C’est une histoire somme toute banale que nous conte le dernier livre d [1] : celle d’un homme au-dessus de tout soupçon, à l’image de tant d’autres, de ces directeurs d’institutions internationales que la fonction rend irréprochables. Mais c’est surtout le récit d’une impunité quasi totale, où la malhonnêteté, l’enrichissement personnel et les conflits d’intérêt sont monnaie courante.
L’homme s’appelle Jacques de Groote. Directeur exécutif de la Belgique à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international (FMI) de 1973 à 1994, il collectionne les reconnaissances : médailles, postes de professeur d’économie aux facultés universitaires de Namur, à l’UCL, maître de conférence... Il a fait la une de l’actualité en mai dernier, pour s’être retrouvé poursuivi par la justice suisse pour blanchiment d’argent aggravé, escroquerie et faux sur les titres. Dès 1990, le Wall Street Journal dénonçait les conflits d’intérêt dans lesquels Jacques de Groote était impliqué. En 2013, la justice suisse l’a jugé pour sa participation à la privatisation frauduleuse de la mine tchèque MUS. Il est condamné à deux ans de prison avec sursis et doit payer une amende de 200 000 francs suisses. Il va en appel du jugement.
UN PAVÉ DANS LA MARE
Cette condamnation par la justice suisse est l’occasion de se pencher sur le passé d’un homme à l’apparente brillante carrière. Dans les années 60, Jacques de Groote est présent à la table des négociations menant à l’indépendance du Congo, alors qu’il est déjà assistant exécutif de la Belgique auprès du FMI puis à la Banque mondiale. Mobutu y est présent aussi. Quelques années plus tard, alors que Patrice Lumumba a été assassiné et que Mobutu a pris le pouvoir avec le soutien de la Belgique dont il sert les intérêts, on retrouve Jacques de Groote conseiller économique du gouvernement Mobutu. C’est le début d’une catastrophe économique pour le jeune Zaïre, qui se voit contraint de rembourser une dette qui avait été contractée par la Belgique pour investir dans ses colonies dix ans plus tôt. Une politique de l’appauvrissement programmé appuyée par Mobutu, dont on se souvient de la fortune personnelle réalisée en servant les intérêts de la Belgique, mais aussi ceux des Etats Unis. Cette politique de l’endettement durera tout au long des années 70 avec la complicité du FMI et ne prendra fin qu’à la chute du mur de Berlin, lorsque le régime de l’homme fort de Kinshasa perd de son intérêt pour les Etats-Uniens.
LE GÉNOCIDE RWANDAIS ACCÉLÉRÉ PAR LE FMI ?
A l’instar du Congo, le Rwanda, qui pourtant n’avait aucune dette jusqu’au début des années 80, se retrouve contraint de rembourser des prêts octroyés par la Banque mondiale dont le principal but est d’enrichir le régime dictatorial du général Habyarimana. Jacques de Groote, alors conseiller auprès du gouvernement rwandais, va intervenir en faveur d’une dévaluation du franc rwandais qui va servir les intérêts de son ami le baron Van den Brande, propriétaire d’une mine au Rwanda. Résultat : le prix des exportations s’effondre alors que celui des importations monte en flèche. La politique du FMI de prêts massifs au Rwanda sur fond d’effondrement des cours du thé, du café et de l’étain va avoir des conséquences dramatiques sur la population. Des centaines de petits producteurs font faillite et deviennent des recrues potentielles pour une armée qui embauche massivement. L’argent des prêts fourni par le FMI est investi dans d’énormes dépenses militaires, sur lesquelles, selon Eric Toussaint, l’institution a fermé les yeux. Et l’auteur de dénoncer une aide indirecte à un régime qui préparait un génocide.
JACQUES DE GROOTE, SYMBOLE D’UNE CERTAINE ÉLITE
Au-delà de la figure de Jacques de Groote, la cible de l’ouvrage d’Eric Toussaint est double : d’une part, il dénonce l’impunité de certains personnages qui, sous le couvert de fonctions au sein d’organismes internationaux, sont prêts à s’enrichir personnellement sur le dos de populations entières. Et il souligne, d’autre part, la scandaleuse toute-puissance de quelques États et de sociétés privées internationales que ces exactions arrangent puisqu’elles servent des enjeux politiques et économiques. L’exemple du Congo est édifiant, où le régime de Mobutu a été soutenu par la Belgique mais aussi par les États-Unis sur fond de guerre froide. Et malgré une mise en examen pour escroquerie dans la privatisation de mines en Tchéquie, l’actuel directeur exécutif pour la Belgique au sein de la Banque mondiale, Gino Alzetta, ne voit rien de répréhensible dans le comportement de Jacques de Groote. Pourtant, la justice suisse a gelé 660 millions de francs suisses sur une centaine de comptes…
Comme le conclut Jean Ziegler dans la post-face de l’ouvrage : « Les États-Unis, la France, la Belgique, l’Angleterre, la Suisse et bien d’autres États occidentaux abritent à l’intérieur de leurs frontières des démocraties réelles, vivantes, respectueuses des libertés, (…) Mais dans leurs empires néo-coloniaux, face aux peuples périphériques qu’elles dominent, ces mêmes démocraties occidentales pratiquent ce que Maurice Duverger appelle le fascisme extérieur (…) les démocraties occidentales pratiquent le génocide par indifférence.(...) les peuples des pays pauvres se tuent au travail pour financer le développement des pays riches. Le Sud finance le Nord (...) le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud est aujourd’hui le garrot de la dette. »
Source : article publié dans le magazine du CNCD-11.11.11 dlm, Demain le monde, n°23, janvier - février 2014.
[1] ’Eric Toussaint, [[Docteur en sciences politiques de l’université de Liège et de Paris VIII, Eric Toussaint est le fondateur et président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde. Membre d’Attac, il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dont AAA, Audit Annulation Autre politique, coécrit avec Damien Millet. Il s’est plusieurs fois penché sur le rôle du FMI et la Banque mondiale, notamment avec 60 questions, 60 réponses sur la dette, également avec Damien Millet. Avec Procès d’un homme exemplaire, il pose une nouvelle fois la question de la pertinence des politiques menées par ces institutions, en s’attachant à leur rôle pendant le règne de Mobutu et le génocide rwandais. Une question plus que jamais d’actualité car, comme l’a récemment avancé l’auteur, elle concerne également la façon dont l’Europe et la Banque centrale européenne gèrent la crise, en imposant des politiques d’austérité qui rappellent les plans d’ajustements structurels imposés aux pays endettés du tiers monde.