Esperanzah 2005 : rencontre avec les organisateurs

28 juin 2005 par Yannick Bovy


Esperanzah !, c’est reparti ! Les 5, 6 et 7 août prochains, le site magique de l’abbaye de Floreffe, près de Namur (Belgique), accueillera la quatrième édition consécutive d’un festival... exceptionnel !

Esperanzah !, ce sont des artistes et des musiques des quatre coins du monde, une ambiance et une chaleur extraordinaires, mais aussi des saveurs d’ailleurs, un marché coloré, un village associatif, un autre pour les enfants, un camping au bord de l’eau, des animations en tout genre... et un engagement de plus en plus affiché. En deux mots : un festival pour ceux qui rêvent d’autres mondes... et s’efforcent de les construire !

L’année dernière, le CADTM était de l’aventure, toutes voiles dehors : l’annulation de la dette du Tiers Monde était le thème central d’Esperanzah ! L’expérience fut inoubliable. Alors cette année, on remet ça, avec enthousiasme, autour d’une thématique plus large : les objectifs du millénaire, qui seront déclinés tout au long du festival, sous une forme accessible pour le public. Les festivaliers seront ainsi invités à poser des actes concrets et citoyens, à s’impliquer, à... s’engager. Sur la dette, les biens communs, l’eau, les services publics, le commerce équitable, contre l’extrême droite... Le mot d’ordre d’Esperanzah ! 2005 ? « Juste... fais-le ! » Rencontre avec Jean-Yves Laffineur et Pablo Gustin, fondateurs et grands manitous du festival.



Quels sont les traits marquants de la programmation musicale de cette année ?

Jean-Yves LAFFINEUR : Ce qui me paraît de plus en plus évident, c’est qu’Esperanzah ! s’affiche et s’affirme de plus en plus comme le festival de la découverte : à l’affiche, on ne verra pas de vedettes qui attirent la grande foule. On verra plutôt des artistes qui sont les grands noms de demain et des révélations. C’est une identité que l’on a déjà développée l’année passée et qui sera encore plus forte cette année. Beaucoup de nouveaux talents à découvrir, donc, à la fois intimistes, à travers les musiques nomades qu’on programme côté jardin, mais aussi côté cour, avec des musiques festives, engagées, fortes, urbaines. Des noms peu connus, mais que l’on retrouvera dans un an ou deux dans les grands festivals, sans aucun doute.

Vous n’allez quand-même pas nous faire croire qu’il n’y aura pas la moindre vedette au programme...

J-Y L : Ce qui fait la particularité d’Esperanzah !, c’est que plus de 50% du public ne connaissent pas un seul des noms de l’affiche. La moitié des artistes présents n’est jamais venue en Belgique. Alors, si on veut parler de stars (bien sûr, pas au même titre que Bono ou Bruce Sringsteen...), cette année, le grand nom, c’est Mano Solo. Ce n’est pas LA star française hyper connue, mais c’est une vedette au sein du festival. On aime bien Mano, parce qu’il parle avec ses tripes. Il a réalisé des albums très noirs, mais il vient d’en sortir un dans lequel il chante : « J’aime tant la vie que chaque jour elle recommence »... Il y a une expression merveilleuse du bonheur chez Mano. Et puis... il termine tous ses concerts sur un vibrant : « Vive la révolution ! » Ca fait plaisir aussi !

J’ai comme l’impression que chaque année, on observe une radicalisation des organisateurs d’Esperanzah ! Vous confirmez ?

J-Y L : C’est la faute à Pablo (rires) !

Pablo GUSTIN : Si c’est en partie ma faute, c’est à cause du CADTM... (rires). L’année dernière, on avait envie de développer une thématique (l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays du Tiers Monde) et on a pu compter sur l’expertise du CADTM sur la question. Cette année, on va essayer, avec des associations partenaires encore plus impliquées, d’être encore plus cohérents par rapport à la thématique choisie, à savoir les « Objectifs du millénaire » (voir par ailleurs). On va ainsi inviter les festivaliers à poser des actes simples et concrets, avec l’espoir qu’ils comprennent qu’on n’est pas démunis, qu’on peut faire des choses dans son milieu familial, professionnel, amical, etc., qui contribuent à changer la vie. Toutes les actions Action
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Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
développées viseront la réduction de la pauvreté en s’attaquant aux causes : investir au sud et ne pas s’approprier ses richesses, soutenir des échanges équitables par une consommation responsable, annuler la dette, donner accès à l’eau et à la santé, répartir les richesses. Le mot d’ordre d’Esperanzah ! 2005 : « JUSTE... FAIS-LE ! »

Quels sont ces « actes concrets » ? Les festivaliers vont être interpellés dès leur arrivée ?

PG : Même si ça ne va pas aussi loin que ce que l’on souhaiterait, en termes de consommation, il y aura un collectif d’associations qui travaille sur la campagne « ça passe par moi ». L’acte concret qu’il propose : consommer du café « équitable ». C’est simple à expliquer et c’est un acte qui ne demande pas à être réfléchi chaque fois qu’on le pose. Dès que tu te rends compte du bien fondé de la chose et de son impact, tu continues. En outre, c’est un comportement que tu peux adopter et reproduire dans ton cercle professionnel, familial, amical, afin de conscientiser ton entourage.

Le fait qu’il n’y ait pas de Coca-Cola sur le site d’Esperanzah !, c’est la même logique ? Vous n’en vendez pas, en expliquant ce choix aux festivaliers ?

PG : Tout à fait. Je les avais oubliés, ceux-là... C’est bien la preuve que je ne peux plus entendre parler de Coca-Cola sans que cela me hérisse ! Cela dit, même si nous sommes portés par un désir de radicalité, ce désir n’est pas constamment calculé. C’est dans nos échanges au sein du groupe Esperanzah ! que l’on se rend compte qu’on n’a pas le choix : si on veut suivre ce principe de cohérence, alors à un moment donné, on est obligés d’agir. C’est magnifique et troublant, mais pas si facile. On aimerait faire plus encore... et on ne peut pas. Nous sommes à la limite de nos possibilités. Plus les années passeront, plus on aura, peut-être, les moyens de se radicaliser. Mais plus on devient conscients de ce qu’on fait, plus on se rend compte que l’on fait des choses qui vont à l’encontre de la radicalité qu’on aimerait vivre...

Ces valeurs et convictions qui vous guident influencent aussi votre pratique. Au fil des éditions d’Esperanzah !, comment évolue votre réflexion en termes de sponsors, d’indépendance, de gestion du festival, de rémunération des travailleurs sur le site ? Comment arrivez-vous à conserver une cohérence dans votre gestion de l’événement ?

J-Y L : D’abord, on n’est pas à l’abri des contradictions, mais on est conscients que lorsqu’on les rencontre, c’est parce qu’on n’a pas le choix. Exemple : un festival comme le nôtre consomme énormément d’électricité. On préférerait que cette électricité soit produite et fournie de manière équitable, éthique, renouvelable. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Pour l’instant, rien. Donc la radicalité, de ce côté-là, elle n’existe pas. Au niveau logistique, il y a des pas que l’on n’arrive pas encore à franchir. En matière de consommation, c’est aussi le cas de la bière. On ne peut pas faire mieux pour le moment.

Et par rapport à Clear Channel ? Pas facile de les contourner non plus ?

J-Y L : On aborde là une question encore plus compliquée qui a trait au fonctionnement des agents artistiques en Belgique. On voudrait contourner Clear Channel, mais si tu prends l’ensemble des agents qui proposent des artistes connus en Belgique, tu te retrouves confronté au marché et à ses logiques. Cela dépasse d’ailleurs de loin la question de Clear Channel. Si un festival offre plus que ce que nous sommes capables d’offrir pour avoir l’exclusivité d’un artiste, même si cet artiste a quelque chose à dire à Esperanzah !, nous ne pourrons pas l’avoir. Et ça, c’est du vécu...

PG : En fin de compte, quand on se radicalise, on peut être tenté de dire : « Nos comportements sont les meilleurs, et on ne fera aucun compromis ». Mais sincèrement, je pense qu’on ne pourrait pas reproduire Esperanzah ! si l’on n’en faisait pas. Notre objectif, c’est que le festival ait lieu pour présenter des artistes porteurs de messages et/ou d’une autre culture. Mais si on veut que le festival existe, on est obligés d’entrer dans le jeu du marché.

Cela dit, comme on favorise surtout la découverte musicale et l’ouverture, on a très peu d’artistes qui sont chez Clear Channel, qui privilégie les vedettes. Ce qui est intéressant, c’est que de plus en plus d’artistes ou d’agents contactent Esperanzah ! en disant : « ‘Mon’ artiste, c’est chez vous qu’il doit aller ». Cette année, c’est le cas de François Hadji-Lazaro (ex-membre des Garçons bouchers et de Pigalle), qui avait une autre date prévue et qui l’a annulée pour venir à Esperanzah ! parce que les Hurlements de Léo lui ont dit que c’est chez nous qu’il devait venir. Ca devient réjouissant !

L’année dernière, vous avez dialogué avec des festivaliers qui formulaient des critiques sur le fonctionnement du festival, en termes de cohérence éthique et politique, justement. Est-ce que ce genre de rencontre vous fait progresser ?

PG : Oui, et on a tout intérêt à continuer de discuter ainsi du festival avec son public. A partir du moment où Esperanzah ! rencontre un succès grandissant d’année en année, si on ne maintient pas le dialogue, on peut finir par perdre notre âme, ou par ne plus s’améliorer. Ces rencontres sont des moments où l’on se dit : « On a l’impression de pouvoir changer le monde, mais on n’a peut-être pas pleinement conscience des paradoxes que l’on vit. » Pour devenir plus cohérents, il faut tenir compte de ces critiques.

J-Y L : Pour en revenir à la radicalité : c’est aussi le public et nos partenaires qui nous poussent à cela. Avec le succès grandissant, on subit des pressions de toutes sortes. Des pressions de marché, qui nous poussent à être plus commerciaux pour répondre aux attentes qui sont les attentes du succès. Alors, on a le choix : ou bien on entre dans la compétition avec les autres festivals (et on voit ce que ça donne cette année, où l’on assiste à une bataille pour les grands noms dans la plupart des festivals) ou l’on se radicalise et on accentue le côté « découverte » et originalité... Le côté révolution, quoi ! Et on ne doit pas réfléchir longtemps pour savoir ce que l’on a envie de faire : on a envie d’être encore meilleurs dans les choix et dans ce qu’on offre au public pour qu’il voie une réelle différence avec ce qui se passe ailleurs...

Cela étant, restons attentifs quand même. Faisons gaffe à la récup’ qui est liée au succès. Le fait qu’on travaille avec des ONG et le succès du festival donnent des envies à d’autres de faire pareil, mais dans un autre contexte. Des grands festivals ont contacté des ONG pour leur proposer de mettre sur pieds un village associatif. C’est très bien, on n’a pas de copyright, mais c’est aux ONG et aux associations de faire attention à ce qu’on leur propose...

Pour revenir à la précédente édition : qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant les trois jours du festival 2004 ?

J-Y L : La sérénité. Tant du côté des organisateurs que dans le public ou parmi les artistes. Tout le monde est heureux d’être là et de participer à un festival qui remue les tripes. Cela s’est senti très fort au moment du lâcher de ballons qui symbolisait l’annulation de la dette, mais aussi sur l’ensemble du festival. Garder cette sérénité est vraiment un souci majeur.

Par ailleurs, on va vers la quatrième édition et alors que je suis coordinateur responsable, il se passe des trucs dont je ne suis pas toujours au courant ou conscient... Le radio sound system, l’espace Web, etc. C’est fou, il y a des gens qui travaillent de leur côté depuis des mois, et à la fin je découvre à l’intérieur de « mon festival » un autre festival que je ne connais pas. Cela lui donne encore plus de force et d’identité. C’est ce qui fut ma plus grande réjouissance l’année dernière.

PG : L’année dernière, c’est la première fois que je suis sorti du festival en me disant que je recommencerais. Ce n’est pas rien ! Quand j’ai entendu d’autres organisateurs dire qu’ils allaient, en quelque sorte, nous « prendre en exemple » pour faire se rencontrer le social et le culturel, je me suis rendu compte de l’impact d’Esperanzah ! J’ai été très touché. Un tel impact sur le public, les médias, les ONG, c’est une partie de notre rêve qui se réalise.

Propos recueillis par Yannick BOVY

« ESPERANZAH MPO N’AFRIKA » : DE LA SUITE DANS LES IDEES !

Contrairement aux apparences, l’édition 2004 du festival Esperanzah ! ne s’est pas achevée par un concert mais par une rencontre. Le lundi 2 août, tandis qu’à l’extérieur, les bénévoles s’affairaient pour démonter les installations, une trentaine de musiciens africains discutaient dans l’une des salles de l’abbaye. Ils étaient venus de toute l’Afrique francophone, en passant par Bruxelles ou par Paris. Ils étaient là pour confronter leurs expériences, dialoguer avec les responsables du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et proposer des alternatives. La rencontre s’acheva par la promesse commune de revenir au festival en 2005 ... mais cette fois, pour réaliser un concert inédit en commun !

Neuf mois plus tard, le concert, baptisé « Esperanzah mpo n’Afrika » (littéralement, si l’on combine le catalan et le lingala : « Espérance pour l’Afrique »), se prépare. Le chef d’orchestre en sera Maïka Munan, l’un des guitaristes les plus demandés d’Afrique. Ce vétéran de la scène congolaise, qui a fait ses classes aux côtés de Tabu Ley Rochereau mais a également accompagné Youssou N’Dour, Salif Keïta ou Bonga, est doté d’une connaissance encyclopédique du patrimoine musical du continent noir et aussi d’un appétit féroce de nouveautés.

Il sera donc longuement question du meilleur de la rumba congolaise (qui entretient avec sa cousine, la rumba cubaine, des rapports quasiment incestueux : le rythme est parti des côtes africaines, a été remodelé à Cuba avant d’être adopté par les Congolais dans les années 60). Ces morceaux seront confiés à quelques illustres vétérans mais aussi à Ballou Canta & Luciana, un duo qui a entrepris de renouer avec la délicatesse des harmonies vocales du passé pour réanimer une musique congolaise actuellement en pleine panne d’inspiration.

Mais « Esperanzah mpo n’Afrika » ne sera pas qu’une affaire congolaise : des voix de Guinée-Bissau, du Burkina Faso (l’intarissable Zêdess, pour l’un de ses hilarants brûlots dansants), de Guinée Conakry (Sekouba Bambino, l’une des plus belle voix de l’univers mandingue, à découvrir) et de bien d’autres pays viendront se frotter aux cordes de Maïka. Des cordes qui seront probablement chauffées à blanc par un long et torride hommage à Fela (auquel participeront le saxophoniste Toups Bebey et le chanteur Coco Malabar) ou mises à rude épreuve par une collaboration avec Dieudonné Kabongo et des rappeurs venus de Matonge...

Des dizaines d’autres surprises attendent les spectateurs de ce concert. Mais une chose est d’ores et déjà sûre : c’est par une musique savante et enjouée que les musiciens exprimeront leurs espoirs pour l’Afrique (annulation de la dette pour libérer son développement, retour de la paix, démocratisation réelle, sauvegarde de la culture...).

François MAUGER

« Esperanzah mpo n’Afrika » à l’Abbaye de Floreffe, en Belgique

Vendredi 5 août 2005, à 22h

www.esperanzah.be


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