Où est allé l’argent des prêts « à la Grèce » ?

9 mai 2016 par Michel Husson


Public anger - by MurpleJane - CC

Trois programmes d’ajustement (Memorandum of Understanding, MoU) se sont succédés depuis 2010. Ils ont consisté à accorder de nouveaux prêts à la Grèce, sous condition d’une austérité drastique. Le premier programme date de mai 2010. Il devait s’achever en juin 2013 mais l’approfondissement de la crise a conduit à la mise en œuvre d’un deuxième programme en mars 2012. Ce dernier, dont le terme initial était fixé à décembre 2014, a été prolongé jusqu’en juin 2015. Le troisième programme prend le relais en juillet 2015, et il devrait se poursuivre jusqu’en 2018.



Certains n’hésitent pas à soutenir que cette « générosité » n’a fait qu’encourager la gabegie budgétaire propre à la Grèce et que les nouveaux prêts ont allés en grande partie au financement des déficits budgétaires courants. C’est la thèse soutenue notamment par l’ultra-libéral Hans-Werner Sinn [1], qui propose le décompte suivant : « contrairement aux affirmations, la population grecque a également bénéficié de ces crédits. Depuis le début de la crise, en termes nets, un tiers du crédit public a été consacré au financement du déficit du compte courant, un tiers au remboursement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure privée, et un tiers à la fuite des capitaux
 ». C’est aussi le point de vue de Jeremy Bulow et Kenneth Rogoff [2] qui prétendent que « la Grèce a été en réalité un bénéficiaire net des fonds de la troïka de 2010 à mi-2014, avec un flux inverse modeste puisque la Grèce a esquivé les réformes ».

Il est significatif que ces coups de poignard dans le dos ont été portés en juin 2015, au maximum de la tension entre le gouvernement Tsipras et la Troïka. On sait que Rogoff ne maîtrise pas toujours ses fichiers Excel, mais comment peut-on soutenir une thèse aussi opposée aux faits ? Il est facile de démontrer que ces évaluations reposent sur des erreurs conceptuelles, comme l’a fait Pablo Bortz [3], un universitaire argentin, qui conclut ainsi son étude : « Un décompte réaliste montre que 54% de l’aide financière fournie à la Grèce a été utilisé pour rembourser la dette (étrangère), et 21% pour recapitaliser les banques grecques (dont certaines détenues par des banques étrangères) ». Avant cette contribution, on disposait déjà d’une évaluation réalisée par Yiannis Mouzakis en janvier 2015 [4]. Elle fournit une ventilation détaillée des sommes reçues depuis le premier MoU selon ses usages (graphique 1).

Cette ventilation est résumée dans le tableau 1 ci-dessous. Le rapprochement avec celle de Bortz montre que les ordres de grandeur sont comparables. Le point essentiel est que ce qui est resté disponible pour le financement du déficit budgétaire, autrement dit des dépenses publiques, reste marginal. Plus de la moitié est allée aux créanciers (remboursement + intérêts), mais il faut y ajouter la recapitalisation des banques et les opérations de PSI (Private Sector Involvement) destinées à « adoucir » (sweeten) les pertes des créanciers lors de la restructuration de 2012 (y compris les intérêts supplémentaires). Autrement dit, l’essentiel des fonds entrés en Grèce sont repartis vers les créanciers ou ont bénéficié aux banques, mais à peu près pas au peuple grec, ce qu’avait déjà montré le rapport de la Commission pour la vérité sur la dette grecque.

Tableau 1. Deux évaluations de l’utilisation des fonds

Mouzakis Bortz
Remboursement de la dette 115.7 45.5 % 89.3 39.4 %
Paiements d’intérêt 40.6 16.0 % 39.1 17.2 %
Recapitalisation des banques 48.2 18.9 % 48.2 21.3 %
Private Sector Involvement 34.6 13.6 % 34.6 15.3 %
Financement du déficit 15.3 6.0 % 15.5 6.8 %
Total 254.4 100.0 % 226.7 100.0 %

Sources : Mouzakis, 2015 ; Bortz, 2015.


Un nouveau document confirme ces évaluations

Une étude récente [5] vient de confirmer les résultats de Mouzakis et Bortz. Elle émane de deux économistes de l’European School of Management and Technology de Berlin. Cette école n’est pas vraiment un bastion de l’hétérodoxie, et Wikipedia nous apprend qu’elle a été fondée par 25 institutions et multinationales, notamment Bosch, KPMG et ... Siemens, dont on connaît les relations « spéciales » avec la Grèce.

Cette étude est très utile parce qu’elle ventile minutieusement l’origine et la destination des fonds tout au long des trois MoU. Ses principaux résultats sont consignés dans le tableau 2 ci-dessous. Et les conclusions, très claires confirment les études précédentes : « contrairement à des croyances largement répandues, moins de 10 milliards d’euros, soit moins de 5% de l’ensemble des programmes, sont allés au budget public grec. En revanche, la grande majorité de l’argent est allée aux créanciers sous forme de remboursements de la dette et de paiements d’intérêts ».

Tableau 2. Utilisation des fonds des trois programmes

MoU 1 & 2 (2010-2013) MoU 3* (2015-2018)
Remboursement de la dette 86,9 40,3 % 35,9 41,7 %
Paiements d’intérêt 52,3 24,2 % 17,8 20,7 %
Recapitalisation des banques 37,3 17,3 % 25,0 29,1 %
Private Sector Involvement 29,7 13,8 % - -
Financement du déficit 9,7 4,5 % 7,3 8,5 %
Total 215,9 100,0 % 86,0 100,0 %

* données initialement programmées

Source : Rocholl, Stahmer, 2016

Malheureusement, les recommandations des auteurs, classiquement néo-libérales, partent du principe selon lequel la cause de la crise grecque est « l’incapacité de l’État grec à gérer correctement son budget public ». De manière peu cohérente avec leur diagnostic, les auteurs affirment qu’une restructuration (haircut) de la dette « n’est pas une option à l’heure actuelle » et préconisent des « réformes structurelles », dont l’amplification du processus de privatisation.

Il n’empêche : ce bilan confirme d’abord l’un des résultats essentiels des travaux de la Commission pour la vérité sur la dette grecque, à savoir que les programmes de 2010 puis de 2012, n’avaient pas pour but de soutenir un redémarrage de l’économie grecque mais de sauver les banques allemandes et françaises, mais aussi grecques. La comparaison avec les deux précédents MoU montre que le 3e repose sur la même logique où les prêts ne font qu’entrer en Grèce pour ressortir immédiatement vers les créanciers.

Il n’est pas possible de sortir de ce cycle infernal qui est même en train de se durcir. Les négociations sur la première étape de 3e MoU traînent, notamment parce que les créanciers veulent que la Grèce se fixe un objectif de 3,5 % d’excédent budgétaire primaire (hors paiements d’intérêts). Cet objectif était déjà inscrit dans les deux principaux mémorandums, mais il était évidemment hors d’atteinte et sa poursuite a conduit à une énorme récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. . Le même impossible effort est demandé aujourd’hui avec la même obstination et, comble du cynisme, l’Eurogroupe exigerait, si cet objectif n’était pas atteint, un plan de « mesures contingentes » de 3,6 milliards d’euros, soit 2 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, ce qui revient au même [6].

Tout ceci est proprement criminel, car c’est un peuple qu’on immole sur l’autel de la finance. Et c’est aussi un crime que commettent les économistes payés pour démontrer que la Grèce pourrait s’en sortir à condition de consentir aux fameuses « réformes structurelles ». C’est le cas de la dernière étude de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
 [7] qui défend cette thèse en s’appuyant sur des modèles contrefaits et dont toute humanité est absente.


Notes

[1Hans-Werner Sinn, « The Greek tragedy », CESifo, June 2015.

[2Jeremy Bulow, Kenneth Rogoff, « The modern Greek tragedy », VoxEU.org, 10 June 2015.

[3Pablo G. Bortz, « The Greek “Rescue” : Where Did the Money Go ? », INET Working Paper n°29, November 2015.

[4Yiannis Mouzakis, « Where did all the money go ? », Macropolis, 5 January 2015.

[5Jörg Rocholl, Axel Stahmer, « Where did the Greek bailout money go ? », ESMT, 2016.

[6voir cet excellent - comme d’habitude - article de Romaric Godin : « Grèce : l’impossible résistance d’Alexis Tsipras », La Tribune, 3 mai 2016.

[7OCDE, Greece, Economic Survey, March 2016.

Michel Husson

statisticien et économiste français travaillant à l’Institut de recherches économiques et sociales, membre de la Commission d’audit pour la vérité sur la dette grecque depuis 2015.
http://hussonet.free.fr/fiscali.htm

Traduction(s)