L’audit norvégien

27 novembre 2013 par Jonas Nunes de Carvalho


Août 2013, le cabinet Deloitte rendait une étude sur les créances de la Norvège à l’égard de pays en développement. Plus précisément, cet audit commandé par le gouvernement norvégien portait sur 34 contrats conclus entre 1977 et 2000 [1] avec l’Égypte, l’Indonésie, le Myanmar, le Pakistan, la Somalie, le Soudan et le Zimbabwe pour un montant d’environ 120 millions d’euros [2], auquel il faut encore ajouter les intérêts. Cette étude a principalement analysé les garanties présentes dans les dossiers du GIEK (Garantiinstituttet for Eksportkreditt) qui est un institut ayant pour mission de fournir des financements sains et des contrats importants.



Cette démarche est à saluer à l’instar de ce qu’a fait le gouvernement norvégien, sous la pression de l’ONG SLUG en 2006 lorsqu’il a annulé une partie de ses créances sur l’Équateur, l’Égypte, la Jamaïque, le Pérou et la Sierra Leone. Cette décision était motivée par le fait que le projet de développement sur lequel se fondaient les demandes de remboursement de la Norvège, à savoir la campagne d’exportation de navires qui avait eu lieu à la fin des années 1970, s’était avérée être un échec. Pour la première fois dans l’Histoire, un pays prêteur admettait être responsable de dettes illégitimes et prenait les mesures qui s’imposent en les annulant sans condition. En juin 2013 [3], le parlement norvégien a également confirmé l’annulation totale de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Myanmar à son égard.

Malheureusement, l’audit qui vient d’être réalisé est extrêmement critiquable tant du point de vue de la méthode que de ses conclusions.

Primo, le choix de confier l’audit à Deloitte va à l’encontre des objectifs de justice sociale. Deloitte est l’un des grands cabinets d’audit au niveau mondial qui conseille les multinationales pour qu’elles « investissent » dans les pays les plus attractifs au niveau fiscal. Citons, à titre d’exemple, son étude publiée en octobre 2013 [4] intitulée « European Tax Survey : The benefits of stability » qui salue « l’avantage incontestable de la Belgique avec son régime attrayant de déduction des intérêts notionnels et le traitement qu’elle réserve aux holdings [5] ». Cette même étude pointe le danger que pourrait créer une « possible limitation ou suppression de ces mesures et d’autres » qui rendrait la Belgique incapable de se « différencier des autres pays offrant des conditions favorables aux sièges sociaux des entreprises [6] ». Citons également l’étude « Investing in Africa through Mauritius » publiée en juin 2013 dont l’objectif affiché est de donner différents conseils pour investir en Afrique en évitant les taxes, comme au Mozambique qui est le 185e pays sur 187 en termes d’IDH Indicateur de développement humain
IDH
Cet outil de mesure, utilisé par les Nations unies pour estimer le degré de développement d’un pays, prend en compte le revenu par habitant, le degré d’éducation et l’espérance de vie moyenne de sa population.
(Indice de développement humain), où l’espérance de vie ne dépasse pas 50 ans et où plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Secundo, cet audit n’a associé ni les gouvernements débiteurs ni les représentants de la société civile.

Tertio, l’audit n’avait pas pour objectif d’annuler les créances illégitimes. Rappelons que pour le CADTM, l’audit doit se faire avec les représentants des mouvements sociaux comme l’a fait le gouvernement équatorien en 2007-2008 et permettre de faire la lumière sur la destination des fonds empruntés, les circonstances qui entourent la conclusion des contrats de prêts, la contrepartie de ces prêts (les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. ) ainsi que leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques. L’audit doit ainsi identifier et annuler la part illégitime de la dette, celle qui n’a pas profité à la population. Ce qui permet également d’éviter la formation d’un nouveau cycle d’endettement illégitime et insoutenable en responsabilisant les créanciers.

Quarto, les conclusions de Deloitte sont très légères et parfois incohérentes avec le reste du rapport. À titre d’exemple, l’étude affirme que l’évaluation des risques pour les pays en développement est très complexe, mais que ce travail a généralement été fait par le GIEK concernant les risques de non-paiement du débiteur ou du garant. Puis, il est précisé que le GIEK a surtout analysé les risques politiques impliqués dans la transaction et que le risque du projet n’était pas analysé en profondeur et se limitait, en général, à une simple description du projet qui n’incluait pas d’études indépendantes sur les risques [7]. Cela constitue un manquement par rapport aux règles du GIEK de l’époque qui stipulaient la nécessité d’une évaluation des risques plus large, notamment à l’égard du projet, de l’acheteur, du débiteur et du pays. Pourtant, cela n’empêche pas le rapport de considérer qu’il y a eu, en général, un haut degré de respect de ces règles [8]. Force est donc de constater la complaisance de Deloitte à l’égard de la Norvège.

Les conclusions de l’audit auraient été tout à fait différentes si l’étude avait eu pour objectif de vérifier la conformité des contrats avec les traités de protections des droits humains. On ne peut que regretter que le concept de « dette illégitime » qui figure pourtant en introduction du rapport, ne soit pas utilisé pour vérifier la légitimité des prêts de la Norvège. Mais tout cela n’est pas étonnant vu les intérêts que sert Deloitte. On ne s’étonnera donc pas qu’il fasse référence à l’Institute for International Finance (IIF), le groupe représentant les prêteurs du secteur privé [9] pour critiquer certains principes des Nations Unies (CNUCED Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
) [10]. Dans la même perspective, les références au Pacte Mondial des Nations Unies [11] laissent perplexe tant ce pacte est généralement perçu comme étant en faveur des entreprises.

Il faut toutefois souligner que le rapport cite l’exemple de l’audit équatorien en rappelant que le pays avait mis sur pied une commission d’audit qui a conclu à l’illégalité de deux obligations. En cause, le contexte dictatorial lors de la conclusion de ces prêts ainsi que des irrégularités lors du processus de restructuration. D’une part, cela authentifie l’action entreprise par l’Équateur au sein même d’un cabinet financier mondial reconnu. D’autre part, l’étude rappelle que, bien qu’il soit souvent considéré dangereux pour un pays de ne pas rembourser sa dette ou une partie de celle-ci en raison de l’isolement par rapport aux marchés, ce ne fut pas le cas pour l’Équateur.


Notes

[1DELOITTE, Report Norwegian Debt Audit, 2013, p. 15.

[2Précisément 961,7 millions de Couronnes norvégiennes (NOK) soit 118 442 702 € sur base du taux de change du 30 octobre 2013. DELOITTE, Report Norwegian Debt Audit, 2013, p. 61.

[3Ididem

[5Ibidem

[6Ibidem

[7DELOITTE, Report Norwegian Debt Audit, 2013, p. 43.

[8Ibidem

[9DELOITTE, Report Norwegian Debt Audit, 2013, p. 50.

[10Principes 2 sur le caractère éclairé des décisions, le principe 5 sur le financement de projet et le principe 7 sur la restructuration de la dette. DELOITTE, Report Norwegian Debt Audit, 2013, p. 48-50.