Recension de « La dette ou la vie »

24 février 2014 par Francisco José Casamayor Santiago


« La dette ou la vie », Icaria, Barcelone, 2011, 333 pages



Voilà plus de 30 ans qu’a éclaté la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays du Sud, dont l’épicentre a été l’Amérique latine et qui s’est traduit tout particulièrement dans le default mexicain de 1982. Les institutions financières internationales (FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
, Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

Cliquez pour plus de détails.
), au service des créanciers et des grandes puissances, ont imposé aux pays du Sud l’ajustement structurel et le paiement de la dette par delà toute considération sur les conditions de vie et les droits fondamentaux des majorités sociales. Le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) est né du constat que les mesures imposées par le FMI et la Banque mondiale n’étaient pas neutres et que la dette était un mécanisme de domination de bien des États de la part des créanciers, grandes puissances, firmes transnationales et promoteurs de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale. Le CADTM lutte depuis lors contre cette dette qui étrangle les États, les peuples, les économies, et exige son annulation.

La Dette ou la Vie, ouvrage collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint - respectivement porte-parole du CADTM France et président du CADTM Belgique, experts de la question de la dette du Tiers Monde et des mesures d’ajustement structurel comme en témoignent les nombreux travaux qu’ils ont produit sur cette thématique – se compose de 22 chapitres. Cet ouvrage rompt avec les schémas classiques Nord/Sud et, sans perdre la référence de ce qu’a été la crise de la dette, sa gestion et les voies alternatives mises en avant par le Sud, englobe le problème de la dette et de sa légitimité dans les pays de l’Union Européenne et de la Zone Euro, qui font face aujourd’hui au problème de la dette et à l’application des politiques d’austérité depuis l’éclatement de la crise économique internationale de 2007-2008.

Comme l’explique l’ouvrage de manière transversale, cette crise a la particularité d’avoir son épicentre dans les pays du Centre du processus d’accumulation capitaliste. Par ailleurs, elle a des points communs avec d’autres crises du passé. D’abord, la crise, qui trouve ici son origine dans le secteur financier étasunien, s’est transmise à d’autres économies. Ensuite, le foyer d’attention pour expliquer et comprendre la crise s’est déplacé des déséquilibres économiques structurels comme étant la cause fondamentale de l’éclatement de la crise, à un problème d’endettement public qui sert à justifier, d’une part, le traitement favorable accordé au secteur financier, d’autre part, la mise en place par les gouvernements de mesures d’austérité exigées par les institutions financières internationales en contrepartie de leurs prêts. On assiste ainsi à une situation très similaire à celle qu’ont expérimenté les pays du Sud au cours des années 1980 et 1990. L’ouvrage analyse l’enchaînement de ces processus d’endettement et la manière dont cet endettement a ouvert la voie à l’imposition des politiques d’austérité en Europe.

L’analyse de ces processus d’endettement dans de nombreux pays européens se fait au fil des différents chapitres. La situation des pays de l’Europe de l’Est, des pays de la Zone Euro, du Japon et des États-Unis comme centre mondial de la dérégulation financière internationale et de la domination néolibérale – auxquels les auteurs consacrent un chapitre spécifique - y sont analysées. Chaque cas de pays étudie la genèse de l’endettement, son impact sur la souveraineté des pays et la manière dont la dette prépare le terrain pour les mesures d’ajustement structurel qui sont le point de départ d’un modèle économique et social inégal dans des endroits où il n’avait pas pu se déployer totalement. Cela explique la volonté de mettre fin aux conquêtes sociales pour garantir de nouveaux espaces d’expansion et de rentabilité pour le capital.

Certains pays de la périphérie européenne (Grèce, Irlande, Espagne) font l’objet d’une étude particulière qui se traduit chaque fois par un chapitre analysant l’évolution de leur dette, les mesures d’austérité qui en découlent et leur résultat au plan social. Après l’effondrement des subprime et dans un contexte de récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. économique mondiale, la crise s’est étendue à l’ensemble des pays de l’Union Européenne. Cela a donné lieu à des problèmes de solvabilité des banques. Face au risque massif de faillite, celles-ci ont fait l’objet de plans de sauvetage à coûts de milliers de milliards d’euros des Trésors publics pendant que les responsables des grandes banques coupables de la situation demeuraient en poste sans rendre de comptes ni n’assumait leur responsabilité pour leur mauvaise gestion. Le piège de la dette se refermait sur les États, en particulier les plus fragiles de l’Union Européenne. Une crise dont l’origine était le secteur financier dérégulé visant à maximiser les bénéfices s’était traduit par un problème d’endettement public, surtout pour les pays qui sont le maillon faible de la zone Euro. L’augmentation des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
affectant ces États à la recherche de financement a bien sûr encore aggravé la situation. La voie était libre pour la Troïka (FMI, Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne, Union Européenne) dans le Sud de l’Europe, imposant à ces États comme conditions à leurs crédits l’application de mesures d’ajustement structurel similaires à celles appliquées en Amérique latine au cours des années 1980-1990 qualifiée de « décennie perdue ». L’Europe se retrouve maintenant dans une situation similaire à celle qu’ont connue les pays en développement et qui a donné naissance au CADTM, c’est à dire l’existence d’une dette, mécanisme de transfert massif de la richesse créée par les majorités sociales vers les secteurs les plus riches de la société.

Face à ce piège de l’ajustement structurel, l’ouvrage aborde la nécessité que les pays revendiquent une annulation des parties illégitimes de la dette. Comme les différents auteurs le démontrent, on se trouve devant des situations paradigmatiques de dette illégitime. C’est le cas de l’Espagne (chapitre IV) où selon les données de la Banque d’Espagne en juin 2011, la responsabilité principale de l’endettement public retombait sur les banques (30%) et les entreprises non financières (31%). Le cas de la Grèce (chapitre VI) est également emblématique : si l’augmentation de la dette publique grecque du fait du secteur privé est plus récente, le pays comptait une dette publique plus ancienne découlant de la dictature des colonels, de dépenses d’armement (achats principalement à l’Allemagne et à la France), des Jeux Olympiques de 2004 ou des pots-de-vin des transnationales en échange de juteux contrats comme ça a été le cas de Siemens. Cette dette illégitime qui a durement frappé les pays du Sud touche maintenant la périphérie de l’Europe avec une multitude de points communs, comme il est démontré tout au long de l’ouvrage et tout à fait concrètement dans le chapitre 17.

Cet ouvrage comprend également certains chapitres (XXI et XXII) qui donnent des arguments juridiques pour déclarer la nullité de la dette, conformément au droit international public. Le chapitre 20 fait référence à des exemples de pouvoirs publics, qui, aux côtés de représentants de la société civile – par exemple l’Équateur en 2008 -, ont impulsé des processus d’audit de la dette publique et démontré que le remboursement des dettes publiques contractées sans tenir compte de l’intérêt général n’est pas obligatoire. L’annulation de ces dettes étant reconnue par la jurisprudence internationale. Cependant, s’il est possible de s’inspirer de ces expériences d’annulation de dettes illégitimes, dans le cas des pays de la périphérie européenne, nous devons prendre en compte, en ce sens, ce que faire partie de l’Union Européenne implique.

Le chapitre X analyse ce que suppose le projet communautaire européen pour les pays de la zone Euro, qui dépendent totalement du secteur privé pour leur financement. La raison en est que la Banque centrale, conformément à ses statuts, ne peut financer directement les États. De plus, le Traité de Lisbonne interdit la solidarité financière entre États membres. On peut cependant regretter que n’aient pas été abordés le débat qui traverse aujourd’hui les pays de la Périphérie européenne sur une possible sortie de la Zone Euro et les implications qui en découleraient, ainsi que l’impact dans le cadre communautaire européen d’une possible annulation d’une partie de la dette tout en restant dans le cadre de la monnaie unique. Si cette question correspond au chapitre X, elle aurait pu être traitée de manière transversale tout au long de la majorité des chapitres. L’analyse des auteurs, en sus de traiter les thèmes en première ligne de la pensée critique, aurait apporté une explication plus approfondie et structurelle de ce que suppose ce processus d’endettement dans le cadre européen et quelles alternatives y opposer. Cette explication approfondie de la dette et des alternatives aurait dû aller au delà de la genèse de la dette et des conséquences des mesures d’austérité en termes d’appauvrissement des sociétés car cela nous conduit presque involontairement à des jugements de valeur, ce qui est indéniablement la principale faiblesse de cet excellent ouvrage.

Comme cela a été vérifié et comme c’est le cas aujourd’hui en Europe, la combinaison de la crise de la dette et l’application de l’ajustement structurel sont en elles-mêmes effet et opportunité pour l’expansion du modèle néolibéral qui conduit à une perte croissante de souveraineté des États. Cela ne signifie cependant pas leur absence totale de souveraineté. Le pouvoir de l’État perdure même si, d’autant plus dans un contexte de crise de la dette, comme le dit Susan Strange, « il est chaque fois plus en concurrence / de plus en plus partagé avec les marchés, les entreprises et les autorités non étatiques » [1]. Cela nous amène à nous reposer une question qui n’est pas neuve mais qui, d’une certaine manière, entre en contradiction avec la thèse générale d’une présence moindre de l’État dans le modèle néolibéral, à savoir dans quelle mesure / jusqu’à quel point les décisions prises par les États servent les intérêts des majorités sociales ou ceux du secteur financier et des grandes entreprises. L’ouvrage n’aborde pas comment l’une ou l’autre de ces directions est le produit du rapport de forces envers l’État comme espace en dispute. Il ne donne pas de clés pour envisager comment articuler une alternative de pouvoir afin de rompre avec l’offensive néolibérale au delà de l’articulation des mouvements sociaux européens par rapport à la problématique de la dette, de son illégitimité et de l’austérité.

On peut ainsi déplorer que l’ouvrage, qui représente une analyse collective très éclairante par rapport au processus de l’endettement et de l’ajustement structurel, ne soit pas accompagné d’une dimension plus politique. En ce sens, il faut sans doute prendre en compte les relations internationales car ces processus d’endettement et d’imposition de l’ajustement structurel ont donné lieu à une redéfinition des relations de pouvoir entre les États au sein de l’Union européenne comme à l’échelle internationale. La dette et sa gestion sont en effet liées aux relations internationales et à la géopolitique mondiale. A cet égard, il est très intéressant de faire à nouveau référence à la critique que fait Susan Strange dans « Mad Money » à l’encontre des théoriciens conventionnels des Relations internationales. Si ces derniers partent du principe que le fait de disposer de plus ou moins de ressources est directement lié au fait de disposer de plus ou moins de pouvoir, ils semblent oublier la nécessité de mener à bien une analyse plus poussée des structures et du modus operandi de l’économie politique mondiale et en particulier de son centre, à savoir le système financier international. L’étude des Relations internationales dans un monde global de plus en plus libéralisé exige d’analyser le rôle central du secteur financier. Des analyses comme celle de cet ouvrage sont centrales pour comprendre le fonctionnement des finances et leur impact, à partir du mécanisme de la dette, sur la souveraineté des États et les conditions de vie des sociétés.

Étant donné le poids de la dette publique et des mesures d’austérité qui impactent lourdement les conditions de vie des majorités sociales, il ressort de cet ouvrage qu’une rupture avec la subordination de la majorité des gouvernements au pouvoir financier international est tout à fait nécessaire. En ce sens, il s’agit de placer au centre du débat la nécessité d’un audit de la dette ainsi que de prendre en compte les limites que cela suppose dans le cadre de l’Union européenne. A partir de là, ces États, s’inspirant d’autres expériences, pourront exercer leur droit de suspendre le remboursement des dettes publiques qui vont à l’encontre des droits économiques, sociaux et culturels de leur population. Le contenu de ce livre veut nous démontrer que cela est nécessaire, justifié et qu’il y a des alternatives possibles à la politique d’austérité qui frappe si lourdement les majorités sociales.

Francisco José Casamayor Santiago est étudiant de troisième cycle en « Économie internationale et du développement » à l’Université Complutense de Madrid.

Traduction : Virginie de Romanet en collaboration avec Cécile Lamarque

Source : http://www.relacionesinternacionales.info/


Notes

[1STRANGE, Susan, “¿Qué Teoría ? La Teoría en Mad Money” en Relaciones Internacionales, no 21, Octobre 2012, p.123-144