Presse internationale

De Chavez et Lula, c’est Lula le populiste

Interview d’Eric Toussaint publiée par le quotidien brésilien O Globo

5 juillet 2006 par O Globo




Eric Toussaint, historien et politologue, est président du Comité pour l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers-monde (CADTM) et membre d’Attac. Il est enthousiaste à l’égard des gouvernements de Hugo Chávez au Venezuela et de Evo Morales en Bolivie, mais est implacable dans la critique de Luis Ignacio Lula da Silva, président du Brésil. Co-auteur du livre « 50 questions, 50 réponses sur la dette, le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 » récemment paru au Brésil aux éditions Boitempo, il accuse le président Lula de populisme, un populisme basé sur son plan d’assistance aux familles les plus pauvres [1] alors que dans le même temps, le gouvernement applique une politique conforme au consensus de Washington. Dans une interview par téléphone avec O Globo [2], il affirme que c’est le moment idéal pour les pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». d’obliger les créanciers du Nord à la renégociation du principal fardeau affectant les pays émergents qu’est la dette externe.

Pourquoi la dette externe est-elle le principal problème des pays émergents ?

La richesse que chaque pays endetté est obligé de transférer à ses créanciers représente un détournement énorme de ressources qui ne sont pas utilisées pour satisfaire les besoins humains fondamentaux. Dans beaucoup de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, les pouvoirs publics doivent consacrer 25 à 40% du budget au remboursement de la dette. C’est une quantité énorme. Au Brésil, le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. représente 3,5 fois la somme des dépenses destinées à l’éducation, à la santé et à la réforme agraire. Les pays endettés sont sous tutelle des créanciers qui utilisent la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
pour leur dicter des politiques.

Ces pays sont-ils en mesure de sortir de cette situation ?

Ils le sont en effet, surtout dans la conjoncture actuelle où ils pourraient se libérer et appliquer d’autres politiques économiques et sociales. En effet, la hausse des prix des matières premières, des hydrocarbures ainsi que des produits agricoles les avantagent. Les pays émergents exportent ces produits et comme les revenus d’exportation augmentent, ces pays accumulent des réserves en devises. C’est le cas du Brésil, de l’Argentine, du Venezuela et de certains pays pauvres d’Afrique comme l’Angola et en Asie comme l’Indonésie et l’Inde sans parler de la Chine. Tous les pays du tiers-monde pris ensemble ont des réserves en devises qui se montent à 2.000 milliards de dollars alors que les réserves de change des Etats-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards et l’Europe occidentale moins de 200 milliards [3]. Dans ces conditions, les pays endettés sont en très bonne position pour imposer une négociation juste à l’encontre des créanciers du Nord [4].

L’issue est-elle viable ?

Aujourd’hui oui. Il y a dix ans, la conjoncture était moins favorable. Et il est fort probable que les gouvernements du Sud comme celui de Lula laissent passer cette occasion. De plus, la situation est en train de tourner : le taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
international augmente, les investissements aux Etats-Unis et en Europe redeviennent plus attractifs car les taux d’intérêts y ont augmenté, une partie des capitaux des Bourses du Sud retourne vers les Bourses du Nord et on s’attend à une baisse des prix des matières premières ou des produits agricoles. Si les pays du tiers-monde ne profitent pas de la conjoncture actuelle, dans deux ou trois ans la situation sera beaucoup plus difficile.

Et que font les gouvernements des présidents Hugo Chávez et Evo Morales ?

On a assisté dans les 4 ou 5 dernières années à un rejet des politiques néolibérales en Amérique latine caractérisé par l’élection démocratique de présidents qui pourraient mettre en pratique une politique différente de celle du Consensus de Washington. Lula a été élu sur un programme différent de ce Consensus tout comme Kirchner en Argentine, Chávez et Morales. Les citoyens veulent des gouvernements qui appliquent d’autres politiques. Je pense que Chávez et Morales veulent réellement mettre sur pied une politique alternative. Kirchner et Lula, eux, ne le veulent pas. Kirchner, qui n’est pas de gauche et qui un président péroniste, applique une politique beaucoup plus hétérodoxe que Lula qui est de gauche. La politique macro-économique du Brésil est beaucoup plus orthodoxe par rapport au Consensus de Washington. Selon moi, Chávez et Morales sont beaucoup plus créatifs et font des propositions qui valent la peine d’être développées dans un cadre latino-américain.

Le Brésil a perdu le leadership en Amérique latine ?

Bien sûr. Les taux d’intérêt astronomiques au Brésil freinent l’investissement productif. Le Brésil est complètement ouvert aux grands mouvements de capitaux. Il n’a aucun instrument pour se défendre en cas d’attaque spéculative. Cette politique est contraire à celle qui devrait être appliquée dans un modèle alternatif [5]. Je sais qu’on accuse généralement Chávez d’être un populiste mais on se trompe de cible. C’est Lula qui applique une politique populiste avec son programme d’assistance aux pauvres. Il vise clairement à obtenir les votes des secteurs qui ont vu leurs revenus augmenter un peu du fait de ce programme. Je comprends que ces gens appuient un président qui améliore un tant soit peu leurs revenus. Cependant, en ce qui concerne des réformes économiques structurelles, Lula est très réticent. On ne peut pas le comparer à Getulio Vargas (président du Brésil entre 1930 et 1945, puis entre 1951 et 1954), ni à Juscelino Kubitschek (président de 1956 à 1961), ni à Joao Goulart (président de 1961 à 1964). Lula est plus conservateur.

Appuyez-vous la politique de Hugo Chavez ?

Chávez propose d’utiliser une partie des réserves des banques centrales latino-américaines pour fonder une banque du Sud. Il semble tout à fait légitime et très intéressant d’utiliser une partie des réserves pour mettre sur pied une banque qui puisse être un instrument de crédit des pays de la région et également une arme d’autodéfense contre les attaques spéculatives contre leurs monnaies. Si le Brésil se joint au Venezuela, à l’Argentine et à d’autres pays, en cas d’attaque contre sa monnaie, il pourra faire face sans devoir appliquer la politique dictée par le FMI.

Vous affirmez que la Banque mondiale sous-estime les indicateurs de pauvreté. Pourquoi ?

L’intention de la Banque mondiale est très claire. La Banque mondiale a réussi pendant les 20 dernières années à convaincre les gouvernements d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie de mettre en place les politiques qu’elle souhaitait. De ce fait, elle est obligée de démontrer que celles-ci ont été bénéfiques en termes de réduction de la pauvreté. Mais j’affirme que la pauvreté a augmenté dans les pays qui ont appliqué le plus rigoureusement ces politiques. La Banque manipule ces chiffres pour masquer son échec.

Y a-il une mobilisation dans les pays riches pour l’annulation de la dette externe ?

Oui. En 1999-2000, nous avons récolté près de 20 millions de signatures de citoyens qui exigeaient l’annulation de la dette des pays pauvres. Les citoyens du Nord sont largement en faveur de l’annulation.


Y a-il une capacité d’organisation dans les pays pauvres ?

Il y a un grand effort d’organisation dans les pays du Sud. Un exemple est celui du « plébiscite » au Brésil en 2000 [6]. En Equateur, il y a actuellement un audit organisé par le gouvernement sous la pression des mouvements sociaux. Dans des pays d’autres continents comme le Congo, l’Afrique du Sud, les Philippines, il y des actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
relatives à l’audit. Tout cela est le résultat de campagnes menées par les mouvements sociaux du Sud. Et nous appuyons ces actions.


Notes

[1Celles-ci reçoivent entre 50 et 75 reales (20 à 30 euros) par mois.

[2O Globo est l’un des principaux quotidiens du Brésil. La version originale de cette interview a été publiée le 2 juillet 2006 sur http://oglobo.globo.com/jornal/econ.... Les notes de bas de page ont été ajoutées par le CADTM et 3 erreurs de chiffre ont été corrigées dans le texte.

[3Voir site de la Banque mondiale

[4Car ils pourraient se passer de leurs prêts et faire un front pour le refus du paiement.

[5Qui implique l’application d’un contrôle sur les changes et sur les mouvements de capitaux.

[6En septembre 2000, les mouvements sociaux et organisations progressistes brésiliennes ont organisé un référendum (plébiscite) pour le non paiement de la dette, pour la réalisation d’un audit et pour la rupture des accords avec le FMI. Plus de 6 millions de Brésiliens ont voté dont 90% se sont prononcés contre la suspension du paiement de la dette.

Traduction(s)