6 octobre 2015 par Emilie Paumard , Laetitia Fagnoul
Özgür Kazova
En ces temps où les tenants du capitalisme s’échinent –non sans succès – à nous convaincre que leurs désirs sont les nôtres et que le salariat représenterait finalement un formidable outil d’émancipation que nous aurions hâtivement mal jugé, il semble d’autant plus important de discuter et d’analyser toutes les expériences autogestionnaires contemporaines ! [1] Dans la lignée de l’usine Viome en Grèce et du village de Marinaleda en Andalousie, l’aventure stambouliote d’Özgür Kazova vient s’ajouter à la liste de ces projets de réappropriation qui apparaissent comme des lueurs d’espoir pour toute une génération marquée par les défaites et les reculs. Retour sur l’histoire de cette coopérative textile 100 % coton [2], 100 % sans patron !
Installés dans l’atelier autour d’un thé, avec en toile de fond les premières images des bombardements de l’armée turque à la frontière syrienne, Annalena [3], membre du comité de soutien, ainsi que trois des ouvriers d’Özgür Kazova prennent le temps de nous conter leur histoire.
Tout démarre en février 2013, devant cette usine textile née à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les 96 ouvriers impayés depuis plusieurs mois reviennent d’une étrange semaine de vacances soudainement ’’offerte’’ par le patron, ils trouvent porte close. La colère gronde, mais dans ce pays où la création et l’adhésion à un syndicat relèvent du parcours du combattant, les réflexes de lutte ne sont pas spécialement évidents : « Il y a 25 ans, il y a eu une tentative de création de syndicat mais les membres se faisaient tabasser et ont démissionné », nous rapporte Annalena. Malgré cela, une petite dizaine de travailleurs semble bel et bien déterminée à retrouver son argent : « Ils se sont donc réunis devant une autre usine textile qui protestait pour des raisons similaires aux leurs et ils ont décidé d’entrer en résistance par une stratégie à deux niveaux : attaquer le propriétaire de l’usine en justice d’une part, et entamer ce qu’ils appellent des actions illégales d’autre part, c’est-à-dire l’organisation de manifestations et la tenue d’un piquet devant l’usine ». Résistance qui va vite se voir renforcée par un coup de pouce inespéré. Alors qu’ils plantent un piquet permanent devant l’usine le 29 avril - afin d’ empêcher le propriétaire de partir avec les machines et la matière première sans payer les salaires - le mouvement de Gezi éclate. Comme l’explique Annalena, la naissance de ce mouvement de révolte va apporter un second souffle à la lutte des travailleurs d’Özgür Kazova : « A ce moment-là, il y avait les forums [4], donc c’est devenu plus participatif, il y a eu plus d’interactions avec les habitants du quartier. Les discussions et les idées sur la meilleure façon de poursuivre la lutte se sont multipliées ».
Et ce sont ces idées et cet enthousiasme qui vont les amener à aller plus loin. Ils décident en effet d’entrer dans l’usine et menacent de s’immoler si une solution n’est pas rapidement trouvée. Les ouvriers ne tardent pas à se faire évacuer par la police, mais l'action s’avère riche en enseignement. Ils apprennent notamment que le bâtiment a changé de main, l’ancien propriétaire l’ayant vendu soi-disant pour obtenir l’argent nécessaire au paiement des salariés. Mais là n’est pas leur seule découverte : « Tandis qu’ils étaient dans l’usine, ils ont réalisé qu’une partie des machines avait déjà été évacuée, qu’une partie était là, mais endommagée. Ils ont également découvert des stocks de milliers de pulls laissés à l’abandon. Ils ont donc décidé de les prendre et l’idée de réparer et d’utiliser les machines restantes a commencé à germer ».
Un peu plus d’un an plus tard, la vente des pulls « abandonnés » leur a permis d’acheter les pièces nécessaires à la réparation des machines, et un nouvel atelier a été déniché. Bref, les voilà prêts à redémarrer l’activité d’Özgür Kazova !
Notre politique est notre production, et nous ne nous sommes pas débarrassés d’un patron pour appartenir à un parti
Mais l’autogestion n’est pas un long fleuve tranquille et les obstacles qui se dressent ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attend. Ainsi, parmi les personnes engagées dans le projet, quelques-unes se sont rapprochées d’un parti révolutionnaire, entrainant l’émergence de tensions. D’une part parce que le parti, en s’intégrant dans le projet, lui imposa son propre règlement interne. Le port du foulard, le maquillage, l’homosexualité, les relations intimes entre collègues sont ainsi devenus interdits. Au-delà de ces règles, des asymétries dans la répartition des tâches de travail entre les membres du parti et les autres sont devenues de plus en plus évidentes, les uns se réservant le travail de vente pendant que les autres étaient cantonnés à l’usine. Partant de là, la majorité des travailleurs a questionné l’appartenance à un parti en affirmant : “Notre politique est notre production, et nous ne nous sommes pas débarrassés d’un patron pour appartenir à un parti.”
Ces travailleurs-là ont donc été amenés à rompre avec le parti, reprenant ainsi leur autonomie. C’est ainsi que la production continue dans de nouveaux ateliers, et s’organise telle que les travailleurs la souhaitent. Et, à ce jour, leur choix c’est le système coopératif, en s’appuyant sur les principes de l’ICA [5]. Mais, si les travailleurs se reconnaissent dans ces principes et les mettent en application, Özgür Kazova n’est à ce jour pas enregistré comme coopérative, le coût de l’inscription étant sérieusement dissuasif [6]. Ce coût n’est pas à l’heure actuelle supportable pour cette petite structure en pleine renaissance.
Mais, élevée au grade de coopérative ou non, les changements sont bien réels pour l’usine et pour ses travailleurs, en commençant par leur salaire, qui est de 1500 liras (environ 500€) contre 1300 dans la version “avec patron”, qui s’accompagnait par ailleurs de conditions bien différentes : ils travaillaient de 9 à 10 heures par jour et sept jours sur sept. Aujourd’hui, ils ciblent six heures de travail quotidien, cinq jours par semaine, mais Annalena “ne pense pas que cela arrivera, pour le moment en tout cas, ils passent beaucoup plus de temps à l’usine car ils s’y sentent bien”. C’est aussi ça, le travail sans patron.
Les décisions, elles, sont prises en équipe au cours de réunions hebdomadaires qui rassemblent non seulement les travailleurs mais aussi les membres du comité de soutien formé de militants offrant leur aide bénévole pour certaines tâches telles que la vente, la recherche de matières premières, le design, la comptabilité. Si les décisions se prennent collectivement, Annalena insiste sur le fait que “si il y a des désaccords, au final ce sont les ouvriers qui ont le dernier mot”. Il s’agit là d’un rappel important car, comme elle l’explique très bien, les rapports entre le comité de soutien et les travailleurs revêtent des enjeux majeurs : “Quand vous avez face à vous des universitaires, des personnes qui ont l’habitude d’écrire et d’employer un langage élaboré qui vous disent que telle ou telle option serait meilleure pour vous, ce n’est pas anodin. Donc la décision est la leur mais, très souvent, nous les poussons dans notre propre rationalité. J’évoque cela car dire que les travailleurs prennent les décisions et que le comité se cantonne à la solidarité, ce n’est pas assez. C’est beaucoup plus complexe que cela car nous apportons une expertise”.
Grand est alors le risque que l’histoire se répète, et de voir fonctionner une usine sans propriétaire, certes, mais bien avec patron(s)
Et il ne s’agit pas là d’une affirmation anecdotique car, comme l’a analysé Marx – et quelques autres – l’appropriation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante à l’émancipation des travailleurs : “ C’est la division du travail qui sécrète endogènement du pouvoir et ceci du seul fait de réserver à certaines de ces places des tâches particulières de la coordination ou de la synthèse-totalisation d’information dont les autres producteurs n’ont qu’une vue parcellaire – et le pouvoir naît de ces asymétries fonctionnelles et informationnelles. [7] Or ce “privilège” d’occuper des postes-clés, ceux-là qui permettent d’accumuler assez d’informations pour décider ou influencer la décision, revient bien souvent à ceux qui sont socialement reconnus comme étant capables de le faire. Grand est alors le risque que l’histoire se répète, et de voir fonctionner une usine sans propriétaire, certes, mais bien avec patron(s)…
Conscients du défi, les travailleurs d’ Özgür Kazova ne laissent pas cet enjeu de côté et prennent des décisions pour s’y attaquer. A titre d’exemple, une des travailleuses suit actuellement un cours de gestion pour pouvoir prendre en main la comptabilité de l’entreprise. Un moyen pour Annalena de voir les travailleurs de l’usine remettre en question certaines propositions des membres du comité de gestion et leur dire : “Vous racontez des conneries, nous ne devrions pas aller dans cette direction”.
En se baladant sur la page Facebook [8] et sur le site internet [9] d’Özgür Kazova, on découvre ici une phrase anti-patriarcale, là une dénonciation de la répression de la Gay Pride du mois de juin dernier...autant de positions qui ne coulent pas de source dans un projet de réappropriation d’une usine textile. Pour Annalena, deux raisons principales poussent les travailleurs de l’usine et leurs soutiens à se pencher sur ces thèmes. Il y a d’abord la question des solidarités concrètes. Au moment du mouvement de Gezi, les mouvements LGBT [10], féministes et les squats ont été les premiers à se mobiliser, les premiers aussi à soutenir la lutte de l’usine. Aujourd’hui, lorsque ces groupes sont attaqués, les défendre semble couler de source. Il y a ensuite la question des pratiques et des relations au sein de l’usine. Lorsqu’une des travailleuses doit se confronter aux regards du voisinage parce que son mari s’occupe de la cuisine et des enfants afin qu’elle puisse s’investir dans l’usine, ou lorsque certaines constatent que les repas sont toujours préparés par les femmes à l’atelier, cela provoque du débat ! “Nous discutons donc très souvent de tous ces sujets et nous ne sommes pas d’accord sur de nombreux points. Quand vous rentrez dans ce type d’expérience, vous êtes sans cesse dans le questionnement, dans la renégociation, dans la re-définition des limites. Donc effectivement, nous défendons ces principes mais en pratique, cela prend beaucoup plus de temps, c’est un processus continu”, explique la militante.
On le voit donc, l’autogestion c’est du temps, de l’énergie, de la remise en question mais, quand on demande son avis à Serkan, un des ouvriers, la réponse est claire : “Aujourd’hui, nous décidons des couleurs, des modèles, du temps que nous travaillons et comment nous vendons. Avant nous n’avions aucun mot à dire sur tout ceci. Nous préférons largement cette situation !”
Et, au-delà de leur propre situation, il s’agit bien pour eux d’envoyer un message aux travailleurs du monde entier. Ainsi, en maintenant des prix bas (15 € le pull en laine en Turquie ; 30 € en Europe), Özgür Kazova montre que non seulement cela peut fonctionner mais aussi que cela est bénéfique pour tous. Annalena explique : “Je sais qu’en Italie, des travailleurs ont acheté nos pulls parce le prix est abordable. Là-bas les usines sont en train de fermer, sont relocalisées, les ouvriers se font virer...Certes, nous avons mis deux ans à relancer cette activité et ça n’a pas été facile mais quand nous vendons ces pulls, nous ne vendons pas que de simples pulls, nous envoyons aussi le message qu’il est possible d’envoyer son patron se faire foutre !” A bon entendeur.
[1] D’ailleurs, d’autres en parlent. Voir : http://cqfd-journal.org/En-Turquie-Des-pulls-sans-patron ; http://www.autogestion.asso.fr/?p=5167
[2] Ils font aussi du 100 % laine !
[3] Pour des raisons pratiques liées à la compréhension de la langue, la majorité des éléments dont nous faisons état ici ont été relatés par Annalena bien qu’elle ait pris le temps à plusieurs reprises au cours de l’entretien de traduire une partie de son propos pour vérifier l’assentiment des travailleurs et/ou obtenir des compléments d’information. Elle comme nous sommes biens conscientes des limites de l’exercice. Il nous semble cependant que le récit de cette militante impliquée depuis plus d’un an et demi dans cette expérience apporte un regard extrêmement intéressant.
[4] Il s’agit du nom donné aux assemblées populaires qui se réunissaient dans des parcs et sur des places d’Istanbul à la suite du mouvement de Gezi durant l’été 2013. Ces assemblées étaient des espaces de discussion et de prise de décisions.
[5] International Coopérative Alliance. Voir : http://ica.coop/
[6] Plus de 1600€, tandis que l’inscription d’une entreprise classique auprès de la Chambre de commerce coûte une soixantaine d’euro
[7] ”Extrait de “Capitalisme, désir et servitude” de Frédéric Lordon
[10] Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres
23 novembre 2018, par Emilie Paumard
18 juillet 2018, par Emilie Paumard
13 octobre 2017, par Emilie Paumard
11 octobre 2017, par Emilie Paumard
Répondre aux « Questions qui piquent sur la dette et l’austérité »
Sortir ou pas de l’euro ? Telle n’est pas la question.20 juin 2016, par CADTM Belgique , Jérémie Cravatte , Emilie Paumard
6 novembre 2015, par Emilie Paumard , Brigitte Marti , Marie-Hélène Le Ny
29 octobre 2015, par José Mukadi , Emilie Paumard
Jour 4 : La Commission pour la vérité sur la dette grecque fait sa rentrée !
Nous allons continuer notre travail en Grèce pour modifier les rapports de forces de manière à ce que justice soit rendue !27 septembre 2015, par Emilie Paumard
Jour 3 : La Commission pour la vérité sur la dette grecque fait sa rentrée !
Des niveaux record de dépenses militaires... et de suicides. Les armes se retournent contre le peuple grec.25 septembre 2015, par Emilie Paumard
Jour 2 : La Commission pour la vérité sur la dette grecque fait sa rentrée !
La Commission fait peur à ceux qui connaissent la vérité car ils savent que lorsqu’on la cherche, on la trouve !24 septembre 2015, par Emilie Paumard