Congo-Brazzaville : La richesse naturelle favorise la paupérisation du peuple

26 août 2004 par Jean M’Pele




Brazzaville, le 1er octobre 2003, jour de la rentrée scolaire 2003-2004. Il y a trop peu d’élèves et d’enseignant/es dans les établissements scolaires publics : les fonctionnaires parents d’élèves n’ayant pas encore perçu leur salaire n’ont pu préparer la rentrée (vêtements, fournitures scolaires...). Par ailleurs, une catégorie d’enseignant/es, les « appelé/es et volontaires » [1], accusant encore plus d’arriérés de salaires, sont en grève. Ainsi, la rentrée scolaire n’a pu être effective qu’une dizaine de jours plus tard.

Pointe-Noire (capitale économique), le 10 mars 2004, à trois heures du matin. Au service de pédiatrie de l’Hôpital Adolphe Sicé, principal hôpital public, une infirmière est abattue par un policier, père d’une fillette de trois mois qui vient de mourir. La fillette est morte faute de transfusion sanguine. Son père n’a pas réussi à trouver à temps l’argent permettant de la payer. Car il faut payer avant d’être servi. Le même jour, à quelques kilomètres dudit hôpital public, au moins 270.000 barils de pétrole ont été produits.

Ces faits, courants depuis au moins dix ans, le meurtre de l’infirmière en moins [2], se produisent dans un petit pays riche en ressources naturelles en général, et riche en pétrole en particulier. Il s’agit certes d’un petit producteur (environ 0,40 % de la production mondiale), mais néanmoins troisième producteur de l’Afrique subsaharienne (officiellement 5,6 millions de tonnes en 1986, 14,7 en 2001, 11,3 prévus en 2004 ). Un pays faiblement peuplé (moins de 3 millions d’habitant/es), avec un taux élevé d’alphabétisation des adultes (82%). Mais c’est malheureusement un Etat très endetté (encours total de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique extérieure et intérieure : 6.000 milliards de francs CFA, soit 9,2 milliards d’euros), le plus endetté par tête d’habitant.

Depuis environ deux décennies, le pays connaît un glissement permanent vers le bas dans le classement effectué en fonction de l’Indicateur du Développement humain [3] du PNUD PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
, le Programme des Nations Unies pour le Développement. Ainsi l’Etat attend-il, depuis quatre ans, de pouvoir accéder à la « Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance
FRPC
Facilité de crédit du FMI avalisée en 1999, accordée fin 2007 à 78 pays à faible revenu (dont le PIB par habitant 2003 est inférieur à 895 dollars). Elle comporte la notion de lutte contre la pauvreté, mais dans une stratégie économique globale toujours axée sur la croissance. Les autorités nationales sont alors chargées de rédiger un vaste document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), sorte de programme d’ajustement structurel avec une touche de social, en accord avec les institutions multilatérales. En cas d’éligibilité, le pays peut emprunter, dans le cadre d’un accord de trois ans, un montant variable suivant ses difficultés de balance des paiements et son passé envers le FMI, en général dans la limite de 140 % de sa quote-part au FMI. Le taux annuel est de 0,5 %, sur une durée de 10 ans, avec une période de grâce de cinq ans et demi.

En 2008, le FRPC est remplacé par la FEC (Facilité élargie de crédit). Elle est réservée aux pays à faible revenu (soit selon les données de la Banque mondiale de 2020, 29 pays ayant un PIB par habitant inférieur à 1 035 dollars). S’inscrivant dans la continuité du FRPC, la FEC accorde des prêts d’une durée de trois à cinq ans pouvant être renouvelés, dans la limite annuelle de 75 % de la quote-part, limite pouvant être dépassée selon les circonstances. L’échéance de remboursement est étalée sur une durée de 10 ans, dont une période de grâce de cinq ans et demi, avec un taux d’intérêt nul.

Source : https://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/ecff.htm
 » [4] et à l’Initiative PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(Pays pauvres très endettés) [5], considérées comme salvatrices.

Endettement et paupérisation

Le Congo n’a pas échappé à la générosité créancière du système financier international des années 1970-1980. Bien au contraire : malgré la hausse vertigineuse des taux d’intérêts, l’Etat congolais a fait preuve de frénésie débitrice au début des années 1980, dopé par le deuxième choc pétrolier. Il s’est ainsi retrouvé avec une dette d’au moins 1.500 milliards FCFA au milieu des années 1980, contre 150 milliards en 1979 et 270 milliards en 1980. Ce qui l’a contraint, au lendemain du contre-choc pétrolier, à recourir à l’Ajustement structurel [6] en 1985. Pour le peuple congolais, c’est le début de la descente aux enfers, en matière d’emploi, d’éducation, de santé, de pouvoir d’achat...

Comme l’a constaté l’UNICEF à la fin de la décennie : « En raison de l’arrêt du recrutement dans la Fonction publique depuis 1988, consécutivement à l’adoption des mesures d’ajustement structurel, un nombre non négligeable de médecins et de membres du personnel paramédical sont actuellement au chômage... Cependant, la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. et les choix politiques faits en matière d’investissement sanitaire ne permettent plus à l’Etat de financer les charges récurrentes induites. [Ainsi,] lorsqu’il quitte le dispensaire public, le malade est généralement muni d’une ordonnance généreuse dont les frais sont entièrement à sa charge... Il n’est pas toujours simple de réunir, même en faisant appel à des contributions familiales, l’argent nécessaire à l’achat des produits prescrits. C’est ainsi qu’en moyenne un médicament sur quatre n’est pas acheté. Et ceux qui ne sont pas achetés ne sont pas toujours les moins indispensables au traitement. Le choix s’opère en fonction du coût, de l’apparence ou des conseils du pharmacien » (Bureau de l’UNICEF, Analyse de la situation des enfants et des femmes au Congo, Brazzaville, 1991, 1992.)

Depuis bientôt vingt ans, l’Etat congolais effectue son parcours du combattant très endetté : d’Ajustement structurel en Ajustement structurel renforcé, de rééchelonnement de la dette en Menu de Naples ou de Milan, de Programme d’Assistance Post-Conflit en espoir de Facilité pour la Réduction de la pauvreté et la Croissance. Sans pour autant que la situation s’améliore : 60 % de l’encours sont constitués d’arriérés. Alors qu’au moins 40% du budget sont consacrés annuellement au service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. . En cette année 2004, 322,6 milliards FCFA, sur un budget de 882 milliards, vont être consacrés au service de la dette publique extérieure.

Du côté du peuple, la situation s’est évidemment dégradée encore davantage. Entre l’étude de l’UNICEF et le Programme intérimaire Post-Conflit 2002-2002, il y a eu « chute de 58% du pouvoir d’achat », croissance de la pauvreté en milieu urbain de 30% à 70% [7]. Pour les concepteurs du PIPC 2000-2002, qui donnent ces chiffres : « Les licenciements effectués en 1994 dans la fonction publique (10.000 agents) et ceux attendus dans le cadre de la privatisation des entreprises publiques, ainsi que la destruction des entreprises et d’autres établissements publics ont réduit considérablement et pour longtemps les revenus des ménages » [8]. Et pour cause : le PIPC prétendait en même temps « créer les emplois durables en faveur des jeunes et engager les luttes contre la pauvreté » d’une part, et, d’autre part, procéder à la « modernisation du droit du travail, pour assurer une plus grande flexibilité du travail à travers la liberté du recrutement et de l’embauche, l’assouplissement de la réglementation des licenciements, du travail temporaire, des horaires de travail et des heures supplémentaires, la fixation judicieuse du salaire minimum et la réforme des conventions collectives ». Autrement dit, lutter contre la pauvreté en précarisant l’emploi...

Le PIPC était une condition d’accès à la Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance (FRPC) et à l’initiative PPTE élargie, dans laquelle, malgré sa décevante réalité ailleurs, le gouvernement congolais place de grandes espérances : « 2003 est pour le Congo une année déterminante : elle est non seulement l’année du programme du septennat mais surtout celle au cours de laquelle nous espérons conclure avec le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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un programme décisif qui devrait nous faire accéder à l’Initiative des Pays pauvres très endettés »
, déclarait au début de l’année 2003 le chef de l’Etat congolais, Denis Sassou Nguesso. Espoir déçu en 2003, puis en février 2004.

Pour le chef de la mission du FMI au Congo, en février 2004, il y avait encore des conditions à remplir en matière de privatisation, de discipline budgétaire, de gestion pétrolière, de dette multilatérale non-rééchelonnable. Avant la prochaine mission, en juin 2004.

Ainsi a été privatisée la dernière banque encore étatique, le Crédit pour l’Agriculture, l’Industrie et le Commerce (CAIC). Privatisation qui va, à court terme, laisser sur le carreau des salarié/es qui rejoindront les récent/es licencié/es de l’ex Banque internationale du Développement du Congo (BIDC) - devenue Crédit lyonnais Congo -, de la branche télécom de l’Office national des Postes et Télécommunications (ONPT), devenu Sotelco - 1.500 licencié/es en attente d’indemnisation contre 300 retenu/es-, d’Hydro-Congo, etc., bientôt rejoint/es à leur tour par les victimes de la privatisation à venir du Chemin de Fer Congo-Océan (CFCO) ou de la Société Eucalyptus du Congo... Et dire qu’au moment de l’élaboration du PIPC, 70% de la population active étaient au chômage...

Schizophrénique, le FMI conditionne aussi la reprise des négociations avec le gouvernement congolais, pour l’accès au programme triennal FRPC, à l’élaboration d’un Document stratégique de réduction de la pauvreté (DSRP Document de stratégie de réduction de la pauvreté
DSRP
(En anglais, Poverty Reduction Strategy Paper - PRSP)
Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l’approfondissement de la politique d’ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l’assentiment des gouvernements et des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP).
À destination des pays retenus dans l’initiative PPTE, les DSRP poursuivent sous un autre nom l’application des Plans d’ajustement structurel.
) [9]. Dont l’esprit - voire la lettre - est déjà contenu dans le PIPC 2000-2002. Une réduction de la pauvreté qui ne saurait remettre en cause les fondamentaux du néo-libéralisme, tant en matière économique (monopole du privé et du profit capitalistes), que sociale (précarisation de l’emploi et chômage structurel massif -féminin, surtout-, réduction minimale des services publics de santé, éducation, culture ) ou écologique (exploitation effrénée des ressources naturelles et production polluante). Voilà qui rappelle le « cadeau empoisonné » chanté par Zêdess [10], évoquant Jonathan Swift (1667-1745) : « Apollon, le dieu de la médecine, passait pour envoyer les maladies. A l’origine les deux métiers n’en faisaient qu’un et il en est toujours ainsi » [11].

Dette et Pétrole

Les autres conditions de la reprise des négociations ne sont pas plus raisonnables. Il s’agit de l’accord avec les bailleurs de fonds sur la dette, particulièrement la dette multilatérale non rééchelonnable, la discipline budgétaire et une plus grande transparence dans le secteur pétrolier.

Créanciers multilatéraux et ordonnateurs du Trésor congolais, le FMI et la Banque mondiale, savent pourtant, mieux que quiconque, qu’entre autres causes du déficit budgétaire, il y a cette charge de la dette, dont l’annulation apporterait de l’oxygène au Trésor public congolais, plutôt que le rééchelonnement ou le remboursement par d’autres emprunts, comme l’a suggéré M. Dan Ghura, chef de la mission du FMI à Brazzaville en février 2004, en l’orientant vers le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Ou, plus récemment, le vice-président de la Banque mondiale, M. Sangman Zhuang, en visite à Brazzaville, le 13 avril, en parlant de la possibilité d’organiser une rencontre avec les bailleurs de fonds du Congo. Le déficit prévu de l’année budgétaire 2004 (284,4 milliards FCFA) est bien inférieur au service de la dette prévu cette année (322,6 milliards FCFA). Pour le ministre de l’Economie, des Finances et du Budget congolais, M. Rigobert Roger Andely, ce déficit correspond au « noyau dur » du service de la dette budgétisé. Mais les créanciers n’ont pas l’âme bienfaitrice, surtout à l’égard d’un pays classé comme « pétrolier ».

En effet, le Congo semblerait en mesure d’honorer ses créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). s’il était fait bon usage de ses ressources naturelles en général, pétrolières en particulier. Mais celles-ci ont été, jusqu’à présent, plutôt source des malheurs du peuple congolais. Démonstrations, preuves, aveux [12] ont été faits sur les liens entre l’endettement, les guerres, la paupérisation et l’emprise du principal opérateur pétrolier, Elf (devenu Total), sur le Congo. Une illustration de ce que François Mitterrand, très bien placé pour en parler, qualifiait de nouveau colonialisme : « Quand je constate, par exemple, que le flux de capitaux qui va du Sud pauvre vers le Nord riche est plus important que le flux de capitaux qui va du Nord riche au Sud pauvre, je dis qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Le colonialisme n’est pas mort. Ce n’est plus le colonialisme des Etats, c’est le colonialisme des affaires et des circuits » [13].

Un système de pillage bénéfique aussi bien à l’entreprise pétrolière, publique puis privée, à ses dirigeants, qu’aux dirigeants congolais, pendant trois décennies, sous forme de contrat de concession - puis de partage de production - léonin, de falsification des chiffres de la production - à la discrétion exclusive du partenaire français de la joint-venture congolo-française Elf-Congo -, de corruption (« bonus » et « abonnements » qui, contrairement à l’impression produite par le délit évoqué d’« abus de biens sociaux » lors du « procès Elf », ne relèvent pas de la richesse française mais de la part de la production volée, qui aurait dû revenir au Trésor public congolais dans le cas d’un partenariat honnête), de préfinancements, d’arnaques, de co-actionnariat obscur (banque FIBA...). Ou encore sous forme de financement des achats d’armes des deux factions belligérantes...

La pratique économiquement criminelle est bien résumée par ces passages du récent rapport d’enquête de Global Witness : « Le système Elf était fondé sur deux éléments-clé. Le premier était que les pertes pour l’Etat étaient transformées en gains privés pour la société, les dirigeants d’Elf et l’élite régnante du pays d’accueil de ces opérations. Le second était que la société a créé volontairement des conditions d’endettement par le biais de prêts gagés sur le pétrole, verrouillant ainsi progressivement sa mainmise sur la politique intérieure du pays... La compagnie, dont la solvabilité était excellente, pouvait emprunter à des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
avantageux mais le Congo, selon les termes de M. Sigolet,  » devait supporter «  des prêts à des taux d’intérêt très élevés, compte-tenu de son endettement. Il est difficile d’éviter la conclusion qu’Elf a sciemment capitalisé sur l’endettement du Congo et a ainsi fait augmenter celui-ci parce que la société dégageait des bénéfices sur le différentiel entre les taux d’intérêt. »
 [14]

Ainsi, c’est le Congo qui est aujourd’hui considéré comme débiteur de Total. Par conséquent, à l’issue d’un cycle guerrier sponsorisé par Elf, le gouvernement congolais a conclu, au titre du remboursement de la dette gagée sur le pétrole, évaluée en 2001 à 500 millions de dollars, [15] l’acquisition journalière, par TotalFinaElf et Agip, de 50.000 barils, sur la part congolaise de la production. Le Congo étant encore débiteur de 197 millions de dollars, Total lui a fait, en septembre 2003, la « faveur » d’un rééchelonnement échéant en 2010, mais payable 280 millions. Le gouvernement congolais venait de faire adopter par le Parlement, à la demande de Total, entre autres, une loi révisant à la baisse la part congolaise du régime de partage de production. Par la suite, début 2004, le gouvernement congolais a encore bradé à Total un nouveau gisement, en échange d’un préfinancement. Alourdissement évident d’une dette déjà quotidiennement insupportable pour l’écrasante majorité de la population, qui n’en a retiré aucun bénéfice. Bien au contraire, puisqu’elle a dû subir l’irréparable : la mort de dizaines de milliers de personnes au cours des guerres motivées par le pétrole.

Il n’y a que le cynisme criminel des opérateurs pétroliers, des maîtres et des bureaucrates de la finance mondiale pour considérer le Congo comme débiteur, malgré le caractère évidemment illégitime et odieux de cette dette. Alors que cette « dette » doit être tout simplement annulée, par respect pour les dizaines de milliers de vies humaines perdues pendant les guerres du pétrole. Une perte que rien ne pourra jamais réparer : la vie n’a pas de prix.

De même pour la pollution causée par l’exploitation pétrolière : arrière-goût d’hydrocarbures dans le poisson local, augmentation des cas de tuberculose et de maladies respiratoires, pollution des aires protégées... à cause des « huiles déversées dans la mer et des tonnes de gaz toxiques lâchées dans l’air provenant des sites d’exploitation pétrolière off shore » [16]. Autrement dit la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
, puisque toute cette pollution est encore externalisée, les compagnies pétrolières niant l’effet polluant de leurs activités.

La conditionnalité de la gestion transparente du secteur pétrolier, posée par les Institutions de Bretton Woods serait applaudie si, d’une part, elle n’avait pour finalité le contrôle des recettes en vue du remboursement des « créances » et, d’autre part, si les exigences de transparence concernaient aussi bien la Société nationale des Pétroles du Congo (SNPC) - entreprise d’Etat considérée de facto comme hors du contrôle du gouvernement - que les multinationales pétrolières opérant au Congo, rétives à quelque audit de leurs activités que ce soit. L’audit d’Elf-Congo et Agip-Recherches Congo, recommandé par la Conférence nationale souveraine du Congo, en 1991, a été boycotté par les multinationales, jusqu’à la tentative de coup d’Etat en 1992, reconnue par les inculpés du « procès Elf », pour « abus de biens sociaux ». Un semi-aveu de falsification prolongée des chiffres d’exploitation. L’audit d’au moins une décennie d’exploitation pétrolière, indésirable pour ces multinationales, pourrait faire de certains créanciers des débiteurs.

Pour une gestion vraiment transparente du secteur pétrolier, bénéfique pour le Congo, les Institutions de Bretton Woods devraient :
- aider le Trésor public congolais à récupérer les 500 millions de dollars de manque à gagner, relatif au passage du contrat de concession au contrat de partage, et à la vente des parts congolaises d’Elf-Congo à Elf Aquitaine ;

- aider l’Etat congolais à obtenir des opérateurs pétroliers l’amélioration du régime de partage de production - passé, au prix d’une guerre, de 17,5% à 31% en 1994 à 20 % actuellement. Alors qu’il est presque partout d’environ 50% ;

- soutenir la campagne civique internationale « Publiez ce que vous payez », portée au Congo, depuis septembre 2003, par la Coalition Congolaise « Publiez ce que vous Payez » - faisant suite aux Déclarations des évêques du Congo sur le pétrole et la mission de l’Eglise (Brazzaville, juin 2002) et de l’Association des Conférences épiscopales de la Région d’Afrique centrale (Malabo, juillet 2002) - qui « demande au gouvernement et aux compagnies pétrolières le vote d’une loi sur la gestion de la rente pétrolière... l’adhésion à l’initiative britannique de transparence des industries extractives... l’arrêt des préfinancements pétroliers, l’abolition de la clause de confidentialité dans les accords... » [17], afin que les recettes pétrolières servent à la satisfaction des droits sociaux et culturels aujourd’hui et à la préparation d’un avenir meilleur pour les générations futures.

La lutte contre la pauvreté au Congo - comme partout ailleurs - n’a en réalité besoin ni de Facilité pour la réduction de la pauvreté et la croissance, ni d’accès à l’Initiative PPTE, mais d’une annulation inconditionnelle de la dite dette publique, du rapatriement des richesses nationales détournées par les gouvernants d’hier et d’aujourd’hui, converties en biens privés à l’étranger ou localement, ainsi que d’une gestion transparente des recettes pétrolières hors du paradigme économique et politique [18] néo-libéral imposé par les institutions financières internationales.


Notes

[1Ce sont des enseignant/es actifs/actives, issu/es des écoles de formation, mais n’ayant pu être recrutés par la Fonction publique pendant des années, donc ne percevant qu’aléatoirement une bourse en guise de revenu. Pour cause de réduction des charges de l’Etat dans le cadre de l’Ajustement structurel.

[2Dans de nombreux cas, les décès provoqués touchent plutôt de vieilles personnes, qui sont molestées voire tuées, accusées de sorcellerie. La crise sociale a revitalisé la croyance en la sorcellerie.

[3L’Indicateur du Développement humain est un outil de mesure, utilisé par les Nations unies pour estimer le degré de développement d’un pays, et prenant en compte le revenu par habitant, le degré d’éducation et l’espérance de vie moyenne de sa population. (ndlr)

[4Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance = Facilité de crédit du FMI avalisée en 1999, en remplacement de la FASR, qui concerne 81 pays à faible revenu (dont le revenu par habitant en 2002 est inférieur à 875 dollars). La nouveauté par rapport à la FASR consiste en l’apparition de la notion de lutte contre la pauvreté, dans une stratégie économique globale toujours axée sur la croissance. Les autorités nationales sont alors chargées de rédiger un vaste document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), sorte de programme d’ajustement structurel avec une touche de social, en accord avec les institutions multilatérales. En cas d’éligibilité, le pays peut emprunter, dans le cadre d’un accord de 3 ans, un montant variable suivant ses difficultés de balance des transactions courantes et son passé envers le FMI, en général dans la limite de 140 % de sa quote-part au FMI. Le taux annuel est de 0,5 %, sur une durée de 10 ans, avec une période de grâce de 5 ans et demi. (ndlr)

[5L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable. Voir : http://www.cadtm.org/fr.mot.php3?id_mot=21 (ndlr)

[6Plan d’Ajustement structurel = Politique économique imposée par le FMI en contrepartie de l’octroi de nouveaux prêts ou de l’échelonnement d’anciens prêts. (ndlr)

[7La population congolaise est urbaine à 66%.

[8Programme intérimaire Post-Conflit du Congo 2000-2002, Ministère de l’Economie et des Finances, Brazzaville, 2000, p.29. Il a été promulgué loi de la République, après aval de la Banque mondiale.

[9Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l’approfondissement de la politique d’ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l’assentiment des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP). (ndlr)

[10Zêdess, « Cadeau empoisonné », disque de la plate-forme Dette et Développement, Drop the Debt, Say It loud !, 2002, World Village, 2003, distribution Harmonia Mundi.

[11« Pensées sur divers sujets moraux et divertissements », in André Breton, Anthologie de l’humour noir.

[12Principalement, les aveux des dirigeants de l’entreprise Elf lors de leur procès pour « abus de biens sociaux », et non pour complicité de crimes contre l’humanité, pour avoir financé des guerres ayant causé des dizaines de mort/es, essentiellement civiles, des milliers de viols, etc...

[13François Mitterrand, Discours d’ouverture de la 16è Conférence des Chefs d’Etat de France et d’Afrique, La Baule, 26 juin 1990. Cependant, jusqu’en 1993, Elf est une entreprise publique, acteur capital de la diplomatie française en Afrique.

[14Global Witness, Time of transparency, march 2004, http://www.globalwitness.org/reports/

[15« Le représentant de la Banque mondiale au Congo a confirmé à Global Witness que la dette actuelle du pays gagée sur le pétrole est due à Total et Agip. Les chiffres de cette dette en 2003 la situent dans une fourchette comprise entre 250 et 400 millions de dollars avant le rééchelonnement de la dette de Total en septembre 2003... Les finances congolaises restent impénétrables, les dettes gagées sur le pétrole issues de la guerre civile continuent de ponctionner massivement la solvabilité de l’Etat ». Op.cit.

[16« Congo-Brazzaville : pétrole et gaz brûlés polluent les côtes », in InfoSud, 9 septembre 2003.

[17Coalition congolaise « Publiez ce que vous payez », Communiqué de Presse du 28 mars 2004.

[18Les institutions de Bretton Woods, bien qu’exigeant la participation de la « société civile » à la prise des décisions, n’attendent pas de la société civile ou des partis politiques qu’ils élaborent des orientations économiques sociales et politiques opposées au paradigme néo-libéral.