États-Unis : L’establishment, sa crise historique et l’explosion du volcan social qui se profile

20 octobre 2016 par Yorgos Mitralias


Quand, le 14 août passé, nous constations l’effondrement du bipartisme américain presque personne ne paraissait prendre au sérieux cette constatation et ses conséquences planétaires cataclysmiques. Aujourd’hui, c’est-à-dire seulement deux mois plus tard et moins de trois semaines avant l’élection présidentielle du 8 novembre, cet effondrement non seulement crève les yeux mais en plus on peut constater quelque chose de bien plus important et… prometteur : La crise politique et sociale de la démocratie (bourgeoise) nord-américaine la plus importante, au moins depuis l’époque du grand krach de 1929, une crise qui pourrait conduire prochainement à des explosions sociales et des bouleversements politiques de dimensions historiques !



Et voici très sommairement de quoi il s’agit. À première vue, ça fait des mois que l’on assiste à un phénomène sans précédent : le rejet de deux candidats à la Maison-Blanche par la grande majorité de leurs compatriotes, y compris par ceux qui vont voter en leur faveur à contrecœur ! Bien que ce « phénomène » soit unique dans l’histoire du pays, force est de constater que l’actuelle réalité nord-américaine est désormais bien… pire.

Cette « réalité bien pire » a été révélée aux yeux de tout le monde il y a quelques jours quand on a assisté à la rupture du Parti Républicain avec son candidat Donald Trump, amenant les médias américains à parler d’une « guerre civile » au sein de la droite nord-américaine ! Nous ne pouvons pas prévoir quelle sera la suite de la carrière politique de Trump lui-même, mais il est dorénavant certain que sa candidature a déclenché quelque chose de cataclysmique qui le dépasse et qui, apparemment, était en gestation depuis un certain temps dans cette société américaine en ébullition : La naissance d’un mouvement de masse extrêmement réactionnaire, obscurantiste, raciste, isolationniste et misogyne avec des traits fascistes prononcés !

Bien qu’un tel événement ait eu des précédents dans l’histoire des États-Unis, ce qui rend le « phénomène » actuel unique est son caractère de masse combiné à l’énorme discrédit du Parti Républicain aux yeux de sa traditionnelle base électorale. Cependant, dans le camp adverse, chez les Démocrates, la situation n’est pas sensiblement meilleure bien qu‘à première vue, tous paraissent unis derrière Mme Clinton.

En effet, le fait que Hillary Clinton n’arrive toujours pas à décoller dans les sondages - bien que face à elle il y a un Donald Trump qui fait tout son possible pour paraître monstrueusement répugnant - trahit les dimensions du problème qu’affronte la favorite de Wall Street et de l’establishment du Parti Démocrate. D’ailleurs, tout ça n’est guère surprenant puisque cela fait plusieurs mois qu’on sait très bien que la candidature de Mme Clinton peine à percer car c’est elle-même qui incarne tous les avatars, les perversions et les crimes de l’establishment contre lequel est en train de se révolter la majorité des citoyens américains…

Étant donc donné que, même si elle est élue, Mme Clinton ne va pas disposer de période de grâce puisqu’elle sera obligée de représenter un établissement américain divisé et en crise comme jamais auparavant, on peut raisonnablement prévoir que sa présidence va affronter tout de suite d’énormes problèmes en raison de phénomènes d’extrême polarisation qui caractérisent désormais la société américaine, mais aussi de l’existence d’un mouvement populaire de masse bien radicale qui conteste le pouvoir absolutiste de l’oligarchie économique américaine. Dans une telle situation - et atmosphère - de crise aiguë, tout dépendra donc de la capacité du mouvement de masse à développer ses propres propositions et solutions alternatives. En d’autres termes, de sa capacité de créer et d’imposer un rapport de forces qui ferait pencher la balance sociale en faveur des travailleurs, des minorités opprimées, des antiracistes, de la gauche et des syndicats.

Comme l’on pouvait s’y attendre, la décision de Bernie Sanders de soutenir Hillary Clinton a fait que l’énorme mouvement créé et grandi durant sa campagne électorale perde beaucoup de son tonus. Cependant, la profonde crise de ceux d’en haut et de leur système aidant, ce mouvement n’a jamais cessé d’exister et a pu se transformer, faisant même des sauts qualitatifs en plein été et tandis que l’affrontement Clinton-Trump monopolisait l’actualité dans les médias des États-Unis.

Voici donc pourquoi on connaît d’avance le cadre général mais aussi les protagonistes du prochain grand affrontement social et politique qui marquera les années à venir aux États-Unis. Tout d’abord, le cadre général se situe tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Parti Démocrate puisque les partisans de Bernie Sanders sont divisés sur la question de la possibilité de réformer ce parti. Toutefois, tant ceux qui espèrent toujours réformer ce parti que les autres qui n’en ont plus aucune illusion sont tous d’accord pour conserver leur unité et collaborer étroitement quand il s’agit de mener des luttes revendicatives. D’ailleurs, même ceux qui ont suivi fidèlement les instructions de Sanders, ne se sont pas limités à revenir au bercail du Parti Démocrate. Ils ont créé quelque chose qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un mouvement ou à une organisation indépendante et qui s’appelle « Our Revolution » (Notre Révolution), laissant aux prochains développements le soin de décider si cette structure organisationnelle toute fraîche évoluera ou non vers le célèbre « Troisième Parti » de masse…

L’image est encore plus claire en ce qui concerne les protagonistes de l’affrontement qui se dessine déjà à l’horizon vu que celui-ci… a déjà commencé. La première chose qui impressionne est que cet affrontement aura lieu sur plusieurs fronts, sera global, général. C’est-à-dire qu’il sera tant idéologique et social que – en même temps - politique et économique puisqu’il inclue la liste suivante, pas du tout exhaustive, de luttes sociales déjà en cours : La lutte de masse menée par les Nations Indigènes , unies comme jamais depuis des siècles, contre les géants du pétrole et les banques qui financent la construction du pipeline traversant leurs terres et qui menace directement de polluer l’eau du fleuve Missouri qu’ils boivent. La lutte antiraciste en cours des Afro-Américains, qui a débouché à la naissance de l’organisation nationale de masse Black Lives Matter , laquelle représente un énorme saut qualitatif puisqu’elle s’attaque aux racines économiques et sociales de l’oppression raciale. La lutte des minorités raciales et nationales opprimées (Afro-Américains, Latinos, Asiatiques…) contre les « symboles » de leurs oppresseurs (hymne national, drapeau, etc.). La lutte prolongée de masse des millions de travailleurs pauvres et sous-payés pour l’augmentation du salaire horaire minimal de 8 à 15 dollars et la levée des obstacles à la lutte syndicale et la création des syndicats. La lutte des citoyens d’origine latino-américaine pour la légalisation des 13 millions de travailleurs sans papiers vivant aux États-Unis. Et aussi, les luttes des centaines de milliers de vétérans de l’armée américaine indigents qui se suicident chaque année par milliers. Des femmes qui défendent des droits acquis dans les décennies passées par leurs luttes et menacés aujourd’hui directement par l’offensive obscurantiste et réactionnaires. La lutte des esclaves de temps modernes que sont les presque 2,5 millions de prisonniers qui mènent depuis quatre semaines la première grève générale dans les pénitenciers (en grande partie privés) des États-Unis. Des dizaines de millions de citoyens qui demandent de changer radicalement et tout de suite le système politique antidémocratique et corrompu. De tous ceux de plus en plus nombreux qui se battent contre l’industrie fossile et extractiviste et son rôle déterminant dans la catastrophe climatique. Et évidemment les luttes des jeunes générations appelées « Millennials » , qui se déclarent dans leur grande majorité… socialistes, rejettent le capitalisme et définissent comme leur première priorité la redistribution des richesses. Inutile de rappeler que toutes ces luttes et toutes ces résistances mobilisent des centaines de milliers de citoyens nord-américains et sont soutenues par des dizaines de millions d’autres [1].

Mais, attention : dans notre monde actuel, il n’y a pas d’événements « inéluctables » ni d’évolutions historiques « inévitables ». Le développement, la maturation, l’orientation et la victoire finale de ce grand mouvement populaire nord-américain en cours de formation dépend – aussi - du soutien concret et en actes que la gauche politique et syndicale européenne saura lui offrir. Sans oublier que cette gauche européenne a en plus tout intérêt à lier son sort à celui du mouvement nord-américain puisque la locomotive qu’est ce mouvement américain radical et de masse peut, comme nulle par ailleurs, la tirer et la faire sortir du marécage de la défaite et du discrédit dans lequel elle est enfoncée aujourd’hui.

Alors que la gauche politique et syndicale européenne cesse de se désintéresser scandaleusement de ce qui se passe aux États-Unis et qu’elle s’empresse – enfin - à inclure dans ses plans le mouvement populaire nord-américain et surtout, à se mettre au plus vite en rapport avec lui afin de (co)organiser des luttes communes et prendre des initiatives communes d’envergure à la hauteur des enjeux de nos temps si difficiles. Et tout ça pour la raison de taille supplémentaire que, selon tous les indices existants, notre sort mais aussi le sort de cette planète dépendra, en toute priorité, de l’issue finale de l’affrontement de classe au cœur de la superpuissance mondiale, à l’intérieur des États-Unis d’Amérique !


Notes

[1Pour une information de première main, riche, détaillée et quotidienne sur tout ce qui se passe aux États-Unis et qui intéresse les mouvements sociaux et la gauche nord-américaine, il y a le Facebook « Europeans for Bernie’s Mass Movement » :https://www.facebook.com/EuropeansForBerniesMassMovement/

Yorgos Mitralias

Journaliste, Giorgos Mitralias est l’un des fondateurs et animateurs du Comité grec contre la dette, membre du réseau international CADTM et de la Campagne Grecque pour l’Audit de la Dette. Membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque et initiateur de l’appel de soutien à cette Commission.

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