent sur le court terme les retraits et les demandes d’espèces. Cependant, étant donné la grande quantité de fonds qu’ils gèrent ce « petit » pourcentage tourne autour de 400 à 500 milliards par an [12]. Ces ressources étaient auparavant investies directement en titres de la dette publique à court terme. L’expansion du SBS et la recherche de marges de rentabilité plus élevées, les securities et autres types de ressources liquides aux mains des fonds de pension font l’objet de prêts au Hedge Funds, aux MMF et autres entités opérant dans l’ombre. Cela a pour conséquence que l’épargne mise sous l’administration des fonds de pension fait l’objet d’un risque dont le public n’a pas conscience.
Un troisième risque est associé aux problèmes qui implique le SBS pour la régulation effective des entités financières. Dans la mesure où les dispositions récentes en matière de régulation ont eu pour objectif de consolider les bases du capital des banques et de réduire leurs niveaux d’effets de levier, cela a eu pour conséquence le retrait des activités les plus risquées des comptes de bilan et de ce fait des registres officiels. Cela permet d’expliquer la forte récupération du SBS au cours de l’année 2011 et au début 2012. Il est alors possible que la réduction récente de l’effet de levier des banques européennes et étasuniennes ne reflète pas une réduction réelle du risque systémique. Les activités les plus risquées et instables pouvant maintenant être hors de portée de l’attention des régulateurs.
Dans l’ensemble, cette série de risques associés au SBS montrent une image extrêmement préoccupante des implications que peuvent avoir une expansion sans contrôle du secteur. La crise de 2008 a montré qu’en cas d’instabilité, les opérations qui ont lieu dans l’ombre finissent par être assumées dans la majorité des cas par des entités financières considérées comme too big to fail qui sont à leur tour sauvées par l’argent public. Dans la mesure où la stabilité d’un système financier réside dans les garanties offertes par l’État c’est de sa responsabilité d’assurer les conditions pour que ces garanties ne doivent pas être utilisées. En ignorant le SBS, les autorités manquent non seulement à leur responsabilité mais préparent la voie de manière accélérée à de nouveaux et chaque fois plus vastes sauvetages financiers en recourant aux deniers publics.
Traduit de l’espagnol par Virginie de Romanet en collaboration avec Eric Toussaint
Daniel Munevar, économiste, est membre du CADTM Colombie et de la coordination du CADTM Abya-Yala Nuestra America
[1] Financial Times, “Traditional lenders shiver as shadow banking grows”, http://www.ft.com/intl/cms/s/0/f63bea6c-2d5c-11e1-b985-00144feabdc0.html#axzz1lud8ehp
[2] Un ABS est un titre qui est le produit de la somme d’un nombre déterminé de prêts individuels aux caractéristiques semblables. Les ressources associées au titre proviennent directement des crédits individuels.
[3] Un CDO permet d’établir une structure de paiement subordonnée associée à un groupe d’instruments offrant un rendement fixe comme les titres ou effets de commerce à court terme. L’entité qui émet le CDO établit des segments de risque directement liés avec la rentabilité de l’instrument et sa priorité dans la structure de paiement. Un investisseur qui ne souhaite pas prendre de risque achètera une position senior dans le CDO et recevra alors les premiers paiements de la structure financière. Au contraire, un investisseur à la recherche d’un rendement plus élevé achètera une position présentant plus de risque et moins de priorité de paiement dans ladite structure.
[4] Il s’agit d’entités juridiques parallèles crées par les banques d’investissement pour éviter les régulations concernant les réserves en capital. Généralement, ces entités se financent via l’émission d’effets de commerce à court terme. Au milieu de l’année 2007, il était estimé que les banques détenaient globalement dans les SIV un portefeuille en ABS et CDO d’une valeur de 1500 milliards de dollars, Thomas, L. (2011), ¨The Financial Crisis and Federal Reserve Policy¨, Palgrave Macmillan - New York, Ch. 5
[5] Les « conduits » ont été établis par les banques pour faciliter le processus de création des ABS à partir de prêts individuels. Au cours de la période entre l’achat des dits crédits et la création puis la vente des ABS, ces crédits étaient maintenus dans les « conduits. » Les « conduits » étant des entités légales indépendantes, les banques n’avaient pas l’obligation de provisionner des réserves en capital pour garantir les actifs de ces entités.
[6] Hsu J. y Moroz M. (2010), “Shadow Banks and the Financial Crisis of 2007–2008” en The Banking Crisis Handbook, editado por Gregoriou G., CRC Press - New York.
[7] Les Money Market Funds sont des fonds mutuels qui investissent dans des effets commerciaux sûrs à court terme comme les Bons du Trésor des Etats-Unis et des actions et obligations d’entreprises. Ces fonds jouent un rôle central dans l’approvisionnement de liquidités à court terme.
[8] Op. Cit. 6.
[9] Les Primary Dealer sont les entités chargées aux Etats-Unis de mener à bien l’achat et la vente de titres, en grande partie des bons du Trésor lors des opérations de marché ouvert de la Fed. Jusqu’à la faillite de Global Funds, il existait 18 entités qui assumaient cette fonction.
[10] En raison de l’absence relative de liquidités des marchés de titres de la dette souveraine européenne, il est assez compliqué de pouvoir mettre fin à ces positions sur les marchés.
[11] ¨Bank of America Deadwatch : Moves Risky Derivatives from Holding Company to Taxpayer Backstopped depository” http://www.nakedcapitalism.com/2011/10/bank-of-america-deathwatch-moves-risky-derivatives-from-holding-company-to-taxpayer-backstopped-depositors.html
[12] Pozsar Z. y Singh M. (2011), ¨The Nonbank-Bank Nexus and the Shadow Banking System¨, IMF Working Paper - Research Department, WP/11/289
est un économiste post-keynésien originaire de Bogotá, en Colombie. De mars à juillet 2015, il a travaillé comme assistant de l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis ; il le conseillait en matière de politique budgétaire et de soutenabilité de la dette.
Auparavant, il était conseiller au Ministère des Finances de Colombie. Il a également travaillé à la CNUCED.
C’est une des figures marquantes dans l’étude de la dette publique au niveau international. Il est chercheur à Eurodad.