10 octobre 2012 par Ricardo Canese
Le temps n’est plus aux bottes et aux dictatures militaires en Amérique latine mais les coups d’État se succèdent sous une nouvelle forme, plus « raffinée »... Dernier en date : le 22 juin 2012, un Coup d’État au Paraguay destitue Fernando Lugo de la présidence, élu trois ans auparavant pour un mandat qui devait s’achever en avril 2013. La victoire de Lugo venait consolider la vague de victoires de partis progressistes en Amérique latine. Elle écartait le Parti Colorado, au pouvoir depuis 61 ans - dont 35 ans de dictature d’Alfredo Stroessner - et était un symbole d’espoir pour les Paraguayen-ne-s. Ne disposant presque pas de parlementaires acquis à sa cause, Lugo est resté l’otage d’un Parlement et d’une Justice issus de l’ancien régime. Résultat quasiment inévitable de cette situation : Lugo n’a pas pu faire grand chose de ce qu’il avait promis. Dès lors, pourquoi ses opposants ont-ils voulu le renverser, à moins d’un an de l’élection présidentielle ? Qui les a soutenus ? Qui a gagné quelque chose avec ce coup de force ? Ricardo Canese, parlementaire au Mercosur pour le Mouvement populaire Tekojoja [1], apporte des éléments de réponse.
Barack Obama rencontrera le putschiste Federico Franco - dont le gouvernement n’est reconnu par aucun pays au monde, excepté par le Vatican et Taïwan - lors du déjeuner d’ouverture de l’Assemblée générale des Nations unies à New York [2]. La participation des États-Unis au Coup d’État parlementaire au Paraguay fut d’emblée flagrante, via la désinformation et leur attitude néfaste à l’égard du gouvernement progressiste de Lugo.
La veille du Coup d’État, l’ambassadeur yankee en personne a demandé au gouvernement de Lugo qu’il reçoive les évêques car ils « allaient lui apporter leur soutien ». Au lieu de cela, l’ultra conservateur Claudio Giménez, président de la Conférence Épiscopale Paraguayenne (CEP), est venu demander publiquement à Lugo qu’il démissionne. Ce fut parmi les derniers coups psychologiques destinés à miner toute résistance au sein d’un peuple profondément catholique. Il y a quelques semaines, l’Église catholique s’est excusée publiquement de l’attitude du président de la CEP mais le mal - le Coup - était fait, avec la participation active du Vatican et de l’ambassade yankee.
Le commerce entre le Paraguay et les États-Unis est limité, le rôle des entreprises étasuniennes dans le pays peu significatif. Dès lors, quel intérêt avait l’Empire étasunien à encourager un Coup d’Etat au Paraguay ? Le Coup, « doux » et adapté aux temps nouveaux, ne visait pas tant le Paraguay mais le processus d’intégration autonome de l’Amérique latine. Ce qui préoccupe ces « maîtres du monde », c’est l’indépendance croissante de la région depuis l’ascension à la présidence de Chávez et, surtout, depuis le premier gouvernement Lula. Les principaux motifs du Coup ne sont pas le Paraguay et ses 7 millions d’habitants, ni ses importantes richesses naturelles en eau et en énergie hydroélectrique, ni ses terres agricoles. La véritable raison est l’Amérique latine, particulièrement l’Amérique du Sud, qui s’unit autour de l’UNASUR, de la Banque du Sud, et autour d’une politique extérieure (y compris de défense) indépendante, voire opposée à l’Empire étasunien.
Les États-Unis d’Amérique veulent disposer de leur « Israël d’Amérique du Sud » et ont visé le « maillon faible » de la région, le Paraguay. Ils ont réussi au Paraguay ce qu’ils ont échoué en Bolivie, en Équateur ou au Venezuela. L’attitude belliciste des putschistes paraguayens s’est manifestée à l’égard de la Bolivie (le Paraguay partage des frontières définitives avec la Bolivie et il n’y a aucun motif objectif de conflit avec ce pays) et en encourageant le réarmement rapide des Forces Armées paraguayennes. Une course à l’armement en Amérique du Sud est-elle absurde ? Pour qui défend le processus d’intégration, oui. Pour qui voudrait détruire un tel processus, la thèse belliciste doit être prise au sérieux, on ne peut écarter aucune provocation qui, en réalité, viendra du Nord. Dans un tel contexte, les putschistes paraguayens ont insisté sur la nécessité de construire une base militaire étasunienne dans la région du Chaco et de signer un accord de libre-échange avec les États-Unis ou avec l’Alliance du Pacifique (Chili, Colombie, Pérou, Mexique), comme contrepoids au MERCOSUR Mercosur Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. et à l’UNASUR.
Outre l’Ambassade yankee, des transnationales comme Cargill, Monsanto et Río Tinto seraient également impliquées dans le Coup dont elles sont, de fait, les principales bénéficiaires. Quelques jours après le Coup, Franco a annoncé que le soja était libre de tout impôt, il a autorisé l’usage de semences transgéniques de Monsanto sans respect des procédures légales et a signé un décret afin d’ouvrir les négociations avec la transnationale de l’aluminium Río Tinto, qui entend extraire l’énergie hydroélectrique paraguayenne à un prix bradé. Il y a quelques jours, le même Franco interrompait, dans une église en pleine messe, les critiques de l’évêque progressiste Mario Melanio Medina à l’égard des transgéniques pour prendre la défense de Monsanto. Ce qu’on peut dire des putschistes, c’est qu’ils prennent ouvertement fait et cause pour leurs alliés qui spolient et continueront de spolier le peuple paraguayen, maintenant sans les entraves gênantes du gouvernement progressiste de Fernando Lugo. Assurément, plusieurs millions de dollars ont rempli les poches des putschistes afin de perpétuer la présence du « porte-avions » que les États-Unis ont installé au cœur de l’Amérique, contre l’intégration et l’autonomie des peuples latinoaméricains.
Le Coup a également compté sur la participation des grands propriétaires terriens (les latifundistes) paraguayens, brésiliens et même uruguayens. Ce n’est pas un hasard si des dirigeants des partis blanco et colorado d’Uruguay [3] sont venus à plusieurs reprises défendre leurs frères paraguayens latifundistes et putschistes, tout comme eux le furent il y a quelques décennies avec Bordaberry père [4]. Au Paraguay, la terre vaut cinq fois moins cher qu’en Uruguay ou qu’au Brésil : les latifundistes uruguayens et brésiliens veulent s’assurer que cette situation perdure. Le brésilien Tranquilo Favero, « roi du soja », possède un million d’hectares de soja à lui seul, ce qui lui permet d’engranger 1500 millions de dollars par an, sur lesquels il ne paie pas un centime d’impôt. En outre, le précédent gouvernement paraguayen colorado (2003-2008) lui avait offert des centaines de millions de dollars via un gazole subsidié, qui sont venus enfler la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
de l’entreprise nationale PETROPAR.
La situation au Paraguay peut-elle se renverser ? Bien qu’il soit bombardé quotidiennement par la presse putschiste, le peuple paraguayen est majoritairement contre le Coup d’Etat. Si des élections libres se tenaient en avril 2013, il pourrait défaire les putschistes comme l’indiquent déjà certains sondages. Pour cela cependant, les peuples d’Amérique latine devraient montrer davantage de solidarité à l’égard du peuple paraguayen et comprendre que le sort de la région se joue au Paraguay, où se renforce un puissant « porte-avions » du Nord, fermement soutenu par les transnationales, l’agrobusiness et l’oligarchie réactionnaire paraguayenne, brésilienne et uruguayenne.
Source : Argenpress
Traduction : Cécile Lamarque
[1] Ricardo Canese était expert au sein de la Commission de renégociation du traité d’Itaipu sous le gouvernement de Lugo (sur le traité d’Itaipu, lire http://cadtm.org/Le-traite-d-Itaipu-entre-le).
[2] L’AG des Nations unies s’est tenue du 25 septembre au 1er octobre 2012 (NDT).
[3] Le parti Colorado (libéral) et le parti Blanco (conservateur) sont les deux partis traditionnels en Uruguay. Les dernières élections, le 29 novembre 2009, ont été remportées par José Mujica, à la tête du Frente Amplio, coalition de gauche (NDT).
[4] Juan. M Bordaberry, élu démocratiquement président en 1971, entre en fonction en 1972. Avec l’aide des militaires, il conduit un Coup d’Etat le 27 juin 1973 : il dissout le Parlement, censure la presse, interdit les activités syndicales et politiques. Bordaberry est renversé en 1976. La dictature s’est cependant maintenue jusqu’en 1985. En février 2010, Bordaberry fut condamné pour crimes contre l’humanité par la justice uruguayenne en raison du Coup d’état et des multiples séquestrations et disparations d’opposants au régime. Il est décédé en 2011 (NDT).