L’ex-ministre des Finances votera dimanche pour le parti de l’Unité populaire, formé de dissidents de Syriza. Entretien avec Christian Salmon
20 septembre 2015 par Yanis Varoufakis
Les Grecs votent à nouveau ce dimanche 20 septembre, pour la troisième fois en neuf mois après de premières législatives et un référendum. Des élections provoquées par le Premier ministre Alexis Tsipras, sans majorité au Parlement. L’ex-ministre des Finances Yanis Varoufakis a déclaré qu’il voterait pour le parti de l’Unité populaire, formé de dissidents deSyriza. Entretien avec Christian Salmon
La crise des réfugiés comme la crise grecque constituent deux moments paroxystiques d’une crise plus générale de l’UE. Il faut les analyser ensemble, ce sont deux moments, deux facettes d’une même crise, deux symptômes aigus d’un même mal qui est « le mal de souveraineté » en Europe.
Yanis Varoufakis : Tout à fait. Les Européens doivent comprendre la cause profonde des forces qui depuis un certain temps ont déchiré l’Union européenne et qui se sont manifestées avec un maximum d’intensité au cours de ce terrible été 2015. Tout d’abord lorsque la démocratie grecque a été écrasée (par une menace d’expulsion de la zone euro pour avoir refusé un nouveau prêt dans des conditions qui aggravaient la faillite du pays) et ensuite, lorsque l’Europe s’est révélée incapable de faire face à la crise des réfugiés.
La cause profonde de cette double crise réside dans le fondement même de l’Union européenne qui a été conçue comme un cartel d’industrie lourde avant d’évoluer en un consortium de banques, géré par une technocratie incompétente qui méprise les principes fondamentaux de la démocratie et qui a développé sa propre conception d’une monnaie unique reflétant la logique du Gold Standard de l’entre-deux guerres.
Une telle « construction » ne pouvait pas être viable. Lorsqu’elle a commencé à se fragmenter sous l’effet de l’implosion du secteur financier au cours de l’année 2008, notre crise de 1929, les Etats-membres de l’Union européenne se sont refermés sur eux mêmes. Le drame grec de juillet dernier, qui a mis à nu la perte d’intégrité de l’Europe, et la crise actuelle des réfugiés, qui démontre comment l’Europe a perdu son âme, sont la conséquence de cette fragmentation. Voilà comment je comprends votre heureuse expression : « le mal de souveraineté ».
Les Etats-nations ont perdu leur souveraineté démocratique, l’Union européenne ne l’a pas retrouvée. Nous sommes sur un continent en pilotage automatique, livré à la main invisible mais bien réelle des marchés… A bord du bateau ivre européen deux classes de politiciens se disputent sur la direction à prendre et la conduite à suivre.
– C’est précisément ce dont nous faisons l’expérience. Permettez-moi de corriger un peu votre métaphore : nous avons lancé par temps calme un magnifique bateau-mouche sur un vaste océan. Notre bateau-mouche était splendide, mais il n’était pas conçu pour résister aux tempêtes. Pire encore, si nous filons la métaphore, quand les éléments se sont déchaînés la férocité de la tempête a été proportionnelle à notre manque de préparation. Et quand la tempête a fait rage, le capitaine et ses officiers se sont enfermés dans le déni, insistant sur le fait que tout cela était la faute des passagers de troisième classe : les Grecs, les Portugais, etc. Comme je le dis souvent, notre situation est due à la manière stupide dont a été gérée une crise inévitable.
D’un côté les souverainistes réclament « le retour au port » de la nation. De l’autre leurs contradicteurs recommandent de faire route vers le large, au-delà des eaux territoriales, confiant dans la météo et les courants de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
. D’un côté, la chimère d’un retour à l’Etat-Nation, de l’autre, l’utopie mondialiste… Les uns exigent une reterritorialisation de la puissance, la sortie de l’euro, la résurrection des frontières. Les autres sont partisans d’abandonner tout décisionnisme politique et jusqu’au système démocratique et confient la politique aux experts et aux marchés financiers. Ces deux machines sont face à face ; elles se regardent en chiens de faïence. C’est un dualisme funèbre dans lequel se consume l’échec du politique. Cet échec s’est manifesté à la faveur de cette double crise sous une figure paradoxale, celle de « l’autoritarisme impuissant » : autoritarisme face à la Grèce, impuissance face aux réfugiés. L’autoritarisme impuissant, qu’il s’agisse de politique ou de caractérologie, c’est le signe de l’insouveraineté…
– Exactement. Ajoutant une dimension supplémentaire à ce faux affrontement entre les souverainistes et les euro-loyalistes : ils se nourrissent les uns les autres ! Ils sont, à leur insu bien sûr, complices d’un même processus qui engendre à la fois la centralisation autoritaire et la fragmentation. La crise grecque et le drame des réfugiés en sont l’illustration. Les Etats-membres sont enclins à adopter la position du « chacun pour soi », en se posant sans cesse la question toxique « qu’est-ce qu’on y gagne ? », pendant que Bruxelles et Francfort, à la faveur de ces crises, exigent et obtiennent encore plus de pouvoir arbitraire sur les États-nations.
Cette fragmentation centralisée est le produit de la terrible architecture de l’Europe mais c’est aussi une conséquence de la régression nationaliste qui cherche à renationaliser les rêves, les aspirations, les politiques d’immigration, la politique fiscale, etc.
A l’inverse, le « non » grec au référendum du 5 juillet et le mouvement européen de solidarité à l’égard des réfugiés constituent un mouvement de fond, la naissance chaotique d’une opinion publique européenne et peut-être l’amorce d’un soulèvement démocratique des peuples européens contre les institutions européennes qui ne les représentent plus et qui les oppriment… Ce sont des « événements-voyous » selon le mot du philosophe Jean Baudrillard à propos du non au référendum français de 2005. Car comme le prévoyait Baudrillard, plus s’intensifie la violence intégriste du système, plus il y aura de singularités qui se dresseront contre la course folle d’une technostructure qui a perdu le contrôle des événements.
– Le majestueux « Non ! » exprimé par 62% des Grecs est un legs fantastique de la résistance à l’idiotie euro-loyaliste et à son entêtement. Ce ne fut pas un « non » à l’euro mais un « non » à un accord au sein de l’eurozone qui était insoutenable, agressif et, en définitive, défavorable à la zone euro elle-même.
Les millions de personnes qui ont dit « non » nous disaient : « Nous ne voulons pas sortir de l’euro mais nous ne tolérerons pas qu’un pseudo-accord humiliant condamne nos enfants à une dépression permanente et à un éternel statut de troisième classe en Europe. Et si Bruxelles-Francfort-Berlin continue à vous/nous menacer avec le Grexit, dites-leur : « Allez au diable ! »
Ce « non » a été trahi, sans aucun doute. Mais son esprit ne s’est pas évaporé. Je suis convaincu que Baudrillard avait raison et peut-être encore davantage dans le cas de la Grèce.
En abandonnant vos fonctions de ministre au sein du gouvernement Tsipras, vous avez tiré les leçons de l’expérience de l’insouveraineté : l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
politique doit dépasser le cadre des partis nationaux comme celui des institutions supra-nationales.
– Dans la période qui a précédé l’élection du 25 janvier 2015, avec Alexis Tsipras, nous avons dit au monde : « Ce qui commence en Grèce va se propager en Europe… » Nous avions pour slogan : « Nous reprenons le pouvoir en Grèce. Nous allons changer l’Europe ! » Après la capitulation de juillet, j’en suis venu à la conclusion naturelle qu’après la défaite de laGrèce, vaincue mais pas soumise, le temps est venu de reprendre le message de notre printemps d’Athènes, qui a déjà « contaminé » beaucoup de mondeen Europe, et de le porter partout de Helsinki à Porto, de Belfast jusqu’à la Crète.
Le Printemps d’Athènes a démontré, même aux Européens qui étaient en désaccord avec notre gouvernement, que toutes les décisions importantes sont prises en leur nom par des organismes qui en réalité ne rendent de compte à personne, au fonctionnement opaque, dictatoriaux, et qui ne respectent aucune règle de droit, qui agissent dans l’ombre, qui ont du mépris pour la démocratie. Le moment est donc venu de porter le triptyque de la Révolution française « liberté-égalité-fraternité » au niveau européen, en y ajoutant « tolérance-transparence-diversité ».
Propos recueillis par Christian Salmon
Source : l’Obs
ex-député Syriza (entre janvier et septembre 2015), ancien ministre des Finances de la Grèce (entre janvier et juillet 2015), fondateur du mouvement DIEM 25.
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