Dexia Crédit Local (DCL) poursuit France Télévisions pour diffamation devant le Tribunal Correctionnel de Paris suite au reportage « Villes en faillite », diffusé sur France 2 dans le cadre de l’émission Envoyé Spécial [1]. Dexia reproche à ce reportage un traitement caricatural à charge de la question pourtant complexe de l’endettement des collectivités locales. « La ligne éditoriale choisie par la rédaction consiste en effet à rendre Dexia responsable de tous les maux des collectivités locales et à lui imputer - en contradiction avec la réalité - le fait d’avoir cherché à tromper ses clients », explique la banque dans un communiqué [2].
Quelle est cette réalité ? Sans occulter la responsabilité de certains élus dans l’endettement illégitime de leurs communes (ce que l’émission Envoyé Spécial montre d’ailleurs), il faut rappeler le rôle crucial joué par Dexia dans l’augmentation exponentielle de la dette des collectivités locales. Cette dette est largement illégitime et pourrait encore se creuser si les garanties des États français, belge et luxembourgeois sur les emprunts de Dexia SA et de DCL ne sont pas annulées.
Pour comprendre le caractère illégitime de la dette à l’égard de Dexia, il faut remonter à la fin des années 1990. A cette époque, les banques (essentiellement Dexia, les Caisses d’épargne et le Crédit Agricole) proposaient surtout des prêts classiques à taux fixe ou à taux révisable. Mais très vite Dexia a construit un engrenage associant un financement et un produit dérivé spéculatif dans un seul et même contrat. Le principe est simple : les premières années, la banque propose un taux décoté artificiellement bas, avant d’enchaîner sur une prise de risque inconsidérée par la suite. En 2008, Dexia proposait 223 prêts différents reposant sur des indices « exotiques » plus spéculatifs les uns que les autres : la parité entre l’euro et le franc suisse, mais aussi le yen, le dollar, l’inflation, les indices de la courbe des swaps, jusqu’au cours du pétrole ! Avec de tels prêts dits « toxiques », la banque peut multiplier ses marges par 2 ou 3, voire davantage [3].
Les acteurs publics locaux se trouvent quant à eux piégés par des taux d’intérêt de plus de 20% et sans pouvoir transformer leurs « prêts toxiques » en prêts classiques, car cette option nécessite le paiement d’une indemnité de remboursement anticipé d’un montant démesuré, parfois supérieure à la totalité du capital restant dû. Cette situation intenable a poussé plusieurs collectivités locales à réagir en attaquant Dexia en justice, notamment pour défaut de conseil, voire tromperie. En décembre 2012, Dexia totalisait rien qu’en France pas moins de 57 plaintes à son encontre intentées par des communes lésées par les prêts toxiques de la banque. Pour les plaignants, la banque a violé son obligation d’information en se gardant de détailler les risques liés à des prêts. Pire, dans certains cas, Dexia aurait volontairement donné des informations exagérément optimistes, voire erronées, en garantissant une quasi-absence de risque. Ces affaires ne sont pas encore tranchées définitivement par la justice. En attendant, ces communes ont tout intérêt à suspendre le paiement des intérêts sur leurs dettes litigieuses.
En effet, dans une décision inédite rendue le 31 mai 2012, la Chambre régionale des comptes d’Auvergne Rhône-Alpes a autorisé Sassenage (une ville de 11 000 habitants de l’Isère) de continuer à refuser de payer les intérêts demandés par Dexia en attendant que la justice se prononce sur son cas [4]. De 170 000 euros par an en moyenne les années précédentes, les intérêts de la dette payés par la ville se sont élevés en 2011 à plus de 660 000 euros [5]. Cette augmentation brutale est liée à deux contrats de prêt toxiques conclus avec Dexia [6]. Fin 2011, le maire de Sassenage a donc décidé de poursuivre Dexia devant le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Nanterre pour obtenir l’annulation de ces deux contrats, sur le fondement du dol (tromperie) inscrit dans le Code civil. Plus précisément, Sassenage dénonce devant la justice les conditions de souscription de ceux-ci : Dexia s’est rendue coupable à son égard de manœuvres dolosives par action ou par omission : mensonge sur l’intérêt et la nature du prêt, mensonge sur les risques du prêt, mensonge sur la volatilité de la devise.
Bien que le TGI de Nanterre doive encore se prononcer sur le fond du dossier, cet avis de la Chambre régionale des comptes indiquant que le paiement des intérêts ne constitue pas une dépense obligatoire constitue déjà un précédent [7]. Dès lors, les collectivités victimes de prêts toxiques ont tout intérêt à suivre la stratégie engagée par Sassenage consistant à assigner la banque devant le TGI pour obtenir l’annulation du contrat de prêt, et à suspendre unilatéralement et immédiatement la totalité des intérêts du prêt contesté.
Soulignons que le montant des prêts toxiques en France est estimé à 13,6 milliards pour les seules collectivités, selon la Commission d’enquête parlementaire sur les produits à risque souscrits par les acteurs publics locaux [8]. Après six mois de travail, cette Commission parlementaire, mise en place en juin 2011, a clairement identifié la responsabilité des banques (dont Dexia) qui ont conçu des prêts complexes, dangereux et non conformes à la réglementation qui interdit aux acteurs publics de spéculer sur les marchés.
Rappelons également la responsabilité individuelle de certains dirigeants de Dexia. Lorsqu’ils ont été entendus par la commission d’enquête parlementaire française le 15 novembre 2011, Pierre Richard, ancien président de Dexia, et Gérard Bayol, ancien directeur général de DCL, ont, après avoir prêté serment, soutenu que « la commercialisation des produits structurés dits plus complexes étaient limitée aux grands clients, c’est-à-dire aux collectivités de plus de 10 000 habitants [9] ». Or, on sait aujourd’hui que ces propos sont mensongers au vu de la quantité de collectivités de moins de 5000 habitants contaminées par des prêts toxiques complexes [10], auxquelles s’ajoutent des établissements publics hospitaliers, des organismes de logement social et même des associations.
La Belgique n’est pas en reste. Les communes belges ont aussi été lourdement endettées par Dexia, notamment lors de sa recapitalisation en 2009. En 2012, les communes de Schaerbeek et d’Andenne ont chacune décidé d’intenter une action en justice devant le tribunal de commerce contre les administrateurs du Holding Communal de Dexia (un des principaux actionnaires de la banque en Belgique) [11].
Au niveau des États, la facture laissée aux contribuables pourrait même considérablement s’alourdir en cas d’activation des garanties accordées par les États belge, français et luxembourgeois sur les emprunts de la « bad bank [12] » composée de Dexia SA et DCL. A cet égard, trois associations belges (CADTM Belgique, ATTAC Liège et ATTAC Bruxelles 2) rejointes par deux députées écologistes ont introduit le 23 décembre 2011 une requête devant le Conseil d’État pour annuler l’arrêté royal octroyant la garantie de l’État belge sur certains emprunts de la « bad bank » de Dexia [13]. Les requérants mettent en avant la violation des règles élémentaires d’un État de droit puisque le Parlement belge n’a même pas été consulté sur l’octroi de ces garanties alors que le budget fait partie de ses domaines de compétences réservées.
Or, les conséquences budgétaires de cette garantie d’État sont potentiellement énormes puisqu’au moment du second sauvetage de Dexia en octobre 2011, le gouvernement belge qui était « en affaires courantes » s’est engagé aux côtés de la France et du Luxembourg à garantir pendant les vingt prochaines années les emprunts de cette « bad bank » à hauteur de 90 milliards d’euros [14]. Par conséquent, si Dexia ne rembourse pas ses créanciers, les pouvoirs publics (donc les contribuables) devront régler les dettes de la banque. Ce qui plombera lourdement les finances publiques, augmentera la dette des États et justifiera de nouvelles mesures d’austérité contre les populations. De plus, ces garanties sont utilisées comme arme de chantage pour pousser les États à recapitaliser Dexia. Fin 2012, les États belge et français ont à nouveau injecté 5,5 milliards d’euros dans cette « bad bank ».
Ces garanties doivent donc être annulées et le groupe Dexia mis en faillite. Rappelons que Dexia est une banque en voie d’extinction qui a déjà été sauvée trois fois depuis 2008 grâce à l’argent public, qu’elle n’a plus de dépôts d’épargnants et ne fait qu’enregistrer des pertes. Cette mise en faillite aurait aussi l’avantage d’entraîner des poursuites judiciaires contre les responsables de la débâcle.
Ce n’est pas aux citoyens belges, français et luxembourgeois de payer pour les fautes commises par les administrateurs, les actionnaires et l’imprudence des créanciers de Dexia. Il est temps que les États cessent d’assumer les pertes des banques, refusent de rembourser la dette illégitime issue des sauvetages bancaires et mettent en place un véritable service public de financement des collectivités locales.
[1] Visionner l’émission sur http://www.lecho.be/actualite/entreprises_finance/Dexia_poursuit_France2_en_diffamation.9206366-3027.art
[2] http://www.dexia-creditlocal.fr/actualites/Dexia/Pages/dexia-poursuit-france2-en-diffamation.aspx
[3] Lire « Aidons les acteurs publics locaux à sortir des ’prêts toxiques’ », par Damien Millet et Patrick Saurin, http://cadtm.org/Aidons-les-acteurs-publics-locaux
[4] « Emprunts toxiques : une ville peut suspendre ses paiements », Les Echos, 12 juin 2012, http://www.lesechos.fr/economie-politique/france/actu/0202109119600-emprunts-toxiques-une-ville-peut-suspendre-ses-paiements-332734.php
[5] Jean-Louis Peru, avocat à la cour, « La désobéissance civile et sa dimension juridique et judiciaire », 2e Forum national de la désobéissance de Grigny, septembre 2012 (page 75).
[6] Le taux prévu par les contrats de prêts était de 3,57% jusqu’en janvier 2009 puis dépendait des variations entre l’euro et le franc suisse jusqu’en janvier 2027, avant de redevenir fixe à 3,57% jusqu’à son terme en janvier 2042.
[7] http://www.agora-erasmus.be/Emprunts-toxiques-la-victoire-historique-de-Sassenage-contre-Dexia_08521
[8] Lire le rapport de cette Commission sur www.assembleenationale.fr/13/rap-enq/r4030.asp
[9] Ibid., p. 361.
[10] La carte des prêts toxiques établie par le quotidien Libération est accessible sur http://labs.liberation.fr/maps/carte-emprunts-toxiques/
[12] Une « bad bank » est une structure dans laquelle sont transférés les actifs douteux d’un établissement financier en difficulté.
[13] Ce recours est publié au Moniteur belge sous le numéro G/A 203.004/XV-1811. Il est soutenu par de nombreuses personnalités et associations en Belgique. Voir sur www.sauvetage-dexia.be
[14] Suite à l’accord conclu entre la Belgique et la France en novembre 2012, le montant de ces garanties est passé à 85 milliards d’euros.
membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.