29 juin 2016 par Gilles Grégoire
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Dans un rapport [1] publié fin 2015, Deloitte en appelle à l’audit des dettes publiques. Qu’une société d’audit propose des audits, quoi de plus logique nous direz-vous... Certes, mais Deloitte !? Une des célèbres « Big Four », ces quatre sociétés organisant l’essentiel de « l’optimisation » fiscale ? [2] Et qui demande un audit des dettes publiques !? C’est-à-dire, le principal outil prôné par les citoyen.ne.s et les organisations luttant contre les dettes illégitimes et pour la justice sociale ? Serait-on en train d’assister à un miracle ?
« Que peut-il être fait afin d’atténuer [les effets des] prochaines crises de dettes publiques ? » Dès les premières lignes de ce rapport, Deloitte brise le suspense : Non, il n’y sera pas question de remettre en cause le système dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. (Vous y avez cru ?) Il apparaît en effet rapidement que l’approche que l’entreprise utilise ne se base en rien sur des critères d’illégitimité de la dette. Pour elle, l’objet de l’audit n’est nullement de savoir « à qui profite la dette » mais bien de signer de nouveaux contrats.
Ce qui est dramatique pour Deloitte, ce n’est pas tant le surendettement en lui-même mais plutôt l’éventuelle restructuration de dette subséquente à celui-ci. A son sens, c’est cette dernière qui amène « des conséquences économiques, sociales et politiques désastreuses ». De plus, selon Deloitte, l’utilité d’une restructuration serait de permettre en dernier recours aux créanciers de récupérer une partie de leurs investissements. Le cabinet d’audit élude donc complètement l’importance pour le pays débiteur d’alléger sa dette. C’est à ce titre qu’il défend l’application des Principes de l’ONU (plus précisément de la CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
[3]) sur la promotion des prêts et des emprunts publics responsables [4].
On s’accordera néanmoins avec ce rapport lorsqu’il dit que « les dettes insoutenables constituent l’un des enjeux socio-économique actuels les plus importants. » Ce constat se base sur le poids gigantesque que représente le marché des dettes souveraines- près de 43 000 milliards de dollars fin 2014 [5] - et sur le fait que de nombreux États, et particulièrement les pays développés, se financent de plus en plus par l’endettement. La dette des pays dits « développés » représentait, en moyenne, 105 % de leur PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
en 2014 (contre 70 % avant la crise financière en 2007). Cependant, ce que Deloitte ne dit évidemment pas, c’est que cette augmentation de la dette souveraine n’est pas due à de quelconques augmentations dans les dépenses publiques mais bien aux sauvetages bancaires et aux conséquences économiques de l’austérité.
Mieux gérer les crises de dettes pour mieux protéger les créanciers
Deloitte souligne que, dans le cas la crise de la dette en Grèce, les conséquences étaient particulièrement lourdes puisque la crise contaminait les autres membres de l’UE ainsi que la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et que ce genre de risque de contagion pourrait être encore plus désastreux en cas de défaut d’un pays plus grand tel que l’Italie. Or cette analyse qui présente la crise de la dette publique grecque (et les autres) comme une maladie endogène qui risquerait de contaminer les autres États-membres « sains » de l’Union européenne relève, comme nous l’avons maintes fois souligné dans nos travaux, de la plus pure propagande mensongère. L’impact de la crise grecque sur ses voisins n’est pas nul mais les pays du « centre » de la zone euro [6] profitent allègrement de cette crise. D’une part, en apparaissant comme des emprunteurs sûrs sur le marché européen des dettes publiques et en pouvant dès lors se financer à des taux très bas et économiser ainsi des sommes se comptant en plusieurs dizaines de milliards d’euros. Et d’autre part, en profitant des réformes exigées par la Troïka et favorisant le libre-échange, la concurrence et la « flexibilité » des marchés grecs. Cela à l’avantage des banques, des grandes entreprises internationales et des grandes puissances européennes et au détriment de la population. Le rapport d’audit [7] réalisé par la Commission pour la vérité sur la dette grecque révèle également que ces pays du « centre » ont une responsabilité certaine dans le déclenchement de la crise en Grèce.
Mais pour Deloitte, même s’il est compréhensible que l’essentiel de l’attention se porte sur les ravages dus aux crises de dettes souveraines, c’est plutôt du côté des potentielles solutions qu’il faudrait se concentrer. Le temps c’est de l’argent, alors ne le perdons pas à faire des sentiments... Il est regrettable, pour Deloitte, que la communauté internationale ne dispose toujours pas de mécanisme unique de résolution des crises de la dette. Selon lui, la seule institution qui aurait véritablement cherché à mettre sur pied un tel mécanisme et qui a proposé certains remèdes pour améliorer le système serait le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(!) Malheureusement, ces remèdes n’auraient rien pu faire face aux défauts grec et argentin. En réalité, le FMI a boycotté toutes les réunions cherchant à mettre en place ce genre de cadre. De fait, les crises de dettes sont la raison de vivre du FMI et la manière dont il a géré chacune d’entre elles jusqu’à aujourd’hui montre qu’il n’a nullement l’intention d’en améliorer les moyens de résolution.
Le rapport de Deloitte pousse le vice jusqu’à avancer que les investisseurs privés ont, eux aussi, tenté d’améliorer le cadre de gestion des crises de dette en poursuivant l’Argentine devant les tribunaux américains (!) mais que le manque de pouvoir d’application des jugements [8] de ces derniers face à l’Argentine fait que cette démarche n’a eu que des effets positifs limités. Les énormités affirmées par Deloitte de manière si éhontée laissent pantois lorsque l’on sait les désastres engendrés par les fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
en Argentine [9], tout comme le fait que ceux-ci basent bel-et-bien leurs exigences de remboursement sur les décisions des tribunaux états-uniens.
Ce que le célèbre cabinet d’audit attend de la mise en place de telles structures de gestion des crises de dette apparaît dès lors de manière limpide : un cadre pour protéger davantage les investissements étrangers.
Une vision comptable de l’audit qui s’étend
Deloitte revient sur la responsabilité partagée des créanciers et des pays débiteurs dans l’endettement ainsi que sur les Principes de l’ONU sur la promotion des prêts et des emprunts publics responsables. L’accent est surtout mis sur les risques du manque de prise en compte, de la part du pays emprunteur, des droits et des obligations du débiteur dans le cadre d’un accord d’emprunt. Les Principes de l’ONU ont alors été adoptés, selon Deloitte, pour permettre la mise en place, au niveau international, de concepts de droit des contrats (d’emprunt) généralement acceptés à l’échelon national (bonne foi, co-responsabilité, transparence, etc.) et ainsi tenter de changer durablement le comportement des prêteurs et des emprunteurs internationaux.
Selon Deloitte, des cadres légaux internationaux et des mécanismes efficaces coordonnés de restructuration des dettes sont importants mais il faut avant tout des solutions qui permettent d’anticiper l’endettement insoutenable. Peu importe en effet à quel point les solutions de ce type proposées par les Principes de l’ONU sont bonnes, il demeure qu’elles seront totalement inutiles si elles ne sont pas prises en considération dès l’endettement et appliquées correctement. Une première application concrète de ces principes serait donc l’analyse des pratiques existantes de gestion de la dette souveraine par un audit de celle-ci.
Comme nous l’avons dit, Deloitte ne voit donc nullement l’audit comme un outil permettant potentiellement de remettre en question la légitimité, le caractère odieux et la légalité de la dette mais uniquement comme un moyen d’éviter son insoutenabilité et ce dans l’intérêt -selon lui- égal des créanciers et de l’Etat débiteur. Les questions posées par Deloitte lors d’un audit sont donc « le financement des politiques publiques par l’emprunt est-il sensé[, vu l’état des finances du pays et vu la conjoncture économique] ? » et « Les coûts d’emprunts sont-ils suffisamment bas ? »
C’est cette vision comptable de l’audit que partagent les institutions supérieures de contrôle des finances publiques (ce qu’on appelle en Belgique et en France les Cours des comptes) rassemblées dans l’organisation internationale « INTOSAI » (International Organization of Supreme Audit Institutions). L’INTOSAI, inspirée par les Principes de l’ONU a cherché à étendre ses méthodes usuelles d’audit des dettes nationales. Alors que celles-ci se bornaient à vérifier exclusivement que le stock de la dette
Stock de la dette
Montant total des dettes.
respectait les lois en vigueur dans le pays concerné, les nouvelles méthodes visent à analyser également les pratiques d’endettement et de remboursement et les enjeux liés à la soutenabilité de la dette tels que l’environnement budgétaire et fiscal et les interconnections entre la dette publique, les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
et les créanciers.
On comprend dès lors que malgré que plus de 20 pays (selon Deloitte, qui ne prend pas la peine de les citer) disent aujourd’hui auditer leur dette souveraine en suivant les Principes de l’ONU, le chemin est encore long avant de voir nos gouvernements remettre en question le paiement de leurs dettes.
L’exemple norvégien : La Norvège, en 2013, est le premier pays a avoir fait auditer une dette souveraine de cette manière. Deloitte fut chargé de la réalisation de l’audit. La particularité de l’audit norvégien est que celui-ci ne consistait pas en l’analyse des emprunts du pays scandinave mais de ses créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). envers d’autres pays, en l’occurrence envers des pays dits en développement auxquels la Norvège avait concédé des prêts considérables. Le but était donc de vérifier si les conditions des prêts accordés par la Norvège correspondaient bien au cadre défini par l’ONU. Deloitte se targue d’avoir mené non seulement un audit financier et un audit de conformité mais aussi un « audit de performance », c’est à dire un audit permettant de définir si les méthodes utilisées étaient les plus rentables. On l’a compris, si les critères d’analyse n’étaient pas, cette fois-ci, purement comptables, ils restaient en tout cas limités à l’aspect strictement financier. L’audit portait sur 34 accords de prêts signés avec 7 pays en voie de développement représentant un total de 170 millions $ de dettes (en comptant uniquement le capital) et avait pour but accessoire de fournir un feedback à l’ONU sur ses Principes. A nouveau, Deloitte omet de préciser un fait important : En 2006, la Norvège a pris la décision unilatérale d’annuler ses créances illégitimes envers d’autres pays sous la pression d’un audit citoyen. L’audit financier de Deloitte n’avait donc a fortiori nullement vocation à remettre en question la moindre créance du pays nordique. Comment endetter encore plus lucrativement les pays du sud, tel était l’objet de l’analyse de Deloitte. |
Un audit par le privé pour le privé
Combiner les Principes de l’ONU avec un audit de la dette public garantit, selon Deloitte, un endettement public responsable. Toujours selon Deloitte, il est préférable, dans un soucis d’indépendance et de transparence, que les audits soient conduits par des sociétés d’audit privées [10] (l’expérience montrant bien entendu que transparence et indépendance sont les leitmotiv de Deloitte et des Big Four...) L’espérance affichée de Deloitte est que, bientôt, les banques et les fonds de pensions requièrent l’expertise de ces dernières pour auditer et dès lors sécuriser leurs portefeuilles de dettes et adoptent les Principes de l’ONU comme un outil pour protéger leurs investissements.
Passé maître dans l’art du détournement des lois fiscales, Deloitte s’attaque maintenant à retourner contre les Etats le peu d’outils sensés les protéger des abus du système dette. Restructurations, audits et Principes de l’ONU : Deloitte est sur tous les bons coups.
[2] http://www.bastamag.net/Comment-les-geants-de-l-audit-ont et http://www.courrierinternational.com/article/2013/04/11/les-rois-de-la-triche
[3] Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement / CNUCED Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT (prédécesseur de l’OMC). Site web : http://www.unctad.org
[5] Chiffres Banque mondiale
[6] (En termes économiques). Par opposition à ceux dits de la « périphérie ». On parle donc de la France et de l’Allemagne mais aussi de l’Autriche, des Pays-Bas, de la Finlande, du Luxembourg et de la Belgique.
[7] Lien vers le rapport d’audit http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la
[8] « Enforcement » en anglais. Semblable à la notion d’« imperium » des systèmes juridiques issu du droit romain, tel qu’en Belgique.
[9] Lien vers http://cadtm.org/Pourquoi-il-ne-faut-pas-negocier
[10] Rappelons que Deloitte partage le marché mondial des sociétés d’audit privées avec seulement trois autres entreprises : KPMG, PricewaterhouseCoopers et Ernst & Young
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