Recension du livre de Damien Millet et Éric Toussaint : AAA Audit Annulation Autre politique, Le Seuil, 2012

4 mars 2012 par Didier Epsztajn


« Derrière ce AAA, se cachent des régressions sociales de grande ampleur, des violations des droits humains, du sang et des larmes pour les populations les plus fragiles »

Le livre de Damien Millet et d’Éric Toussaint conjugue des analyses de la situation, la construction des dettes « La dette publique a deux causes principales : d’une part la contre-révolution fiscale commencée dans les années 1980 qui a favorisé les plus riches et d’autre part les réponses apportées par les États à la crise actuelle causée par les investissements débridés des banquiers et des fonds spéculatifs », et des connaissances du droit international, la qualification de dette en dettes illégitimes ou odieuses et la possibilité de leur non-remboursement.



La présentation des auteurs ne se limite pas à un constat. En insistant sur la nécessité d’un audit de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
«  Un audit de la dette publique accompagné d’un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sans pénalité sur les remboursements, est la seule solution pour en déterminer la part illégitime, voire odieuse
 », d’une irruption du contrôle populaire, les auteurs réhabilitent les débats, les choix et les solutions démocratiques.

Si les auteurs reviennent sur la construction des énormes dettes publiques (Grèce : 350 milliards d’euros, France : 1700 milliards ou États-Unis : 11000 milliards), ils n’en oublient pas que cette dette « ne représente pourtant que la partie émergée de l’iceberg : le danger est bien plus grand en ce qui concerne les dettes privées ».

Damien Millet et Éric Toussaint expliquent pourquoi l’Union européenne est plus touchée que les États-Unis. Ce qui prime, c’est non le montant de la dette, mais « la faiblesse des institutions politiques et les caractéristiques de l’architecture financière autour de l’euro ». Ils soulignent que «  l’Union européenne se place volontairement au service des marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
 » et que pour les économies faibles « l’appartenance à la zone euro s’est transformée en une camisole de force  ». Ce type de construction européenne et la libéralisation des marchés a été une orientation politique mise en place à la fois par les néo-libéraux et les socio-libéraux. Doit-on rappeler le rôle des socialistes français au pouvoir dans la déréglementation financière et la construction des marchés comme unique lieu de financement ?

Si l’accent est souvent mis sur la dette des États, « En réalité, le maillon le plus faible de la chaîne de la dette en Europe, ce ne sont pas les États : ce sont les banques ». Les auteurs analysent l’abandon des réglementations strictes, l’inventivité catastrophique des institutions financières (ABS, CDO, CDS CDS
Credit Default Swap
Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Le Credit Default Swap signifie littéralement “permutation de l’impayé”. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les sociétés affectées par le non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est très probable que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (nationalisée par le président George W. Bush afin d’éviter qu’elle ne s’effondre) et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développées dans ce secteur.

Le CDS donne l’illusion à la banque qui en achète qu’elle est protégée contre des risques ce qui l’encourage à réaliser des actions de plus en plus aventureuses. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Qu’elles soient ou non en possession de titres grecs, les banques et les sociétés financières détentrices de CDS sur la dette grecque avaient intérêt à ce que la crise s’aggrave. Des banques allemandes et françaises (les banques de ces pays étaient les principales détentrices de titres grecs en 2010-2011) revendaient des titres grecs (ce qui alimentait un climat de méfiance à l’égard de la Grèce) tout en achetant des CDS en espérant pouvoir être indemnisées au cas de défaut grec.1

Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS.2 Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS (le segment des CDS sur les dettes souveraines*) : environ 5 à 7 %. Il faut également noter que cette mesure limitée mais importante (c’est d’ailleurs à peu près la seule mesure sérieuse qui soit entrée en vigueur depuis l’éclatement de la crise) a entraîné une réduction très importante du volume des ventes des CDS concernés, preuve que ce marché est tout à fait spéculatif.

Enfin, rappelons que le marché des CDS est dominé par une quinzaine de grandes banques internationales. Les hedge funds et les autres acteurs des marchés financiers n’y jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs la Commission européenne a menacé en juillet 2013 de poursuivre 13 grandes banques internationales pour collusion afin de maintenir leur domination sur le marché de gré à gré* (OTC) des CDS.3
, etc), cet échafaudage farfelu qui « a abouti à une authentique débâcle ».

De tout cela découle « Des rafales d’austérité en Europe ». La description qu’en font les auteurs donnent de l’épaisseur à cette autre face de la réalité (recul des salaires et des pensions, privatisations, augmentation des impôts indirects, envolée du chômage, etc), volontairement occultée par les chroniqueurs et les économistes peu critiques.

Ces politiques sont imposées par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
, la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et les pouvoirs politiques en place.

Les auteurs décryptent le fonctionnement de ces instances « l’exigence de levée de tous ces contrôles (à la circulation des capitaux) par le FMI constitue une violation de l’esprit de ses statuts » ; « la BCE a été voulue totalement indépendante du pouvoir politique » ce qui signifie que le politique a organisé la toute puissance de la BCE et l’a « placée dès l’origine hors du contrôle des peuples… », sans oublier que «  les gouvernements qui l’ont créée voulaient réserver au secteur privé le monopole du crédit à l’égard des pouvoirs publics ».

Si les auteurs n’utilisent pas le terme de crise systémique, ils n’en soulignent pas moins que « En 2007, le ciel capitaliste s’est assombri : la plus grande crise depuis les années 1930 a commencé ». Ils mettent en avant le regain des mobilisations populaires, et leur récurrence en 2011. « Mais au-delà de la forme classique de la manifestation avec banderoles et slogans, le mouvement social et politique rebelle a fait irruption dans les rues et sur les places publiques aux quatre coins de la planète. Il a pris une nouvelle forme et de nouvelles appellations : le printemps arabe, les Indignés, le mouvement Occupy Wall Street… »

Damien Millet et Éric Toussaint montrent que « La question de la dette constitue plus que jamais la pierre angulaire du combat pour résister aux plans d’austérité et à la poursuite de la destruction des acquis sociaux » ou pour le dire autrement « Le combat pour briser le cercle infernal de la dette est vital ».

D’où l’importance de l’audit citoyen de la dette. Les auteurs déclinent le caractère largement illégitime de la dette publique dans le chapitre 10 et les accords odieux en Europe au chapitre 11. Ils présentent ensuite « Les leçons des récentes suspensions et annulations de dette » au chapitre 12. « Les suspensions unilatérales de remboursement de dettes sont bien plus courantes qu’on ne le croit en général. L’histoire, y compris récente, est jalonnée d’annulations et de répudiations de dettes » (Argentine, Équateur, Russie, Norvège, Islande). Puis Damien Millet et Éric Toussaint indiquent « Les fondements juridiques pour l’annulation des dettes publiques ». Ils soulignent « Il faut tordre le cou à l’idéologie dominante selon laquelle les gouvernements seraient obligés en toutes circonstances de remplir leurs obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
financières et, de ce fait, seraient contraints d’appliquer les mesures d’austérité imposées par les créanciers afin de dégager les ressources nécessaires au paiement de la dette et à la résorption des déficits publics
 ». Encore faut-il en avoir la volonté politique !!!

Des analyses des chapitres 10 à 12 découlent politiquement le chapitre 13 « L’audit de la dette, passage obligé  ».

L’audit citoyen « est un instrument pour rompre le tabou. Il constitue un moyen par lequel une proportion croissante de la population cherche à comprendre les tenants et les aboutissants du processus d’endettement d’un pays ». Coopération ou non des pouvoirs publics, de nombreuses informations sont disponibles.

Annulation de la dette et autre politique. Damien Millet et Éric Toussaint ne font pas de l’endettement un mal absolu qu’il faudrait éradiquer. L’endettement public est utile au fonctionnement des sociétés, pour autant qu’il serve à mettre en place des politiques discutée et tendues vers le progrès social.

Mais il faut en premier lieu augmenter les recettes fiscales « en luttant contre la grand fraude fiscale et en taxant davantage le capital, les transactions financières, le patrimoine et les revenus des ménages riches ». Sur ce sujet, se reporter à la Note de la Fondation Copernic : Un impôt juste pour une société juste (Syllepse 2011). Vive l’impôt réellement et fortement progressif

Il convient aussi de «  réduire radicalement les dépenses d’armement, ainsi que les dépenses socialement inutiles et dangereuses pour l’environnement ». Mais cela ne suffira pas face à la conjugaison d’une crise historique du système capitalisme et d’une crise globale de notre relation à l’environnement. « Mais au-delà, la crise doit donner la possibilité de rompre avec la logique capitaliste et de réaliser un changement radical de société. La nouvelle logique à construire devra tourner le dos au productivisme, intégrer la donne écologique, éradiquer les différentes formes d’oppression (raciale, patriarcale, etc.) et promouvoir les biens communs. »

Dans le dernier chapitre « Construire enfin une autre Europe », Damien Millet et Éric Toussaint explicitent des propositions sur différents thèmes : pour une juste redistribution de la richesse, lutter contre les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, remettre au pas les marchés financiers, transférer sous contrôle citoyen les banques au secteur public, socialiser les entreprise privatisées depuis 1980, questionner l’euro, réduire radicalement le temps de travail « En diminuant le temps de travail sans réduction de salaire et en créant des emplois, on améliore la qualité de vie des travailleurs, on fournit un emploi à celles et ceux qui en ont besoin. La réduction radicale du temps de travail offre aussi la possibilité de mettre en pratique un autre rythme de vie, une manière différente de vivre en société en s’éloignant du consumérisme », et une autre Union européenne bâtie sur la solidarité « Le premier pas dans ce sens doit consister à annuler la dette du tiers-monde de manière inconditionnelle ».

Un livre complet et simple à lire, un support indispensable aux débats et aux actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
. « Seules des luttes sociales puissantes pourront permettre au AAA des peuples de voir le jour afin d’opérer un changement radical de logique à la hauteur de l’enjeu. »

En complément, le précédent ouvrage des auteurs : La dette ou la vie (CADTM http://www.cadtm.org/ et Editions Aden, Liège et Bruxelles, 2011)
FMI partout, justice nulle part ! et un site à consulter http://www.audit-citoyen.org/