21 octobre 2014 par Alejandro Teitelbaum
En septembre dernier, le Congrès argentin a adopté un projet de loi du gouvernement appelé « Règlement souverain local de la dette extérieure de la République argentine ».
L’article premier déclare « d’intérêt public » la « restructuration de la dette souveraine » effectuée en 2005 et 2010 ainsi que son règlement à la totalité des détenteurs des titres de la dette publique argentine qui ont accepté cette restructuration, soit 93% des créanciers privés de l’Argentine.
L’intérêt public c’est l’intérêt commun de toute la collectivité, c’est-à-dire le respect des droits à la santé, à l’éducation, à un environnement sain, à l’alimentation, au logement, etc. De manière générale, c’est assurer le bien-être de l’ensemble de la population. Avec cette loi, le gouvernement argentin et sa majorité parlementaire placent donc au même niveau le règlement d’une dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure, dont une large part est pourtant illégitime, avec les droits fondamentaux de la population.
Les articles 2 à 6 de la loi prévoient des dispositions pour contourner la situation créée par la juge new-yorkais Grisea qui a interdit à la Bank of New York Mellon, nommé agent fiduciaire, de verser les 539 millions de dollars (déposés par le gouvernement argentin dans cette banque new-yorkaise) aux détenteurs des titres de dette argentine restructurée en 2005 et 2010, au titre du paiement des intérêts sur cette dette.
À cette fin, la loi dispose de la création d’un compte spécial géré par Fideicomisos Nación S.A dans la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
de la République argentine, pour le paiement, hors des États-Unis, de détenteurs des titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
restructurée en 2005 et 2010.
Rappelons que la décision du juge Griesa est abusive car elle outrepasse ses compétences pour trois raisons essentielles.
a) Tout d’abord, en raison de la fonction des agents fiduciaires et de la nature des fonds dont ces agents ont la gestion. La règle est la suivante : une fois que le débiteur (ici l’État argentin) verse les fonds à l’agent fiduciaire (ici la Bank of New York Mellon), ces fonds n’appartiennent plus au débiteur (l’État argentin) mais aux créanciers (ceux qui ont accepté la restructuration de la dette en 2005 et 2010). Par conséquent, le juge n’est pas compétent pour rendre un jugement sur ces fonds qui n’appartiennent plus à l’État argentin.
b) Même si on considère que les fonds versés dans la Bank of New York Mellon appartiennent encore à l’État argentin, ceux–ci jouissent de l’immunité souveraine et sont donc à ce titre insaisissables.
c) Enfin, le juge Griesa n’a pas donné l’ordre de saisir les fonds (ce qui est manifestement arbitraire pour les raisons évoquées aux points a et b ) mais a, en revanche, ordonné à la Bank of New York Mellon de ne pas payer les détenteurs des titres de la restructuration qui sont pourtant étrangers au litige entre les fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
et le gouvernement argentin. Cette mesure, visant des biens appartenant à des tierces personnes au litige, outrepasse ainsi les compétences du juge. Elle est donc totalement arbitraire.
L’objectif de cette décision du Juge Griesa n’est autre que de forcer le gouvernement argentin à céder devant les fonds vautours.
Il faut signaler que les fonds vautours ont pu saisir un tribunal de New York parce que le renoncement à la juridiction nationale et l’acceptation de la prorogation de la juridiction en faveur des tribunaux étrangers est une constante de la politique des gouvernements d’Argentine, y compris l’actuel, depuis des années.
À ce niveau, la loi argentine a une certaine cohérence avec la politique assumée par le gouvernement argentin de régler la dette extérieure, coûte que coûte, légitime ou pas. Rappelons que cette loi confère au règlement de cette dette le statut extravaguant d’« intérêt public ».
Mais ce qui (dans les articles commentés précédemment) semble une tentative du gouvernement de récupérer le contrôle du remboursement de la dette (en transférant celle-ci à la juridiction argentine) disparaît dans l’article 7 de la loi. En effet, cet article 7 autorise les créanciers à solliciter un changement de la législation et de la juridiction applicables aux titres de la dette qu’ils détiennent. Ces derniers peuvent ainsi décider que la législation et la juridiction françaises s’appliquent à la place du droit argentin.
Cet article 7 est en contradiction avec le dernier paragraphe de l’article 12 de la loi qui déclare cette loi « d’ordre public ». En effet, une loi d’ordre public a comme finalité, d’une part, de prohiber sa non-application par accord entre particuliers et, d’autre part, d’empêcher l’application des lois étrangères à la place des lois nationales d’ordre public (articles 14 et 19 du Code Civil argentin).
Mais l’aspect le plus surréaliste de cette loi c’est son article 12 qui décide la création d’une commission permanente du parlement pour enquêter sur l’origine et la gestion de la dette extérieure argentine depuis 1976.
C’est surréaliste car l’article 1er de ladite loi a déjà légitimé toute la dette et a déclaré « d’intérêt public » sa restructuration en 2005 et 2010 et ce, malgré la sentence rendue par le juge Jorge Ballestero dans le cadre du procès intenté par Alejandro Olmos prouvant l’illégitimité d’une grande part de la dette extérieure. Cette sentence n’est toujours pas appliquée par le gouvernement argentin, en dépit de plusieurs initiatives de députés pour constituer une Commission parlementaire d’enquête sur cette dette.
Au final, depuis 2003, le gouvernement à réglé, selon l’exposé des motifs de cette loi, 190 000 millions de dollars de dette. Malgré ces remboursements, la dette argentine n’a quasiment pas diminué.
Signalons que la création de la commission d’enquête ne figurait pas dans le projet de loi initial envoyé par le pouvoir exécutif au Congrès. Cette disposition a été ajoutée au texte de loi pendant son traitement parlementaire. Si cette Commission d’enquête voit le jour (ce qui n’est pas sûr), elle ne sera composée d’aucun représentant de mouvements sociaux. Selon l’article 12 de la loi, cette commission n’est constituée que de députés et sénateurs, de façon proportionnelle aux différentes représentations politiques. Cette commission sera donc majoritairement composée de « kirchneristes » qui finiront par entériner la politique gouvernementale de légitimation de toute la dette externe dont le règlement est une question « d’intérêt public » selon ladite loi, au détriment du peuple argentin.
Soulignons que l’audit de la dette devrait normalement servir à identifier et à annuler sans condition la part odieuse, illégale et illégitime de la dette. Or, l’article 1er de la loi (que nous avons commenté plus haut) légitime la dette argentine qui a fait l’objet de la restructuration en 2005 et 2010.
Cette dette restructurée est largement illégitime selon la sentence du juge argentin Jorge Ballestero, dite « sentence Olmos ».
Pour conclure, cette loi fait partie d’une mise en scène prétendument souverainiste montée par le gouvernement pour essayer de dissimuler une politique qui sert en réalité les intérêts des créanciers et du capital financier transnational.
Rappelons aussi que l’Argentine continue de faire partie du CIRDI
CIRDI
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a été créé en 1965 au sein de la Banque mondiale, par la Convention de Washington de 1965 instituant un mécanisme d’arbitrage sous les auspices de la Banque mondiale.
Jusqu’en 1996, le CIRDI a fonctionné de manière extrêmement sporadique : 1972 est la date de sa première affaire (la seule de l’année), l’année 1974 suivit avec 4 affaires, et suivirent de nombreuses années creuses sans aucune affaire inscrite (1973, 1975,1979, 1980, 1985, 1988, 1990 et 1991). L’envolée du nombre d’affaires par an depuis 1996 (1997 : 10 affaires par an contre 38 affaires pour 2011) s’explique par l’effet des nombreux accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements (plus connus sous le nom de « TBI ») signés a partir des années 90, et qui représentent 63% de la base du consentement à la compétence du CIRDI de toutes les affaires (voir graphique)). Ce pourcentage s’élève à 78% pour les affaires enregistrées uniquement pour l’année 2011.
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(le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement) une institution membre du groupe de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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présidé par le Président de la Banque mondiale lui même. Le CIRDI est un organisme international qui constitue des tribunaux arbitraux « ad hoc », c’est-à-dire créés à l’occasion de chaque litige, qui ne tiennent pas compte des droits humains. C’est la raison pour laquelle ils constituent l’outil juridique préféré des « investisseurs » privés contre les États.
Ensuite, le gouvernement argentin n’a dénoncé aucun des 56 traités de protection des investissements au termes desquels l’Argentine a renoncé au principe de la juridiction territoriale.
Enfin, le gouvernement argentin a permis que des transnationales comme Barrick Gold, Monsanto, Chevron, etc. saccagent les ressources naturelles et polluent l’environnement tout au long du territoire.
En fait, cette loi ne devrait pas s’appeler « Règlement souverain local de la dette extérieure de la République argentine » mais plutôt « loi d’allégeance au capital financier transnational ».
18 décembre 2008, par Alejandro Teitelbaum