17 avril 2013 par Arnaud Zacharie , Antonio Gambini
Les révélations du consortium international de journalistes d’investigation sur la finance offshore ont levé un coin du voile sur ces trous noirs de la finance qui sont au cœur de la mondialisation. Les montants en jeu sont en effet faramineux : les sommes illicitement placées dans les paradis fiscaux sont comprises entre 21 et 32 milliers de milliards de dollars ; la moitié des flux financiers internationaux transite par les paradis fiscaux ; le tiers des flux mondiaux d’investissements des firmes transnationales leur sont destinés, ce qui implique notamment que les îles Barbade, Bermudes et Vierges Britanniques reçoivent davantage d’investissements que l’Allemagne ou le Japon ; les flux illicites fuyant chaque année les pays en développement par le biais des paradis fiscaux représentent dix fois le montant total de l’aide publique au développement.
Contrairement à une idée fausse, le problème ne se réduit pas aux comportements illégaux ou immoraux de certains fraudeurs, entreprises ou particuliers, qui ne représentent que la pointe de l’iceberg d’un véritable système mondial qui favorise l’évasion fiscale au détriment des recettes publiques des États. Une situation qui apparaît de plus en plus inacceptable à une époque où les États opèrent des coupes sombres dans les budgets sociaux et d’aide au développement au détriment des populations les plus vulnérables. Ce système n’est toutefois pas une fatalité, car des réformes législatives déterminées peuvent ramener un minimum de justice fiscale dans le monde.
Il est également faux d’imputer la responsabilité de cet état de fait à de prétendues fiscalités confiscatoires (comme l’a notamment affirmé à propos de la Belgique Thierry Afschrift dans Le Soir du lundi 8 avril) : ceux qui souffrent le plus de la pression fiscale sont les entreprises plus petites et les ménages modestes et moyens, souvent incapables de recourir aux techniques d’optimisation fiscale. Rappelons ainsi qu’en Belgique, alors que l’impôt des sociétés est fixé à 33,99% et effectivement assumé par la plupart des PME, le taux effectivement payé par l’ensemble des sociétés est en moyenne de 10%, ce qui s’explique largement par les techniques d’optimisation fiscale des grandes firmes transnationales. Parallèlement, alors qu’un salarié belge gagnant 40.000 EUR par an paiera 14.000 EUR d’impôt (35%), un actionnaire enregistrant une plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
de 40.000 EUR en vendant des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
ne paiera pas le moindre impôt du fait de l’absence de taxation des plus-values boursières. L’« enfer » fiscal belge n’est donc pas une réalité pour tout le monde.
Le système de l’injustice fiscale mondiale s’articule autour de plusieurs éléments, dont l’opacité qui permet de masquer le propriétaire ou le bénéficiaire effectif de revenus derrière des sociétés off shore et des contrats de « trust », et le secret bancaire qui empêche l’échange automatique d’informations entre autorités fiscales. Il n’y a pourtant ici non plus aucune fatalité : l’échange automatique d’information peut et doit devenir la norme internationale, malgré la résistance des États récalcitrants qui tirent directement profit du système. En Europe, le récent assouplissement de la position de l’Autriche et du Luxembourg ouvre la voie à un système européen d’échange automatique d’information toutefois limité aux revenus d’intérêts. Aux États-Unis, la loi FACTA imposant à toutes les institutions financières dans le monde de communiquer les informations concernant les résidents américains entrera en vigueur en 2014, tandis que cinq pays européens (Allemagne, France, Espagne, Italie, Royaume-Uni) plaident pour un « FACTA européen ». De même, dans le cadre notamment de la révision en cours de l’arsenal législatif anti-blanchiment de l’Union européenne, il est possible d’exiger un registre public des bénéficiaires effectifs des sociétés et des trusts.
Les systèmes fiscaux sont pour l’essentiel nationaux, alors que l’économie est devenue mondialisée. C’est donc un jeu d’enfant pour les entreprises multinationales de déplacer artificiellement les profits vers les paradis fiscaux, et ainsi échapper à une bonne part de l’impôt, comme l’ont notamment récemment démontré les affaires Google, Amazon et Starbucks. La solution à ce phénomène consiste à obliger les firmes transnationales à publier une comptabilité qui précise quels sont leurs activités, leur chiffre d’affaires, leurs bénéfices et leurs impôts dans chacun des pays où leurs différentes filiales opèrent. Cela permettrait de faire la lumière sur la technique d’optimisation fiscale la plus répandue et qui consiste à manipuler les « prix de transfert » concernant les échanges de composants entre filiales d’un même groupe, permettant ainsi aux firmes transnationales de déclarer la majorité de leurs profits dans des filiales localisées dans des paradis fiscaux, plutôt que dans les pays où ils ont effectivement été réalisés, et ainsi échapper à une bonne part de l’impôt. Cette simple transparence serait bienvenue non seulement pour les contribuables, mais aussi pour les actionnaires et les investisseurs. Malgré l’opposition féroce des lobbies
Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
industriels et financiers, des réformes de ce type sont en passe d’être réalisées dans le secteur extractif (aux Etats-Unis et en Europe) et dans le secteur bancaire (dans l’UE uniquement). L’heure est venue d’aller plus loin et de faire la lumière dans tous les secteurs et dans tous les pays, en se donnant les moyens de définir les bénéfices consolidés des firmes à l’échelle mondiale.
A côté de ces réformes structurelles, des mesures plus simples sont possibles dès aujourd’hui. En Belgique, la société publique d’investissement dans les pays en développement, BIO, investit aux Iles Cayman et à l’Ile Maurice, comme le font d’ailleurs l’ensemble des banques publiques de développement (Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, BEI, BERD et autres banques nationales semblables à BIO), ceci au nom d’un business model impliquant de passer par des paradis fiscaux pour trouver des co-investisseurs privés dans les pays en développement. Quels que soient l’impact des investissements de BIO, cette situation a ceci de pervers qu’une émanation de l’État crédibilise les paradis fiscaux que le fisc est censé combattre et qui favorisent par ailleurs la fuite des capitaux dans les pays en développement que BIO est censé aider. Cela participe aux incohérences qui continuent d’affecter l’efficacité du développement et auxquelles le ministre Labille s’est engagé à répondre.
En définitive, la lutte contre les paradis fiscaux représente un enjeu majeur en matière de justice fiscale et de financement du développement. Les solutions sont connues et il ne manque plus que la volonté politique internationale que le scandale de l’Offshore Leaks semble raviver. L’existence des paradis fiscaux n’est donc pas une fatalité.
Source : carte blanche publiée dans Le Soir (www.lesoir.be), le 16 avril 2013.
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