9 janvier 2014 par Pierre Rousset
Du fait de l’incurie gouvernementale, la phase initiale des secours « d’urgence » est loin d’être achevée, deux mois après la catastrophe climatique qui a dévasté le centre de l’archipel philippin. Déjà cependant, les choix en matière de « reconstruction » deviennent un enjeu crucial. Dans ces conditions, la solidarité internationale doit se poursuivre.
L’année 2014 a mal commencé pour les survivantes et survivants du super typhon Haiyan (nommé Yolanda aux Philippines). De fortes pluies se sont abattues sur les régions sinistrées, provoquant de gigantesques coulées de boue, charriant les débris laissés derrière lui par le cyclone. De nombreuses routes ont été coupées. Des tonnes de décombres sont en effet toujours là, même à Tacloban, la principale ville portuaire de Leyte. Une dizaine de navires commerciaux projetés sur terre par la violence des flots risquent à tout moment de basculer. La population vit sous la menace permanente d’accidents ; et comment reconstruire quand le terrain n’a pas été dégagé ? Or c’est ici, à Tacloban, que les secours internationaux, gouvernementaux ou associatifs se sont avant tout concentrés : la situation d’abandon est bien plus évidente dans des villages reculés.
Au lendemain de la catastrophe du 8 novembre 2013, la présidence philippine a commencé par nier contre toutes évidences la gravité de la situation, puis le gouvernement s’est révélé incapable plusieurs semaines durant d’organiser les secours, laissant finalement l’initiative à Washington qui a envoyé sur place une flotte militaire [1]. Maintenant, à Tacloban au moins, l’aide alimentaire arrive et les pauvres peuvent manger trois fois par jour, ce qui n’était pas toujours le cas avant la catastrophe ! La vie quotidienne s’est normalisée autant que faire se peut - au côté des cadavres et au milieu d’odeurs pestilentielles : des milliers de corps n’ont pas encore été enterrés.
À chaque étape des secours ses scandales. Une partie de l’aide internationale d’urgence a été siphonnée, des rations alimentaires ou des lots de vêtements se retrouvant en vente sur les marchés de Manille. Les premiers pas de la reconstruction commencent mal. 228 baraquements devaient être construits pour Noël dans les îles de Leyte et Samar, la moitié seulement a vu le jour et restent pour la plupart inhabitables faute d’électricité et d’eau. Il s’avère aussi que le coût de ces baraquements a été grossièrement surévalué, que leur qualité est largement en dessous des normes reconnues (espace par individu, protection anti-incendie, sécurité des enfants…) et qu’une bonne partie des fonds de solidarité alloués à leur construction a été détournée en commissions et bénéfices occultes [2].
Le programme, bien mal engagé, de construction de baraquements provisoires vise à loger quelque 33.000 personnes (un peu moins de 5.500 familles). Or, le typhon a laissé 4 millions de sans-abris… Et pourquoi, deux mois après la catastrophe, bâtir à grands frais des logements inadéquats plutôt que des habitations définitives, au risque que le temporaire ne devienne permanent et ne donne naissance à des quartiers déshérités ? Quelle conception de la reconstruction commande la politique gouvernementale ?
Quelle reconstruction ?
Les régions dévastées par Haiyan comptent parmi les plus pauvres de l’archipel. Affectant 14 millions de personnes et détruisant l’économie locale, le typhon a fait en quelque sorte table rase. On peut reconstruire à l’identique, en reproduisant les mêmes rapports sociaux, les mêmes inégalités ; reconstruire sur des bases socialement moins inégalitaires ; ou bien reconstruire en pire : en marginalisant plus encore diverses communautés populaires, en étendant encore la précarité.
Les choix opérés par le gouvernement risquent bien de conduire au pire. Aucune leçon n’est tirée du désastre en matière de politique préventive. Rien n’est annoncé pour porter un coup d’arrêt à la déforestation ou à l’extension des industries extractives qui aggravent considérablement les risques environnementaux [3]. Le nouveau responsable de la reconstruction, l’ex-sénateur et chef de la police “Ping” Lacson, décrète qu’il s’en remettra au secteur privé [4] – qui tout naturellement défendra des intérêts privés et n’est ni plus efficace ni moins corrompu que l’administration : le règne du clientélisme dans le « partenariat public/privé » a de beaux jours devant lui.
Les « grandes familles » régnant sur les provinces affectées cherchent à étendre leur emprise aux dépens des populations en accaparement de nouvelles terres. Les Sarroza veulent transformer toute l’île de Sicogon (Iloilo) en zone touristique à l’aide de capitaux singapouriens. Les Romualdez engagent à Leyte un bras de fer avec des communautés du secteur informel. Au nom de la « sécurité » face aux menaces climatiques, paysans, petits pêcheurs et peuples indigènes pourraient être chassés afin de laisser place à des investisseurs privés.
Les forces de gauche se mobilisent, défendant une politique alternative de reconstruction. Le syndicat des tricycles de Tacloban (TODA) notamment et le Parti des Travailleurs (Partido ng Manggagawa, PM) ont conjointement engagé une campagne pour que l’emploi, la protection sociale et la participation populaire constituent les fondements de la réhabilitation des régions sinistrées [5]. Comme le note Richard S. Solis, « dans la phase de reconstruction » et d’une « intervention humanitaire », le souci premier doit être de donner un réel pouvoir aux survivantes et survivants – un objectif qui doit l’emporter sur « toutes autres considérations ». Un principe d’auto-organisation qui s’oppose évidemment à la volonté des élites, mais qui questionne aussi à gauche, en particulier le « dirigisme » hérité du Parti communiste des Philippines [6].
Mobilisation populaire et solidarité
Dans un premier temps, les mouvements sociaux étaient restés atones après le 8 novembre tant le choc de la catastrophe avait été dévastateur, tant l’étendue des destructions était grande, tant le sentiment d’impuissance et d’abandon était profond. Deux mois plus tard, le tissu social se réactive. Par nécessité d’abord : les autorités nationales ou locales étant incapables de résoudre les problèmes de la vie quotidienne, chaque communauté (quartier, village…) doit s’y atteler. Une fois la situation de leurs membres et de leurs familles stabilisée, des organisations comme le syndicat des tricycles de Tacloban peuvent à nouveau se tourner vers l’extérieur et l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
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Ce réveil social reste certainement fragile ou inégal suivant les lieux et en fonction des traditions d’organisation antérieures, mais il semble effectivement amorcé. Le rôle que jouent et vont jouer les réseaux de solidarité aux Philippines mêmes sera très important pour consolider ce processus. Les populations sinistrées ne doivent pas être traitées comme des victimes passives, dépendant de la charité internationale et de la bonne volonté des possédants, mais comme actrices de la réhabilitation. Les millions de sans-logis, de sans-emplois, de sans ressource restent des citoyennes et des citoyens avec leurs droits. Les associations de survivantes et survivants, de personnes déplacées, de réfugiés intérieurs, deviennent alors un mouvement social au même titre qu’un syndicat ou une organisation paysanne.
Ce champ de mobilisation est particulièrement développé à Mindanao, dans le sud de l’archipel, où les conflits militaires s’ajoutent aux désastres environnementaux pour faire des personnes déplacées une question politique permanente. Par delà des secours d’urgence, c’est cette expérience que peut transmettre une coalition comme Mi-HANDs [7], forte de 50 organisations et constituée pour porter aide aux victimes d’Haiyan. Ainsi, on retrouve parmi les dizaines de volontaires qui se sont rendus dans le nord de l’île de Leyte des victimes du typhon Sendong qui avait frappé voilà deux ans Mindanao.
Le rôle de notre solidarité internationale reste lui aussi très important. Du fait de l’ampleur des territoires dévastés, les mouvements populaires engagés dans l’aide aux victimes de Haiyan sont confrontés à des difficultés inédites : la paralysie des administrations, l’absence de « bases d’appui » proches où les sans-abris pourraient se réfugier et s’organiser, les distances d’acheminement des secours, les coûts logistiques, même pour des organisations militantes dont les frais de fonctionnement sont extrêmement réduits…
Europe solidaire sans frontières (ESSF) soutient l’action de Mi-HANDs et deux rapports d’étape ont été publiés en décembre 2013, le premier concernant le bilan des actions menées aux Philippines [8] et le second le bilan de la campagne internationale d’aide financière [9]. Notons que depuis la rédaction de ces bilans d’étape, en Belgique, Entraide et Fraternité [10] a envoyé une aide financière significative.
Aux Philippines, Mi-HANDs se prépare à la deuxième phase de son intervention. L’effort de solidarité internationale doit se poursuivre. En posant la question « Quelle reconstruction ? », la phase qui s’ouvre s’avère particulièrement importante pour l’avenir.
[1] Voir Pierre Rousset, « Les Philippines, un mois après le passage du super typhon Haiyan », 18 décembre 2013, CADTM, http://cadtm.org/Les-Philippines-un-mois-apres-le
[2] Voir notamment Fernando del Mundo, « ‘Yolanda’ bunkhouses overpriced », 6 janvier 2013, http://newsinfo.inquirer.net/558299/yolanda-bunkhouses-overpriced
[3] Voir Richard S. Solis, 6 janvier 2014, « What Does 2014 Mean for Yolanda/Haiyan Survivors ? », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30784
[4] Voir Clarissa V. Militante, « Preventing Disaster Capitalism : Why it’s Not Early to Ask for Government’s Rehab Plan », http://focusweb.org/content/preventing-disaster-capitalism-why-its-not-early-ask-governments-rehab-plan
[5] http://www.partidongmanggagawa2001.blogspot.fr/2013/12/workers-in-region-8-demand-employment.html
[6] Voir Richard S. Solis, 6 décembre 2014, « A Storm Surge of Hope », http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30 546
[7] Mindanao Humanitarian Action Against Disasters. http://www.mihands.org/
[8] Pierre Rousset, ESSF, 7 décembre 2013, « Solidarité Philippines : Ormoc, Palompon, Villaba – La phase initiale des opérations de secours est achevée. La campagne financière se poursuit », http//www.europe-solidaire.org/spip.php?article30543
[9] Pierre Rousset, ESSF, 17 décembre 2013, « Un bilan d’étape de la campagne de solidarité financière avec les victimes du typhon Haiyan/Yolanda aux Philippines », http//www.europe-solidaire.org/spip.php?article30633
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