Nicaragua 1979-2019 : du sandinisme à l’ortéguisme

25 août 2019 par Roberto Montoya


Le 19 juillet 1979, les guérilleros du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) entraient à Managua, acclamés dans la rue par des milliers et des milliers de Nicaraguayens, alors que le dictateur Anastasio Somoza Debayle fuyait précipitamment à Miami. Ainsi prenait fin une dynastie familiale qui avait contrôlé le Nicaragua d’une main de fer durant 41 ans.

40 ans plus tard, en 2019, des milliers et des milliers de Nicaraguayens protestent à nouveau et redescendent dans la rue pour affronter les forces de sécurité et les groupes paramilitaires qui ne défendent plus le tyran du passé, mais un régime camouflé sous le drapeau du FSLN, qui reproduit pourtant des caractéristiques et des méthodes rappelant celles de la dictature somoziste.



« Mon plus grand honneur est de surgir du sein des opprimés, qui sont l’âme et le nerf de la race », disait le général des hommes libres, Augusto Sandino, dirigeant indiscutable de la résistance nicaraguayenne à l’occupation militaire étatsunienne de son pays dans les années 1930. Et Daniel Ortega l’a revendiqué à maintes reprises en rappelant son humble origine et la persécution de la dictature somoziste dont sa famille et lui-même ont souffert.

En effet, l’actuel président nicaraguayen, principale tête visible de la révolution sandiniste, un homme aujourd’hui très puissant, avec un grand patrimoine accumulé, toujours plus autoritaire et messianique, naquit en 1945 au sein d’une famille pauvre et nombreuse, fermement opposée aux Somoza.

Plusieurs de ses parents luttèrent dans la guérilla d’Augusto Sandino contre l’occupation des marines étatsuniens et la dictature. Le père et la mère de Daniel et Humberto Ortega payèrent par des peines de prison leur opposition active à la tyrannie des Somoza.

Daniel Ortega suivit leurs pas et, adolescent, il commença un activisme antidictatorial qui, à l’âge de 22 ans- alors qu’il était déjà membre de la Direction nationale du FSLN –, le conduisit à la torture et à la prison durant sept années [1].

Onze ans plus tard, en 1979, Ortega continua à être membre de cette direction collective, mais non plus dans la clandestinité, mais au gouvernement : il faisait partie de la Junte gouvernementale de reconstruction nationale avec d’autres commandants sandinistes et des représentants de plusieurs partis qui s’étaient opposés au somozisme durant des années.

En 1981, lorsque plusieurs partis libéraux en désaccord avec la radicalisation du processus abandonnèrent le gouvernement, Daniel Ortega fut nommé coordinateur de la Junte gouvernementale.
Malgré l’équilibre de pouvoir que l’on tentait de maintenir entre les trois tendances internes du sandinisme (représentées à parts égales au sein de la Direction nationale historique du FSLN, composée de neuf commandants), Ortega allait s’imposer toujours davantage – malgré son manque total de charisme – comme l’homme fort du Nicaragua. Le FSLN le choisit comme son candidat aux élections présidentielles du 4 novembre 1984.

Convoquer des élections démocratiques ne fut pas une décision facile pour une organisation de guérilla arrivée au pouvoir par les armes, après une guerre qui laissa plus de 50.000 morts, 110.000 réfugiés dans les pays voisins et une économie en ruine. Une guerre qui en réalité ne se termina jamais.

Peu après le renversement de la tyrannie de Somoza, plus de 3.000 ex-gardes somozistes et mercenaires créèrent la Fuerza Democrática Nicaragüense (FDN), connue populairement comme la Contra. Depuis leurs bases au Honduras voisin, alors aux mains d’une dictature militaire, ils faisaient de constantes incursions armées dans le territoire nicaraguayen pour attaquer des détachements isolés de l’Armée populaire sandiniste (EPS), détruire des ponts, des câbles électriques, des conduites d’eau et incendier des cultures et des villages.

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de la Contra s’intensifièrent à partir du moment où Ronald Reagan exerça le pouvoir aux Etats-Unis et ordonna de commencer des guerres de base intensité dans toute l’Amérique centrale.

De Carter à Reagan, un changement brusque de politique

Quand les sandinistes renversèrent Somoza, celui-ci avait déjà perdu la confiance et l’appui d’une bonne partie de la bourgeoisie nationale et de Washington. Dans les dures années de la guerre froide, alors que le démocrate Jimmy Carter occupait la Maison Blanche, les Etats-Unis affectaient de grandes ressources à deux fronts de guerre éloignés dont ils étaient un grand protagoniste, bien qu’y participant de manière indirecte.

Sur l’un de ces fronts, la guerre de l’Irak contre l’Iran, Washington appuyait Saddam Hussein contre la révolution islamique naissante de l’ayatollah Khomeini.

Sur l’autre front, en Afghanistan, les USA fournissaient des armes, des munitions et des instructeurs militaires les milliers de miliciens d’Osama Ben Laden et les seigneurs féodaux afghans qui luttaient contre les troupes de l’URSS. Celles-ci étaient intervenues pour défendre le gouvernement du Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA), du socialiste Hafizullah Amin, allié de Moscou.

Le fait que le FSLN partage le pouvoir avec des partis libéraux et conservateurs, représentatifs de la bourgeoisie nationale nicaraguayenne, et montre sa volonté de dialogue avec les USA, mena Carter (1977-1981) à recevoir à la Maison blanche des membres de la Junte gouvernementale de reconstruction nationale nicaraguyenne.

« En octobre 1979, Carter reçoit Daniel Ortega, Sergio Ramírez et Alfonso Robelo. Et, en février de l’année suivante, dans le cadre d’un programme spécial d’aide à l’Amérique centrale et à la Caraïbe, le Congrès des USA approuve avec de fortes conditions un paquet de 75 millions de dollars pour la reconstruction, dont 60 % devait être destiné au secteur privé, alors que le reste ne pourrait pas être utilisé dans des projets où travaillerait du personnel cubain » [2].

Quelques années après la défaite des USA au Vietnam et la destitution de Richard Nixon pour l’affaire du Watergate, l’administration Carter représenta un ballon d’oxygène pour l’Amérique latine.

« En 1997, Carter déclare que ‘maintenant nous sommes libérés de cette crainte désordonnée du communisme qui nous a fait parfois embrasser n’importe quel dictateur partageant cette crainte’ » [3].

Tout changea brusquement après le triomphe du républicain Ronald Regan aux élections présidentielles de novembre 1980.

Pour Reagan, seule la faiblesse de Carter pouvait expliquer qu’ait pu triompher au Nicaragua par les armes – comme 20 ans auparavant à Cuba – une force de gauche, qui renverse une tyrannie ayant rendu tant de services aux Etats-Unis durant des décennies.

Les USA utilisèrent leurs bases au Honduras pour abriter, entraîner et armer les membres de la Contra et financer le recrutement de milliers de mercenaires. Les attaques sur le sol nicaraguayen se multiplièrent, affectant drastiquement les plans de réforme agraire du gouvernement ; les attaques contre la production et les infrastructures entraînèrent de très graves pertes économiques ; le budget de la défense dut être augmenté drastiquement

La seconde guerre froide avait commencé : en 1983, Reagan lança son initiative de défense stratégique (connue comme La guerre des étoiles), un vaste programme de défense avec des missiles anti-missiles, et qualifia l’URSS d’« empire du mal ».

Bien que plusieurs partis de l’opposition nicaraguayenne aient dénoncé, durant les premières années de gouvernement, le FSLN comme influencé par le régime de Fidel Castro et planifiant son maintien au pouvoir sans convoquer des élections, finalement au sein du Front le courant partisan de tenir ce scrutin prévalut.

Les élections eurent lieu en 1984, dans un pays en guerre, avec des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). démocratiques et la présence d’observateurs internationaux. 75 % des électeurs votèrent. Daniel Ortea fut élu par 67 % des votes - soit moins de 2 millions de votants, avec une population de 3,6 millions d’habitants – contre 14 % au second candidat, Clemente Guido Chávez, du PDCN, un parti conservateur fondé seulement cinq ans auparavant. Le FSLN obtint trois quarts des sièges à l’Assemblée législative et constituante, soit 61 sur 96.

Le FSLN donna un exemple de démocratie. Dans un pays en guerre, harcelé ouvertement par la première puissance militaire du monde, avec des dizaines de milliers de volontaires regroupés dans des brigades de défense civile, creusant jour et nuit des tranchées défensives et des refuges pour les enfants et les vieillards à Managua et dans d’autres villes, le Nicaragua avait été capable de tenir des élections présidentielles et législatives avec des garanties (Zamora, Augusto, 2006).

Début 1985, l’investiture présidentielle de Ortega put compter sur la présence de 69 délégations étrangères. Pour un moment, beaucoup crurent que cette normalisation institutionnelle et la reconnaissance internationale, ainsi que des mesures de nature clairement néolibérales sur le plan économique, réussiraient à freiner l’appui des Etats-Unis à la Contra.

Le gouvernement décida de dénationaliser le commerce extérieur, d’éliminer les subsides et les cartes de rationnement garantissant l’approvisionnement de base et de licencier des milliers de travailleurs de l’Etat. Ce plan d’ajustement structurel Plan d'ajustement structurel En réaction à la crise de la dette, les pays riches ont confié au FMI et à la Banque mondiale la mission d’imposer une discipline financière stricte aux pays surendettés. Les programmes d’ajustement structurel ont pour but premier, selon le discours officiel, de rétablir les équilibres financiers. Pour y parvenir, le FMI et la Banque mondiale imposent l’ouverture de l’économie afin d’y attirer les capitaux. Le but pour les États du Sud qui appliquent les PAS est d’exporter plus et de dépenser moins, via deux séries de mesures. Les mesures de choc sont des mesures à effet immédiat : suppression des subventions aux biens et services de première nécessité, réduction des budgets sociaux et de la masse salariale de la fonction publique, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêt élevés. Les mesures structurelles sont des réformes à plus long terme de l’économie : spécialisation dans quelques produits d’exportation (au détriment des cultures vivrières), libéralisation de l’économie via l’abandon du contrôle des mouvements de capitaux et la suppression du contrôle des changes, ouverture des marchés par la suppression des barrières douanières, privatisation des entreprises publiques, TVA généralisée et fiscalité préservant les revenus du capital. Les conséquences sont dramatiques pour les populations et les pays ayant appliqué ces programmes à la lettre connaissent à la fois des résultats économiques décevants et une misère galopante. toucha frontalement les secteurs les plus défavorisés de la population, ce qui provoqua la préoccupation et l’indignation sociale.

Mais le gouvernement se trompait dans ses calculs : ces mesures, qui prétendaient freiner la radicalisation de l’opposition, n’obtinrent pas l’effet souhaité. Reagan ne renonça pas non plus à sa politique de harcèlement et de démolition.

Cette même année, le président républicain obtint l’appui du Congrès des Etats-Unis pour approuver une nouvelle aide millionnaire à la Contra, tout en décrétant un dur embargo commercial et en minant les ports du Nicaragua.

Une bonne partie des réformes économiques et sociales impulsées par le gouvernement sandiniste s’enlisèrent en raison de la guerre et de la crise économique ; le programme économique et social s’estompa ; le budget de la défense s’emballa et le gouvernement de Ortega se montra toujours plus intolérant et répressif avec les dissidences internes et les protestations de rue. Il justifia ce tournant autoritaire par la situation exceptionnelle d’urgence que vivait le Nicaragua.

Malgré cela, le gouvernement fit des gestes clairs montant son intention de trouver des solutions négociées avec l’opposition, y compris la plus extrémiste et armée. Managua s’unit à l’initiative du Groupe de Contadora (Mexique, Panama, Colombie et Venezuela) pour tenter de promouvoir la paix en Amérique centrale et, comme partie de ce processus et de la déclaration d’Esquipulas II, décida de convoquer au Nicaragua une Commission nationale de réconciliation.

Cette commission, dirigée par l’archevêque de Managua, Miguel Obando y Bravo – antisandiniste engagé, adversaire acharné de la Théologie de la libération et du ministre sandiniste de la culture, le prêtre et poète Ernesto Cardenal – ouvrit un dialogue avec les représentants de onze partis d’opposition.

Parallèlement, en République dominicaine, débutèrent des conversations au plus haut niveau entre le gouvernement nicaraguayen et la Contra, poursuivies ensuite au Costa Rica. Comme gste de bonne volonté, le gouvernement du FSLN décida de déclarer un cessez-le-feu unilatéral et de convoquer des élections générales en 1990, Daniel Ortega étant à nouveau candidat à la présidence.

Première défaite du FSLN

Le FSLN pensait que, malgré le malaise suscité dans son électorat par les ajustements économiques, la paralysie des réformes sociales et l’implantation du Service militaire patriotique obligatoire, la peur d’un retour au pouvoir des ex-somozistes ou des partis qui n’avaient pas affronté la dictature pèserait davantage.

Le 21 février 1990, peu avant les élections, pour rappeler un nouvel anniversaire de l’assassinat de Sandino, le FSLN réussit à réunir sur la Place de la Révolution, à Managua, un demi-million de personnes. Le drapeau rouge et noir flottait partout. La victoire paraissait assurée.

Mais tous les calculs s’avérèrent erronés. L’opposition fut capable de présenter comme candidate à la présidence son visage le plus aimable et le plus respecté, que l’on ne pouvait en aucun cas traiter de pro-somoziste. Violeta Chamorro était la veuve de Pedro Joaquín Chamorro, directeur du journal La Prensa, ferme opposant à Anastasio Somoza Debayle et dirigeant du parti libéral Unión Democrática de Liberación (UDEL), assassiné par la dictature.

Violeta Chamorro avait même fait partie de la première Junte gouvernementale de reconstruction nationale avec les commandants sandinistes durant la première année de la révolution triomphante. Elle présentait des cartes de créance incomparables pour diriger une force d’opposition au sandinisme.

Les Etats-Unis parièrent fortement sur la convocation d’élections législatives et présidentielles par le gouvernement nicaraguayen et appuyèrent économiquement et avec des conseils politiques la coalition opositionnelle multicolore formée sous le sigle de Unión Nacional Opositora (UNO).

Parmi les forces composant la UNO, on trouvait aux côtés des conservateurs et des libéraux des représentants du Parti socialiste nicaraguayen (PSN), le parti communiste local né dans les années 1940, mais qui avait perdu du poids après la création du FSLN.

La candidate présidentielle de la UNO, Violeta Chamorro, obtint 54,7 % des suffrages contre 40,8 % à Daniel Ortega, candidat du FSLN. La UNO triompha aussi aux élections législatives en obtenant 51 des 92 sièges de l’Assemblée nationale contre 39 au FSLN.

La UNO avait misé fortement sur l’espoir, en assurant que si elle gagnait la guerre prendrait fin ; les milliers de jeunes recrutés comme combattants dans l’Armée populaire sandiniste rentreraient à la maison ; le pays serait définitivement pacifié et les investissements des USA et d’autres pays permettraient de remettre en marche l’économie du pays et avec elle reviendraient le travail, la stabilité et la tranquilité des familles.

Ces promesses représentaient des arguments assez attractifs pour une population qui supportait depuis onze ans une guerre absorbant toutes les ressources économiques du pays et semblant ne pas avoir de fin.

Le contexte international était aussi défavorable au FSLN. Le mur de Berlin venait de s’effondrer. L’URSS, qui fut un appui important pour le gouvernement sandiniste au moins durant les premières années, sortait défaite d’Afghanistan et peu de temps après explosa et disparut comme telle. En Europe de l’Est, les pays du mal nommé socialisme réel tombaient également par un effet domino.

Le FSLN démontra alors qu’il respectait ses promesses en acceptant les résultats et sa défaite, et en cédant le pouvoir à Violeta Chamorro et à la UNO. Le Front continua à montrer sa capacité de mobilisation populaire pour résister aux plans d’ajustement rapidement imposés par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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au gouvernement de la UNO. A tel point que la présidente Violeta Chamorro dut négocier avec Daniel Ortega les mesures acceptées ou rejetées par le groupe parlementaire du FSLN.

Le malaise – non seulement au sein du Front, mais aussi de la UNO – grandit dès le moment où fut prouvé le degré de coexistence qu’entretenaient avec la présidente Daniel Ortega et son frère Humberto, maintenu par celle-ci comme commandant en chef de l’Armée populaire sandiniste. En fait, seuls les pactes entre Violeta Chamorro et les frères Ortega permirent à la présidente de rester au pouvoir (Ortíz de Zárate, R., 2016, p. 14) Quelques analystes en arrivèrent à parler d’un « bipartisme virtuel », de co-gouvernance.

À partir de ce moment, s’accentuèrent quelques traits déjà dénoncés par des secteurs internes du FSLN critiques envers la Direction nationale : la schizophrénie consistant à appuyer, à l’Assemblée nationale, des mesures néolibérales - y compris en faisant partie de la délégation gouvernementale qui négociait à Washington avec le FMI et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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- et, en même temps, à mobiliser la base pour dénoncer les mesures avec lesquelles le FSLN n’était pas d’accord. Le FSLN avait simultanément deux discours et deux attitudes.

D’autre part, le verticalisme dans la vie interne du FSLN s’accentuait toujours davantage, les privilèges et la corruption de plusieurs des commandants historiques devenaient très évidents.

La Piñata, la corruption au sein du FSLN

L’écrivain uruguayen Eduardo Galeana, qui avait défendu depuis ses débuts la révolution sandiniste, dira de cette période : « Enfin, les sandinistes perdirent les élections, à cause de la fatigue d’une guerre exténuante et dévastatrice. Et ensuite, comme cela peut arriver, certains dirigeants ont péché contre l’espérance, faisant une volte-face étonnante contre leurs propres paroles et leurs propres œuvres. Les temps ont beaucoup changé en si peu de temps » [4].

Pour éviter que tombent « aux mains de l’ennemi » les locaux, les imprimeries, les véhicules et un nombre infini de moyens matériels étatiques contrôlés par les différentes structures du FSLN et de ses multiples organisations et mouvements sociaux, la direction sandiniste décida de procéder à un transfert rapide des propriétés de l’Etat avant l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement.

Ces méthodes étaient justifiées par « la nécessité de s’organiser pour les années d’opposition et de résistance » à venir. Mais à côté de ces transferts en faveur des organisations de masse, des fondations et des ONG sandinistes, des maisons, des grandes propriétés rurales, des véhicules, des barques, des hélicoptères, des poissonneries et toutes sortes de biens matériels furent transférés à des commandants de la révolution.

Les Nicaraguayens dénommèrent La Piñata ce sauve-qui-peut de nombreux cadres sandinistes, un phénomène honteux pour de nombreux militants du FSLN qui provoqua la colère de ses partisans. Le peuple rebelle qui avait risqué sa vie contre la dynastie des Somoza voyait que ces valeureux muchachos, qui l’avaient conduit au triomphe, commençaient à répéter les vices exécrables du régime antérieur.

Le gouvernement de Violeta Chamorro détourna son regard face au pillage des biens publics, qui se produisait sous ses yeux, en échange de pouvoir compter sur une opposition suave à l’Assemblée nationale.

Cette situation précipita la sortie des rangs du FSLN de dirigeants prestigieux comme la commandante guérillera Dora Maria Tellez ou l’écrivain Sergio Ramírez, vice-président du gouvernement de Daniel Ortega, qui formèrent le Movimiento de Renovación Sandinista (MRS). L’ex-ministre de la culture d’Ortega, le poète et prêtre de la Théologie de la libération, Ernesto Cardenal, se distança aussi du FSLN et dénonça l’« irréparable fracture morale » qui s’y était produite.

En 1993, Humberto Ortega – qui avait réussi à rester sous le gouvernement Chamorro commandant en chef de l’Armée populaire sandiniste – ordonna de réprimer dans la ville d’Esteli, devenue célèbre pour son expérience de lutte contre la dictature de Somoza, les protestations de militaires sandinistes critiques.

La dégradation du FSLN était toujours plus évidente. Mais Daniel Ortega continua à contrôler l’appareil du Front qui, en 1996, le choisit à nouveau comme candidat aux élections présidentielles. Ce fut sa seconde défaite électorale contre Arnoldo Alemán, le candidat de la droite, fils d’un haut fonctionnaire de Somoza.

L’argumentation de la droite continuait d’être aussi alarmiste qu’en 1990 : « Si Ortega triomphe, la guerre, l’embargo et la misère reviendront ». Pourtant, à la Maison blanche, gouvernait déjà un démocrate, Bill Clinton, le premier après la fin de la guerre froide. Les Etats-Unis pariaient déjà sur des gouvernements civils néolibéraux, conformément à la doctrine du Consensus de Wahington et au projet de l’aire de libre-commerce de l’Amérique latine (ALCA). Mais on continuait à exploiter le fantasme de la guerre.

Comme concession encore meilleure pour montrer aux pouvoirs de fait qu’il n’était plus le dangereux dirigeant guérillero de 1979, Ortega décida de se présenter à ces élections de 1996, avec comme vice-président rien de moins que Juan Manuel Caldera. Celui-ci était un membre significatif du Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP), la grande confédération patronale qui avait durement affronté la révolution sandiniste pendant des années.

Cette décision n’atteignit pas l’objectif recherché. Ortega et Caldera furent battus dans les urnes, les militants et l’électorat sandinistes restèrent encore plus déconcertés face au virage de leur dirigeant.

Comme dirigeant de l’opposition, Daniel Ortega répéta face au gouvernement d’Arnoldo Alemán la même attitude condescendante qu’il avait adoptée avec Violeta Chamorro. Ortega et Alemán conclurent un pacte de non-agression.

Le commandant Henry « Modesto » Ruíz, l’un des ex-membres de la Direction nationale du FSLN – qui finit par scissionner pour former le Mouvement d’unité sandiniste Carlos Fonseca – affirma que les positions du Front et du Parti libéral constitutionnaliste (PLC) d’Arnoldo Alemán se différenciaient de moins en moins.

L’entente entre Alemán et Ortega permit au président d’avoir un complice qui ne dénoncerait pas publiquement les très graves cas de corruption de son gouvernement. En contrepartie, Daniel Ortega obtint d’Alemán que n’aboutisse pas le procès suscité par la dénonciation de sa belle-fille. Zoilamérica Narváez – militante sandiniste, sociologue et directrice du Centre d’études internationales (Managua) – avait été victime durant de nombreuses années d’abus sexuels, depuis l’âge de 11 ans, commis par Ortega. Loin de défendre sa fille, Rosario Murillo, la mère de Zoilamérica, se rangea au côté de Daniel Ortega.

« Le pacte n’est pas seulement une trahison commise envers les militants révolutionnaires », disait le commandant Henry « Modesto » Ruíz, « mais aussi envers d’autres secteurs qui comptaient au moins sur une force pouvant freiner le gouvernement de Alemán. A court terme, le second aspect est le désarroi que cela a suscité dans les rangs du sandinisme, un désarroi total » [5].

Daniel Ortega n’abandonna pas la bataille pour retourner au pouvoir. En 2001, le FSLN – qui avait connu d’autres scissions et d’autres départs de dirigeants historiques – le présenta à nouveau comme son candidat à la présidence. Mais, pour la troisième fois, Ortega perdit contre Enrique Bolaños, la nouvelle figure choisie par la droite pour la représenter.

Ortega n’avait pas réussi à convaincre les pouvoirs de fait qu’il avait changé, qu’il était disposé à continuer de céder et de laisser en chemin les principes qui avaient été les signes d’identité de la révolution sandiniste.

Dans une tentative supplémentaire pour se concilier l’un des pouvoirs de fait qui avait le plus torpillé la révolution sandiniste – la direction de l’Eglise catholique, représentée par le cardinal Obando y Bravo -, Ortega et Rosario Murillo (son épouse et compagne de militance) demandèrent au cardinal de les marier dans une cérémonie privée, après avoir communié avec celui-ci.

Le couple Ortega-Murillo assuma alors une défense toujours plus active de la religion, tout comme l’ex-commandant Tomás Borge et d’autres dirigeants historiques. Cette transformation mena le couple à faire campagne en 2006, peu avant les nouvelles élections générales, en faveur de l’élimination de l’avortement thérapeutique existant depuis 1893.

Ainsi, le FSLN changea brusquement sa position historique. Durant la campagne, Rosario Murillo clamait : « Nous disons fermement : non à l’avortement, oui à la vie. Oui aux croyances religieuses, oui à la foi, oui à la recherche de Dieu, qui nous fortifie tous les jours pour reprendre le chemin » [6].

Présidée par un membre du FSLN, René Nuñez, l’Assemblée nationale vota avec l’appui de 28 des 52 députés du Front en faveur de la loi N° 603, qui dérogeait à l’article 165 du Code pénal, permettant l’avortement thérapeutique au Nicaragua.

De cette manière, le Nicaragua a reculé de plus d’un siècle pour devenir l’un des quatre pays de la région où l’avortement est prohibé en toute circonstance, même quand la vie de la mère est en danger.

Et grâce à toutes ces concessions et à ce transformisme idéologique, Daniel Ortega réussit à revenir au pouvoir. Pour cela, il donna un nouveau signe au grand patronat et aux pouvoirs de fait en choisissant un vice-président adéquat, l’ex-banquier Jaime Morales Carazo, qui avait été porte-parole de la Contra, puis ministre du gouvernement corrompu de Arnoldo Alemán.

Daniel Ortega revient au pouvoir

Lors des élections de novembre 2006, Ortega obtint enfin 38 % des votes et revint au pouvoir après 17 ans dans l’opposition. Son rival, Eduardo Montealegre, de l’Alliance libérale nicaraguayenne (ALN) recueillit 29 % des votes. Aux élections législatives, le FSLN obtint 38 sièges, l’ALN 23, le Parti libéral constitutionnaliste 25 et l’Alliance-Mouvement rénovateur sandiniste (Alliance-MRS) de Edmundo Jarquín 5.

En réalité, Jarquín dut remplacer au dernier moment le candidat de l’Alliance-MRS, Herty Lewites, en raison de la mort subite de ce dernier. Dans cette coalition de dissidents du FSLN, convergèrent aussi les ex-commandants guérilleros Víctor Tirado, Henry Ruíz, Luis Carrión, Mónica Baltodano, Carlos Mejía Godoy (créateur de la musique de l’hymne du FSLN), des intellectuels comme Hugo Torres, René Vivas, Gioconda Belli ou le poète et ex-ministre de la culture Ernesto Cardenal.

Ainsi, commença le dénommé gouvernement de réconciliation et d’unité nationale (GRUN).

Vingt-sept ans après le triomphe de la révolution sandiniste, Daniel Ortega revenait au pouvoir en tentant de se maintenir comme icône de celle-ci et défenseur du drapeau rouge et noir. Il impulsa des mesures clairement clientélaires pour améliorer la situation détériorée de la santé publique ou du logement social – grâce aux très généreuses aides du Venezuela -, mais en cogouvernant en même temps avec Morales Carazo, qui avait été un ennemi acharné du sandinisme et continuait à représenter les intérêts du pouvoir économique.

En entrant, de manière intéressée, dans l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et la Caraïbe (ALBA), peu après son retour au pouvoir, Ortega reçut un ballon d’oxygène de la part du président Hugo Chávez : « Bienvenue à l’ALBA d’or. Le Nicaragua peut oublier ses problèmes de combustible ». Et Ortega de commenter alors : « Avec cette aide, nous pourrons mettre fin aux politiques néolibérales ». Tout le contraire de ce qu’il fit ultérieurement. Les plans d’aide et de coopération signé entre Chávez et Ortega ont supposé pour le Nicaragua l’entrée de 500 millions de dollars par an, un appui-clé pour son développement économique. De nombreux sandinistes et aussi de nombreux Vénézuéliens ont accusé Ortega de trahir la solidarité et la générosité de Chávez.

« L’ortéguisme n’est pas le sandinisme », disait Mónica Baltodano, mythique ex-commandante guérillera, vice-ministre de la présidence, ministre des affaires régionales (1982-1990) et députée du FSLN.

Au sein du FSLN, Mónica Baltodano intensifia ses critiques internes à la dérive de Ortega et sa connivence avec le président corrompu Alemán depuis 1997. L’ex-commandant guérillero Victor Hugo Tinoco fit de même, en continuant à dénoncer la dégénérescence des valeurs pour lesquelles avait lutté la révolution.

« Le FSLN qui a conduit la révolution a disparu comme collectif », dit Mónica Baltodano, « et a été remplacé par diverses formes organisationnelles créées par le couple présidentiel pour affermir son rôle d’autorité unique et de guides suprêmes de cette organisation » [7]. Elle jugea ainsi la politique menée par Daniel Ortega depuis son retour au pouvoir en 2007 : « Ce modèle a permis à la croissance économique de favoriser l’enrichissement de l’oligarchie traditionnelle des banquiers et des industrielles, ainsi que d’une nouvelle couche, la bourgeoisie ortéguiste (que je me refuse à appeler sandiniste). Même avec ce développement économique, le Nicaragua continue d’être le pays le plus pauvre d’Amérique latine après Haïti » [8].

La répression contre les protestations sociales n’a cessé d’augmenter depuis le retour d’Ortega au pouvoir en 2007. En 2008, on a commencé à voir des groupes de motards ou collectifs (tout comme au Venezuela) : deux jeunes par moto, armés initialement de barres de fer, de chaînes ou de battes de base-ball, accompagnant la police anti-émeutes ou agissant en solitaires pour réprimer des manifestations de rues.

Cette année-là, ces groupes ont agi contre ceux qui manifestaient pour dénoncer la fraude lors des élections municipales, ainsi que contre la marche organisée en 2009 par la Coordinadora civil. En juin 2013, ils ont frappé ceux qui réclamaient des retraites dignes devant le siège de la Sécurité sociale. Bien que, dans son article 95, la Constitution prohibe explicitement l’existence de corps armés autres que la police et l’armée, l’utilisation de ces groupes armés - - munis ultérieurement d’armes à feu – (dont les membres reçoient des paies de 6 à 15 dollars par jour) est devenue une pratique quotidienne.

Parmi les réformes de la Constitution et de la loi 872, il est assuré que cette loi, à son article 10, stipule que le président devient le chef suprême de la police.

« Cela signifie que Daniel Ortega se trouve à l’échelon supérieur de la chaîne de commandement de la police et qu’il est, par conséquent, le principal et le premier responsable des agissements de l’institution policière. Cela signifie qu’il est le principal et le premier responsables des assassinats, des milliers de blessés – certains étant affectés pour toute la vie -, des dizaines et des centaines de capturés, de séquestrés, de torturés et de disparus » [9].

Daniel Ortega a réformé la Constitution à sa mesure pour pouvoir être réélu en 2011 (avec 62,5 % des votes) et à nouveau en 2016 (avec 72,4 %), la quatrième fois depuis 2007.

Après les nombreuses dénonciations nationales et internationales concernant de graves irrégularités lors des différentes élections municipales et présidentielles, le régime a opté, lors des derniers scrutins de 2016, pour interdire la présence d’observateurs, tant nationaux qu’internationaux.

Selon le gouvernement, lors de ces dernières élections, il y eut 30 % d’abstentions. Selon d’autres sources indépendantes, ce chiffre s’élevait à 50 % et selon la dénonciation de sandinistes dissidents il aurait même atteint 70 %,

Le plan polémique du canal interocéanique

En 2013, le gouvernement de Daniel Ortega et Rosario Murillo donna son feu vert à un projet pharaonique qui secoua le pays : la construction et l’exploitation pour 100 ans par l’entrepreneur chinois Wang Jing d’un canal de 278 kilomètres reliant les Océans Atlantique et Pacifique et traversant les 8.624 kilomètres carrés de la première réserve d’eau douce de toute l’Amérique centrale, le lac Cociboica.

« Des scientifiques et des organisations non-gouvernementales ont déjà prévenu que cette œuvre peut provoquer un désastre écologique dans le lac, où il faudrait draguer des millions de mètres cubes de sédiments pour permettre le passage des gigantesques cargos Post-Panamax, pouvant transporter 18.000 contenaires et même davantage, qui actuellement ne passent pas le canal de Panama » [10].

Finalement, le projet du canal interocéanique – qui avait provoqué une grande résistance chez la paysannerie de la zone affectée et qui donna lieu à la création du Conseil national pour la défense de la terre, du lac et de la souveraineté – échoua, selon la version donnée par le gouvernement en 2017, en raison de la faillite du principal investissseur, bien que Ortega ait commencé à chercher immédiatement d’autres options.

Les éloges de l’ambassade des Etats-Unis au gouvernement de Ortega pour sa collaboration à freiner, sur sa frontière avec le Costa Rica, des milliers d’immigrants haïtiens, cubains et africains, ou les éloges de la revue Forbes pour « les grandes facilités données à l’investissement étranger » confirment qu’il restait bien peu du dirigeant sandiniste des années 1960 et 1970.

Même la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. du Nicaragua a reconnu en 2017, que l’économie formelle ne dépassait pas 80 % ; les salaires réels ne couvrent pas plus de 70 % du coût du panier de la ménagère et le salaire minimum est le plus bas d’Amérique centrale.

Dans un article de Viento Sur, Eric Toussait rappelait : « L’agence officielle de promotion du pays auprès des investisseurs, ProNicaragua, se félicite sur son site que le salaire minimum soit ‘le plus compétitif à l’échelle régionale, ce qui fait du Nicaragua un pays idéal pour établir des opérations intensives en main-d’œuvre’ » [11].

Cette main-d’œuvre bon marché et les coupes des droits du travail et sociaux, avec la chute de 30 % des dépenses publiques à partir de 2017, ont été précisément l’un des facteurs attractifs pour les investisseurs étrangers. A quoi il faut ajouter une politique fiscale très favorable, ce qui a donné lieu au miracle économique revendiqué par le gouvernement. Un miracle dont n’a bénéficié qu’un secteur minoritaire de la population.

L’ortéguisme a combiné cette politique néolibérale avec des politiques d’assistance comme le programme Usura Cero, de micro-crédits ; le plan Techo, fournissant des toits en zinc aux maisons les plus humbles pour supporter les pluies tropicales, ou la Merienda Escolar pour les enfants, de manière à contenir, par un discours populiste, le mal-être des majorités appauvries.

Néanmoins, le miracle économique est arrivé à sa fin. L’importante baisse de l’achat de matières premières par la Chine, la paralysie de la fourniture de pétrole vénézuélien à des prix subventionnés due à la crise dans ce pays, la révision du Traité de libre-commerce entre le Mexique, les USA et le Canada – qui a touché les exportations nicaraguayennes –, l’augmentation des protestations sociales et les dénonciations de cas de corruption ont débouché, en avril 2017, sur un changement radical d’attitude de la part de la Chambre des représentants des USA.

Le changement d’attitude de la part des USA

En 2017, le Congrès étatsunien approuva la Nica Act, la loi polémique du gouvernement de Donald Trump, qui a décidé d’inclure le Nicaragua dans le cercle du Venezuela et de Cuba, considérant qu’il n’y avait pas de conditions de stabilité politique et économique pour garantir les investissements des multinationales étatsuniennes. De manière complémentaire, les USA ont approuvé la Loi Magnitzky, autorisant les USA à saisir les comptes bancaires de toute personne considérée comme impliquée dans de graves cas de corruption.

En mars 2018, Laura Dogu – ambassadrice des Etats-Unis au Nicaragua – donna devant les patrons nicaraguayens une conférence intitulée Perspectives 2018 et le chemin vers 2030, affirmant clairement que son pays voulait réorienter la situation politique et économique u Nicaragua.

De nombreux fronts étaient ouverts. L’un d’entre eux : les sanctions contre la compagnie pétrolière officielle du Venezuela, seraient étendues à sa filiale au Nicarauga, Abisinia, pièce économique clé pour le gouvernement de Ortega.

Un autre thème qui rendit furieuse l’ambassadrice : la reconnaissance comme pays indépendants par le gouvernement de Daniel Ortega, à la demande de la Russie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, territoires séparatistes de la Géorgie, pays allié des Etats-Unis.

Les Etats-Unis ne toléreront plus davantage que le Nicaragua continue d’acheter de l’armement et des chars à la Russie, ni que ce pays ait installé sur le sol nicaraguayen une base satellite à partir de laquelle il serait possible d’espionner les mouvements des forces armées des USA dans la région.

L’ambassadrice expliqua dans cette conférence au patronat que le gouvernement devait changer sa politique économique, réduire sa dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
externe (la plus grande de la région) et s’adapter aux nouveaux critères financiers de l’Office de contrôle des actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
du Département du Trésor des Etats-Unis [12].

Washington exigeait davantage de soumission. Parmi les mesures réclamées à Ortega qui devaient être adoptées immédiatement, on trouvait aussi la solution au grave déficit de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale (INSS). Des changements structurels étaient réclamés.Et ces changements structurels, ces ajustements, furent les détonateurs de l’explosion sociale d’avril 2018 au Nicaragua.

L’explosion sociale de 2018

Dans l’explosion sociale du 18 avril 2018, à laquelle participèrent près de 200.000 personnes dans tout le pays – 100.000 seulement à Managua, ont convergé les luttes et les protestations menés depuis quatre ans par plusieurs secteurs sociaux.

Parmi les premiers secteurs mobilisés, on trouve la paysannerie et le mouvement écologiste contre les plans de construction du canal interocéanique, mais aussi en raison des incendies causés par le manque d’entretien dans la réserve biologique Indio Maíz, ou contre les concessions à des entreprises étrangères pour des exploitations minières, poissonnières et forestières destructrices, ou contre l’invasion violente de colons sur des terres indigènes comme celles du Rio Coco, les prises de terres, pour déloger par la force les populations autochtones.

Pour sa part, la jeunesse étudiante se mobilisa contre le contrôle gouvernemental des réseaux sociaux, l’annulation de l’autonomie universitaire et les coupes dans l’éducation et fut durement réprimée par les forces de sécurité et les déjà toujours présents collectifs paramilitaires.

Le mouvement féministe, qui affrontait depuis des années les positions réactionnaires du régime sur l’avortement, la violence de genre et les droits des femmes, se joignit activement aux protestations.

Le mouvement étudiant joua aussi un rôle important ans les protestations des retraité-e-s contre les réformes de la Sécurité sociale, prétendant réduire les retraites de 5 %, tout en augmentant les cotisations.

Depuis des années, avaient été dénoncés la bureaucratisation de l’INSS et le fait que l’argent des cotisations avait servi à des investissements financiers spéculatifs, à haut risque. Quelques jours avant l’annonce de la réforme, des médias dénoncèrent l’utilisation de millions de ces fonds pour construire les maisons de plusieurs hiérarques de l’administration publique, ce qui provoqua encore plus de colère.

La brutale répression des manifestations de rue, les détentions d’étudiants à l’intérieur des établissements universitaires – violant ainsi leur loi d’autonomie – se solda par plus de 30 morts et de nombreux blessés.

Face à l’extension des protestations, le gouvernement décida de faire marche arrière et de geler la réforme de la Sécurité sociale.

Mais il était trop tard. La répression avait provoqué un résultat contraire à celui qu’elle recherchait : les protestations devinrent massives et unifiées.

Les revendications sectorielles disparurent pour un moment pour se transformer en revendications politiques. Sur toutes les barricades, dans toutes les manifestations, apparut le cri de liberté, de démocratie, d’exigence des responsabilités politiques et policières pour les morts et les blessés.

La jeunesse dirigeait les protestations. Les autoconvoqués sont un mouvement spontané équivalent – en tenant compte des distances – au mouvement des indignés et du 15M espagnol, enfants du sandinisme des années 1970 et 1980. Malgré le contrôle de fer sur la majorité des centrales syndicales, étudiantes et des ONG par le régime, le couple présidentiel dut affronter la plus grande explosion sociale depuis son retour au pouvoir en 2007. Daniel Ortega et Rosario Murillo – son épouse et vice-présidente – se sont convertis en cible des protestations, personnalisant la principale responsabilité pour la trahison à la révolution sandiniste qui, à l’époque, illusionna des millions de personnes.

Une bonne partie de l’Eglise catholique – qui s’était réconciliée avec Ortega après le surprenant tournant religieux et conservateur de ce dernier – éleva finalement sa voix contre la répression et pour le respect des droits humains.

Le régime Ortega-Murillo s’est enfermé toujours plus dans sa bulle.

« Ils doivent renoncer. Sans que meure une personne de plus, sans obliger les Nicaraguayens à redescendre dans les rues, ils doivent renoncer. Ils ont échoué, ils se sont surpassés. Qu’ils l’acceptent humblement et qu’ils renoncent. C’est la seule issue décente qu’il leur reste ». Gioconda Bella – journaliste sandiniste, poétesse, romancière et féministe nicaraguayenne - résume ainsi le sentiment des manifestant-e-s.

Mais la répression a continué et, face à celle-ci, dans tout le pays des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour dresser des barricades et pour affronter les policiers et les groupes paramilitaires, comme le faisaient il y a quarante ans leurs parents ou leurs grands-parents combattant la dictature de Somoza.

Cette rébellion qui éclata il y a plus d’un an, le 18 avril 2018, et qui a fait trembler le régime jusqu’en septembre de cette même année a déjà causé plus de 300 morts, plus de 2.000 blessés et près de 770 détenus, ainsi que des dizaines de disparus. Plus de 30.000 Nicaraguayens se sont exilés au Costa Rica voisin.

Pour l’instant, le gouvernement a réussi à arrêter les protestations par la répression, maintenant plus sélective, à interdire les manifestations, à censurer les médias, à utiliser des coordinateurs – des commissaires politiques – dans l’administration publique et des patrouilleurs qui contrôlent qu’il n’y ait pas de désordres dans la rue. Mais le régime agonise.

Les sanctions économiques appliquées par les Etats-Unis ont toujours plus d’effet et le gouvernement a moins de marge pour des mesures clientélaires.

En avril 2019, l’application par le Département du Trésor étatsunien de la Loi Magnitzky contre le régime nicaraguayen a frappé la vice-présidente Rosario Murillo et l’un des fils qu’elle a eu avec Daniel Ortega, Laureano Ortega Murillo, conseiller à la promotion des investisssements de l’agence gouvernementale ProNicaragua.

John Bolton, un « faucon » exerçant la fonction de conseiller à la sécurité dans l’administration Trump, a accusé Laureano Ortega de se vouer à « des négoces corrompus où les investisseurs étrangers payaient pour un accès préférentiel à l’économie nicaraguayenne ».

L’embargo d’actifs aux USA touche de plein fouet le Banco Corporativo (Bancorp), la banque centrale nicaraguayenne, accusée de blanchissement de capitaux.

Au début du mois d’avril, se terminait une nouvelle ronde de négociations entre les secteurs les plus représentatifs et ayant la meilleure capacité de convocation de l’opposition, la Unidad Nacional Azul y Blanco (UNAB) et le gouvernement nicaraguayen, sans avoir atteint des avances significatives.

Créée en octobre 2018, l’UNAB regroupe des secteurs paysans, indigènes, étudiants, écologistes, féministes et patronaux – regroupés dans l’Articulation des mouvements sociaux et des organismes comme Sociedad Civil, la Coordinadora Universitaria, le Mouvement du 19 avril, Allianza Civica ou le Frente Amplio por la Democracía.

Parmi les demandes basiques de l’opposition, figurent la libération des 770 prisonniers politiques, le respect total de la liberté d’expression et la délimitation des responsabilités pour la mort de plus de 320 personnes causée par la répression policière et parapolicière.

Le 16 mars 2019, pendant que se tenaient ces négociations, furent arrêtées à Managua l’ex-commandante sandiniste Mónica Baltodano – décorée de la plus haute distinction du Nicaragua, l’ordre Carlos Fonseca -, sa fille Sofana et des dizaines de personnes dans une manifestation de rue pacifique dénonçant la répression et exigeant la libération des prisonniers politiques. Ricardo Baltodano, frère de l’ex-guérillera, est l’un de ces détenus.

Malgré le fait que le gouvernement ait accepté initialement ces revendications, jusqu’au début du mois de mai, seuls 100 des 770 prisonniers avaient été libérés, mais furent immédiatement mis en résidence surveillée. Il se peut qu’à la fin juin tous ces prisonniers soient libérés, sous la supervision du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

La liberté d’expression n’est pas respectée : plusieurs médias digitaux furent fermés ces derniers mois. En décembre 2018, ce fut le tour de Confidencial, l’un des périodiques les plus influents, fermé sans aucun ordre judiciaire. Le régime se refuse à assouplir son contrôle de fer de la situation.

Antonia Urrejola, rapporteure spéciale pour le Nicaragua de la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH), déclarait à la fin avril : « Cette situation est grave, parce qu’elle a été rendue possible grâce au contrôle total de l’appareil public par le gouvernement et par le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire, du ministère de la médiation pénale et du procureur pour la défense des droits humains. De sorte que quand une personne souffre d’abus et de violation de ses droits, elle ne peut recourir à aucun organe de l’Etat » [13].

Face aux critiques de la CIDH et du Groupe d’experts indépendants de l’OEA, Ortega décida de les expulser du pays, en les accusant d’émettre des fake news sur la réalité nicaraguayenne.

De leur côté, les secteurs les plus représentatifs de l’entreprise privée, le COSEP et plus particulièrement les entrepreneurs liés au secteur touristique, pilier de l’économie nicaraguayenne, ont fini par rompre avec Ortega après des années d’alliance, tentant de s’adapter aux temps nouveaux à venir.

L’instabilité sociale et les sanctions des USA touchent aussi les patrons, qui ne veulent plus continuer à être identifiés comme des alliés de Ortega.

Le sort paraît jeté et l’administration Trump se montre toujours plus décidée maintenant à asphyxier le Nicaragua en même temps que le Venezuela et Cuba.

L’affaiblissement de la démocratie durant toute ces années au Nicaragua et le manque d’alternatives politiques claires pouvant canaliser le mécontentement toujours plus ample de la population ne permettent toutefois pas de prévoir comment se produira la fin de cette décennie d’ortéguisme, ni quel sera le futur de ce pays et quel rôle y jouera le sandinisme.

Traduction du castillan : Hans-Peter Renk

(Version originale sur le site de Viento Sur : https://www.vientosur.info/spip.php?article14996. Version portugaise sur le site :

http://www.igadi.org/web/publicacions/tempo-exterior/tempo-exterior-no-38)

Références

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Fajardo, José, Centroamérica hoy, todos los rostros del conflicto, Ed. La oveja negra, Bogotá, 1980.

Galeano, Eduardo, Patas arriba, La historia del mundo al revés, Ed. Siglo XXI, México D.F., 1998)

Laudy, Marion, Nicaragua ante la Corte Internacional de La Haya, Siglo XXI, México D.F.1988.

Martínez Lillo, Pedro, Rubio Apiolaza, Pablo, América Latina actual. Del populismo al giro de izquierdas, Los libros de la Catarata, Madrid, 2017.

Molero, María, Nicaragua sandinista : del sueño a la realidad (1979-1988), IEPALA Editorial, Madrid 1988.

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Wheelock, Jaime, Carrión, Luis, Apuntes sobre el desarrollo económico y social de Nicaragua, Secretaría Nacional de Propaganda y Educación Política del FSLN, Managua, 1980.

Zamora, Augusto, La paz burlada, los procesos de paz de Contadora y Esquipulas, Editorial SEPHA, 2006, pg. 113), El conflicto Estados Unidos-Nicaragua 1979-1990, Fondo Editorial CRIDA, Managua, 2006, pg. 111.

Zibechi, Raúl, Machado Decio, Cambiar el mundo desde arriba : los límites del progresismo, Ed. Zambra/Baladre, 2017.


Notes

[1Daniel Ortega Saavedra, Biografía, Ortiz de Zárate, Roberto, CIDOB, Barcelona, 2016, p. 4, cf. https://www.cidob.org/biografias_lideres_politicos/america_central_y_caribe/nicaragua/daniel_ortega_saavedra#4

[2Nicaragua sandinista : del sueño a la realidad (1979-1988), Molero, María, IEPALA Editorial, Madrid 1988.

[3El conflicto Estados Unidos-Nicaragua 1979-1990, Zamora, Augusto R., Fondo Editorial CIRA, Managua 1996.

[4Patas arriba, la historia del mundo al revés, Galeano, Eduardo, Ed. Siglo XXI, México D.F., 1998.

[5El FSLN y el Partido Liberal se han convertido en una sola fuerza, Guillermo Pérez Leiva, disponible sur le site de viento sur, septiembre 2000 : http://cdn.vientosur.info/VScompletos/vs_0052.pdf

[7Entrevista a Mónica Baltodano, 25/07/2018, disponible sur : https://vientosur.info/spip.php?article14036 (traduction française sur le site du CADTM : http://www.cadtm.org/Nicaragua-Entretien-avec-la-commandante-sandiniste-Monica-Baltodano)

[8Idem.

[9La política de terror del régimen coloca al Ejército ante una encrucijada, Roberto Cajina, Envío digital, disponible sur : http://www.envio.org.ni/articulo/5507

[10Canal de Nicaragua, ¿sueño o pesadilla ?, Mauricio Vicent, El País, 28/11/2014.].

Eduardo Galeano posait des « questions impertinentes » sur ce thème : « Quel conte chinois est en train d’acheter la famille régnante du Nicaragua ? Combien paie ce peuple héroïque en échange d’un canal fantôme ? Ne ressentent-ils donc pas un peu de honte ceux qui ont mis aux enchères la mémoire de la dignité d’un peuple qui a su faire face au plus puissant des empires de l’époque contemporaine »[[Texte complet disponible sur : http://tratarde.org/preguntas-impertinentes-de-eduardo-galeano-a-proposito-del-desastroso-proyecto-de-canal-interoceanico-en-nicaragua/

[11Daniel Ortega ha gozado de apoyo del FMI prosiguiendo una política a favor del gran capital nacional e internacional, Comité para la abolición de las deudas ilegítimas, disponible sur : https://vientosur.info/spip.php?article14316 (version française : http://www.cadtm.org/Nicaragua-De-2007-a-2018-Daniel-Ortega-a-beneficie-de-l-appui-du-FMI-et-a)

[12El cerco se estrecha y en la mira, las redes sociales, Envío digital, Número 433, Abril 2018, disponible sur : http://www.envio.org.ni/articulo/5465

[13Relatora especial de CIDH : ’Ortega debe cumplir los acuerdos’, disponible sur : https://www.dw.com/es/relatora-especial-de-cidh-ortega-debe-cumplir-los-acuerdos/a-48540080

Roberto Montoya

journaliste spécialisé en politique internationale, est membre du Conseil de Viento Sur