Introduction
Le 11 novembre 2002, Khulumani Support Group, le groupe Khulumani de soutien aux victimes sud-africaines, qui compte 32.000 membres, a déposé une plainte dans le District Est de New York contre 21 sociétés et banques étrangères pour dommages corporels résultant directement de leur complicité avec le régime d’apartheid. Le procès s’appuie sur l’Alien Tort Claims Act (ATCA), une voie de recours judiciaire des Etats-Unis, permettant aux citoyens non états-uniens d’engager des poursuites juridiques aux Etats-Unis contre toute personne ayant commis des infractions au droit public international, à condition que ladite personne soit présente sur le territoire des Etats-Unis.
Les plaignants affirment que les banques et sociétés prévenues se sont rendues complices du régime d’apartheid en lui fournissant des prêts bancaires, de la technologie et des moyens de transport à des fins militaires, du pétrole et des carburants utilisés par l’armée et par la police, ainsi que de l’armement, qui ont permis à ce régime d’enfreindre le droit international public contre le peuple sud-africain, en commettant des actes tels que torture, exécutions extra-judiciaires, détentions arbitraires, violence sexuelle, etc. Le groupe Khulumani de soutien représente les victimes sud-africaines ayant subi des préjudices dans les catégories citées ci-dessus, consécutivement aux infractions au droit international public commises par l’apartheid.
Cette action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en justice vise à rendre juridiquement responsables les banques et sociétés prévenues en montrant que leur soutien à l’apartheid était condamnable non seulement du point de vue moral, mais également du point de vue juridique. Les plaignants réclament par conséquent une réparation juste et équitable. Ce procès est également important car, pour la première fois, un tribunal de l’ordre judiciaire statuera sur l’apartheid en tant que crime contre l’humanité, ce dernier ayant été jusqu’à présent reconnu à maintes reprises par divers instruments internationaux, le dernier en date étant le Tribunal pénal international créé par le Statut de Rome.
Pour les défenseurs des droits humains, les organisations et autres acteurs non gouvernementaux, qui se préoccupent de plus en plus des infractions des normes protégées par le droit international public ou le droit coutumier international, perpétrées par les sociétés multinationales et les Etats, cette action en justice est importante car elle montre comment l’Alien Tort Claims Act peu être utilisé d’une manière inédite et contribuer ainsi au progrès de la doctrine générale contre les sociétés et les Etats dans ce domaine, déjà bien établie grâce à ce mécanisme.
Plaignants et prévenus
Les plaignants sont le groupe Khulumani de soutien et 85 de ses membres. Khulumani est autorisé à intenter cette action en tant qu’association non enregistrée, conformément à l’Article 23 du code fédéral des Etats-Unis, sous réserve qu’il remplisse les conditions préalables d’une action collective. Le groupe de soutien espère cependant que la totalité de ses membres puisse porter plainte individuellement, évitant ainsi le processus visant à la reconnaissance d’une action collective. En citant nommément les plaignants et en dressant la liste de leur histoire individuelle, nous pouvons établir le bien-fondé des infractions décrites dans la plainte déposée.
Les catégories d’infractions citées ci-dessus sont toutes du ressort du droit coutumier international. Ce sont, rappelons-le, les exécutions extra-judiciaires, la torture, les fusillades au hasard, les abus sexuels et les détentions arbitraires. Tous les membres du groupe Khulumani, autre que les 85 déjà cités, seront nommés individuellement et les préjudices qu’ils ont subis seront classés selon les catégories citées ci-dessus.
Les prévenus sont 21 sociétés et banques, réparties dans six pays (Suisse, Allemagne, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne et Etats-Unis) et six secteurs (banque, pétrole, technologie, armement, transport et industrie minière). Il s’agit de Barclays National Bank Ltd., British Petroleum P.L.C., Chevron Texaco Corporation et Chevron Texaco Global Energy Incorporated, Citigroup Incorporated, Commerzbank, le groupe Crédit Suisse, Daimler-Chrysler AG et AEG Daimler-Benz Industrie, Deutsche Bank AG, Dresdner Bank AG, Exxon Mobil Corporation, Fluor Corporation, Ford Motor Company, Fujitsu Limited, General Motors Corporation, International Business Machines (IBM) Corporation, J.P. Morgan Chase, Rheinmetall Group AG, Rio Tinto Group, Shell Oil Company, Total-Fina-Elf et UBS AG.
Doctrine
La plainte vise à tenir les sociétés et banques citées ci-dessus responsables selon le principe de responsabilité secondaire, c’est-à-dire pour complicité de crime contre l’humanité. Le droit national et international reconnaît ce principe, qui date du XVIIIe siècle, lorsque le troisième Congrès des Etats-Unis vota en 1794 une loi interdisant la construction ou l’affrètement de navires destinés à la poursuite du commerce des esclaves. Dans le cadre de cette loi, le Congrès exigeait la déchéance des droits et une amende de deux mille dollars pour « toute personne construisant, équipant ou affrétant, chargeant ou préparant de toute autre manière, ou envoyant tout bateau ou navire, en sachant ou en voulant que ledit bateau ou navire est ou soit employé pour ledit commerce (…) ou pour toute complicité dans de tels actes (…) ».
En 1807, les Etats-Unis adoptèrent une loi interdisant l’importation d’esclaves qui entraînait la déchéance des droits et une amende de vingt mille dollars pour les personnes complices de « construction, équipement, affrètement, chargement ou toute autre préparation ou envoi de navires pour l’importation d’esclaves ».
En 1820, le Congrès déclara que le commerce des esclaves était si répugnant que les personnes coupables d’un tel commerce et leurs complices seraient passibles de la peine de mort et que le commerce des esclaves devrait officiellement être comparé au crime international de piraterie.
Le tribunal de Nuremberg confirma ces principes et affirma que les complices de crimes enfreignant le droit coutumier international étaient responsables de ces actes. Il déclara :
« les personnes ayant exécuté le projet n’étaient pas exemptes de responsabilité sous prétexte qu’elles avaient agi sous les ordres de l’homme qui avait conçu ce projet (…) Il avait eu besoin de la coopération de fonctionnaires, de chefs militaires, de diplomates et d’hommes d’affaires. Par leur coopération en connaissance de ses objectifs, ces personnes font partie intégrante du projet. Elles ne sauraient être reconnues innocentes (…) si elles savaient de qu’elles faisaient. »
Plus récemment, le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie, dans le cas de l’affaire du ministère public contre Furundzija a déclaré que « l’actus reus (acte coupable) de complicité en droit pénal international exige l’aide pratique, l’encouragement ou le soutien moral ayant un effet substantiel sur la perpétration du crime ». Le tribunal a souligné que l’aide pratique « ne constituait pas un élément indispensable » du crime, mais qu’il suffisait que cette aide fasse « une différence significative pour la perpétration de l’acte criminel ». Dans le cas de l’affaire du ministère public contre Tadic, le tribunal déclara que la responsabilité se justifiait dans le cas où « l’acte criminel ne (se serait) probablement pas produit de la même manière » sans l’action du-de la complice.
Aide substantielle à l’apartheid
Il s’agit précisément de ce soutien substantiel que les banques et sociétés prévenues ont apporté à l’apartheid, en lui permettant de commettre le crime d’apartheid, ce qui entraîna les infractions au droit international public et les préjudices subis par les plaignants. Quelques exemples tirés de la plainte suffisent à le montrer.
Les banques
En 1976, la Barclays a acquis pour dix millions de rands d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
du ministère de la Défense sud-africain, ce qui représentait la part la plus importante des obligations vendues à la même entité, soit un huitième environ de leur montant total. Ces obligations ont directement financé les forces armées sud-africaines. Lors de l’acquisition, le chèque fut remis au chef par intérim de la Défense en personne, lors d’une cérémonie au cours de laquelle Bob Aldworth, le directeur général de la Barclays, déclara : « La banque considère cette souscription comme faisant partie de ses responsabilités sociales, non seulement envers le pays à un moment particulier de son histoire, mais également envers son personnel ayant été appelé à ses obligations militaires. »
Basil Hersov, le directeur de la Barclays, était également membre du Comité de conseil de la défense sud-africaine, créé par P.W. Botha, le Premier ministre sud-africain de l’époque, qui déclara à l’Assemblée nationale de son pays en 1980 :
« Nous avons réussi à ce que les plus grands hommes d’affaires d’Afrique du Sud participent au Comité de conseil de la défense afin de me conseiller de l’intérieur, non seulement sur l’industrie de l’armement, mais également sur les meilleures méthodes à appliquer dans le domaine de la défense (…) Je souhaitais réunir ces grands hommes d’affaires, pour leur représentativité, derrière la Défense sud-africaine. Je pense y être parvenu. »
L’industrie pétrolière
Dans ce secteur, Shell se situe à la première place des fournisseurs de l’Afrique du Sud pendant le régime d’apartheid qui lui acheta près de 7,5 millions de tonnes de pétrole, soit 20 % des besoins nationaux estimés. Un rapport commandé par Shell Oil U.S., plus connu sous le nom de Rapport Pagan, indique que Shell fournissait 5 000 barils par jour aux forces de sécurité sud-africaines. Ils représentaient environ 10 % de la contribution de Shell à la consommation pétrolière totale du pays. En mai 1980, M. De Bruyn, un dirigeant de Shell, reconnut que la société ne faisait aucune distinction entre ses clients et livrait son pétrole indifféremment aux écoles, aux forces armées et à la police. En 1986, un porte-parole de Shell admit au cours d’une interview à la radio que la société fournissait du carburant à la police et aux forces armées sud-africaines. « Shell pourrait quitter l’Afrique du Sud, ajouta-t-il, mais la police et l’armée feraient alors appel à une autre société pétrolière. »
Les transports
Joachim Jungbeck, un employé de Mecedes Benz (Daimler Chrysler) à Stuttgart, en Allemagne, de retour d’une visite des unités de production en Afrique du Sud, déclara devant une assemblée d’actionnaires en juillet 1988 :
« Dans une usine, on m’a fièrement montré des pièces de véhicules militaires, dont un grand nombre d’essieux de véhicules blindés (…) Dans les réserves, il y avait de nombreux moteurs, essieux et transmissions d’Unimogs et de véhicules blindés de la police et de l’armée sud-africaines. Parmi eux, il y avait les pièces détachées du Buffel, un blindé utilisé pendant la guerre contre l’Angola et pour l’occupation et le contrôle des ghettos noirs. »
En 1978, un an après l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies de l’embargo obligatoire sur les armes, le ministère de l’Economie sud-africain annonça la construction de l’usine AtlantisDiesel (ADE), à quelques kilomètres du Cap. Daimler Benz en possédait 12,45 %. Il s’agissait d’une opportunité extrêmement lucrative pour la société, car la législation exigeait que les moteurs ADE soient montés sur la totalité des camions et tracteurs assemblés en Afrique du Sud. Les camions militaires SAMIL et SAMAG, ainsi que les Casspirs, les Hippos et les Buffels utilisés par l’armée et la police devaient donc obligatoirement être équipés d’un moteur ADE.
L’industrie de l’armement
Rheinmetall est un groupe allemand dont l’unité principale se situe à Düsseldorf. Ce leader de l’armement possède également des usines à Unterlüss. En 1999, Rheinmetall fit l’acquisition d’Oerlikon-Contraves Defence, un grand producteur d’armes suisse.
Rheinmetall déposa une demande d’autorisation pour exporter une usine au Paraguay, en utilisant pour ce faire le nom d’une société fictive, Sudamerika Paraguay Exportation-Importation. A son arrivée au Brésil, l’usine fut immédiatement transbordée sur un navire à destination de Durban, en Afrique du Sud. Elle débuta ses opérations à Pretoria en 1979 et en 1985, elle était entièrement automatisée. Après le lancement d’une enquête judiciaire contre Rheinmetal en 1980, la société allemande continua à former les membres de la défense sud-africaine à l’utilisation de certains systèmes d’artillerie sur son champ de tir d’Unterlüss.
Dieter Burhle, de Oerlikon-Contraves, ressemblait pour sa part à la plupart des grands dirigeants suisses effectuant des opérations commerciales avec l’Afrique du Sud. En 1978, cinq ans après que l’apartheid fut déclaré crime contre l’humanité par les Nations unies, il accédait à l’ordre militaire le plus élevé du régime, à la demande de P. W. Botha en personne. Son associé, Gabriel Lededinsky, dut se contenter d’une récompense plus modeste. Burhle fut reconnu coupable en 1970 par un tribunal fédéral d’avoir livré illégalement des armes antiaériennes à l’Afrique du Sud de 1964 à 1968. La récompense militaire que lui et son associé avaient reçues restèrent secrètes jusqu’à ce que Gottfried Wellmerone, chercheur à Jubilé Afrique du Sud, ne découvre leur existence en novembre 2001.
L’industrie de la technologie
Howard Berman, l’initiateur de la législation visant à interdire les ventes d’ordinateurs à l’Afrique du Sud, témoigna en ces termes devant la Commission du Ministère des affaires étrangères en 1985 :
« Les ordinateurs sont essentiels au contrôle omniprésent du gouvernement sud-africain sur tous les aspects de la vie de chaque individu noir. A partir de seize ans, tous les Africains doivent porter sur eux un laissez-passer indiquant où ils peuvent habiter et travailler et s’ils peuvent vivre avec leur famille (…) Les ordinateurs aident à rassembler, retrouver et utiliser ces informations (…) A mesure que l’économie et que la population sud-africaine se développaient, les politiciens s’inquiétèrent du manque croissant de Blancs, ce qui risquait d’entraver la mise en œuvre de l’apartheid. Les ordinateurs ont contribué à résoudre ce problème. Ils ont en outre permis au gouvernement sud-africain de renforcer son contrôle de la population et d’intensifier l’apartheid ces dernières années. Les arrestations liées à la détention du laissez-passer ont doublé de 1980 à 1982. Le nombre de prisonniers politiques a considérablement augmenté (…) Grâce aux informations plus précises et plus disponibles sur les résidents noirs dont il dispose, le gouvernement a amplifié le déplacement forcé de communautés entières des fameux » points noirs « , ces zones où les familles noires vivaient depuis des générations, décrétées » blanches « par le gouvernement. »
IBM fut très impliqué dans l’apartheid car c’était le premier fournisseur d’ordinateurs en Afrique du Sud, où ses ventes annuelles totales étaient estimées à 300 millions de rands. Ses ordinateurs furent utilisés par le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur et les Comités d’administration bantous. Dans les années septante, IBM loua en connaissance de cause un système informatique Model 370 au ministère de l’Intérieur sud-africain, qui servait au procédé d’identité national du régime, classant les personnes selon qu’elles étaient blanches, asiatiques, de couleur ou noires.
ICL pour sa part fournit au gouvernement sud-africain 588 ordinateurs utilisés par la police, les collectivités locales et l’industrie de la défense du pays. La société fournit notamment au ministère des Affaires ethniques, à la tête de quatorze Comités d’administration bantous et représentant le gouvernement de l’apartheid dans les villes noires, des ordinateurs ICL qui stockaient les empreintes digitales et les renseignements personnels des seize millions de Sud-africains classés à l’époque comme « noirs » et assuraient la maintenance des laissez-passer sur laquelle reposait le « contrôle des flux ».
Réparation demandée
Les plaignants demandent que justice soit faite dans les conditions suivantes :
qu’il soit reconnu que les sociétés et banques prévenues ont commis un délit en enfreignant le droit coutumier international,
qu’il soit reconnu que les sociétés et banques prévenues ont enfreint l’Alien Tort Claims Act,
que les prévenus soient tenus de fournir tout document et toute autre information liés à leurs opérations dans l’exercice ou la collaboration à l’exercice de l’apartheid,
d) qu’une décision soit prise, attribuant une indemnisation aux plaignants et infligeant aux prévenus des sanctions pour actes illégaux,
que des frais de justice et autre ou toute autre compensation équivalente soient attribués aux plaignants
et exigent un jugement par un jury.
*Ce document expose brièvement certains aspects factuels des déclarations formelles et des arguments juridiques présentés par la plainte, d’où l’absence de notes de bas de page. Il ne vise pas à dégager la totalité de la substance principale ni définitive de cette plainte, dont le texte complet peut être consulté sur www.cmht.com.
L’auteur est l’avocat chargé par Jubilé Afrique du Sud, au nom du groupe Khulumani de soutien , d’instruire la plainte décrite dans le document.