19 mars 2016 par Renaud Duterme
Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes
Lors de la première soirée SoS de l’année 2016 [1], le 22 février dernier, nous avons convié Renaud Duterme, enseignant, actif au sein du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde) et co-auteur du livre La dette cachée de l’économie (2014), afin d’échanger autour du concept de dette écologique. Pour celles et ceux qui n’ont pas pu nous rejoindre, nous partageons ci-dessous un entretien avec Renaud Duterme.
Que recouvre le concept de dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
écologique ? Comment la définir ?
On entend souvent parler de cette notion selon trois visions des choses : a) la dette écologique
Dette écologique
La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.
La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :
La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.
La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.
Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.
L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.
Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
que nous aurions envers les générations futures pour les dégâts environnementaux que nous leur laissons. b) la dette écologique que nous aurions envers la planète, souvent représentée par une date dans l’année à partir de laquelle nous vivons « à crédit » car la terre a épuisé sa capacité à absorber notre empreinte écologique. c) l’idée selon laquelle ce qu’on nomme le développement des pays du Nord n’a pu, depuis la colonisation de l’Amérique, se faire uniquement sur base des ponctions naturelles et humaines des pays du Sud. C’est cette idée, apparue dans les années 90 sous l’impulsion d’ONG sud-américaines, qui nous semble la plus pertinente car elle analyse les enjeux écologiques sous l’angle des rapports de domination à l’échelle mondiale.
Pour comprendre les enjeux liés à la dette écologique, vous allez plus loin et proposez une grille de lecture qui dépasse les relations Nord-Sud. Peux-tu expliquer votre approche ?
On ne rejette pas ce concept Nord Sud en bloc car il permet malgré tout de pointer les responsabilités dans les catastrophes écologiques et climatiques qui s’annoncent. Malgré tout, il est indispensable d’aller au-delà de la vision considérant le Nord et le Sud comme des régions homogènes. Au contraire, ces deux ensembles renferment des groupes sociaux très différents ainsi que des relations d’exploitation considérables et au cœur des problèmes que l’on connaît. Il faut donc considérer le concept de dette écologique sous le prisme des classes sociales, tant au niveau des causes que des conséquences. Peu importe le pays, on constate un accaparement des ressources par une minorité. Or, cet accaparement est bien souvent à la source des déséquilibres écologiques (pensons au lien entre les accaparements de terres par des multinationales et la pratique d’une agriculture intensive). Par ailleurs, au Nord comme au Sud, on constate que ce sont les classes sociales les plus précaires qui subissent le plus les effets des diverses catastrophes écologiques. L’exemple de l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle Orléans en 2005 est là pour nous le rappeler.
Comment traduire dans les faits cette dette écologique, comment la reconnaître, y mettre un terme ?
Selon moi, une des principales fonctions de cette dette écologique est d’abord d’être un outil d’éducation à l’écologie politique et sociale. Ce concept devrait également être avancé par les mouvements sociaux du monde entier (et en particulier du Sud) pour souligner le fait que dans notre système capitaliste mondialisé, la fameuse croissance tant cherchée ne peut se faire qu’au détriment d’autres peuples. Au-delà de ça, il est clair que cette notion doit conduire à des réparations pour cinq siècles de pillage du Sud. On peut imaginer des transferts de technologies, la restauration d’écosystèmes dégradés ou encore l’alimentation d’un fonds d’atténuation au changement climatique à destination des pays les plus vulnérables. Cela pourrait également justifier des compensations de la part de certains acteurs vis-à-vis de pays en échange de leur engagement à laisser dans le sol les réserves d’énergies fossiles restantes comme l’Équateur l’avait proposé avec l’initiative Yasuni. Par ailleurs, une des raisons pour laquelle le CADTM s’est approprié la question est que l’idée de dette écologique est à elle seule un argument (parmi d’autres) pour justifier l’annulation pure et simple de la dette du tiers-monde.
Comme on l’a vu à la énième COP qui s’est tenue en décembre, nombre d’acteurs n’ont pas intérêt à ce que l’on reconnaisse cette dette écologique.
C’est bien pour ça qu’on ne peut considérer le combat écologique comme une simple affaire d’efforts individuels. Au contraire, il faut prendre conscience que les exploitations de la nature et des peuples (à commencer par les travailleurs) sont les deux facettes d’un même système qui ne profite qu’à quelques-uns (actionnaires, multinationales, dirigeants politiques…). Il faut aussi mentionner le fait que nombre de pays du Sud sont dirigés par des leaders obsédés par « rattraper » les pays du Nord et sont par conséquent beaucoup plus motivés par attirer les investisseurs étrangers et/ou continuer à exploiter leur environnement plutôt qu’à viser un développement beaucoup plus autocentré.
Dans nos pays occidentaux, les Amis de la Terre plaident pour la décroissance et la simplicité volontaire. La décroissance est d’une certaine façon née de la critique des rapports Nord/Sud et de la nécessité de remédier aux inégalités planétaires. Oser la décroissance au Sud, c’est tenter de rompre avec la dépendance économique et culturelle à l’égard du Nord, renouer avec le fil d’une histoire interrompue par la colonisation, le « développement », la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
. Néanmoins, parler de décroissance pour le Sud n’est peut-être pas la formulation la plus appropriée pour recueillir l’adhésion. Dans la perspective, au sein des Amis de la Terre, de proposer une grille de lecture plus internationaliste, le concept de « dette écologique », que vous posez entre autres comme « outil de réconciliation des peuples », n’a-t-il pas une portée plus mobilisatrice ?
Le terme de décroissance pose en quelque sorte les mêmes problèmes que celui de croissance, à savoir de généraliser l’ensemble des productions dans un même mot. Envisager une décroissance au Nord implique de conscientiser la population aux impacts de notre mode de consommation et de production. Et là, la dette écologique pourrait se révéler utile. Par ailleurs, bien des théoriciens de la décroissance affirment haut et fort que la première des décroissances doit être celle des inégalités. Or, ici, on ne peut que converger vers les idées de dette écologique. Par ailleurs, il faut bien admettre que les limites physiques de la planète interdisent de facto l’ensemble des populations du Sud à atteindre un niveau de consommation de masse. Même si on remarque l’apparition d’une classe moyenne dans certains pays, celle-ci ne peut constituer qu’une minorité. Donc malgré leurs limites, ces deux concepts ne peuvent qu’avancer ensemble et peuvent sans doute contribuer à réduire les éventuelles frustrations à venir.
Tu viens de publier un nouvel ouvrage, De quoi l’effondrement est-il le nom ?. Qu’est-ce qui t’as amené sur la voie de cette interrogation ? Quel est l’objectif de l’ouvrage ?
Je suis convaincu que l’interconnexion des « crises » que l’on connaît bouleverse le fonctionnement de nos sociétés de façon irréversible. Je crois donc qu’il faut trouver d’autres termes pour expliquer ce qu’il se passe et à bien des égards, le mot effondrement est intéressant. Mais comme souvent, il faut adopter une approche critique et encore une fois l’analyser sous l’angle des classes sociales. En fait, l’effondrement est déjà en train d’avoir lieu pour des centaines de millions de personnes dont les besoins élémentaires ne sont pas satisfaits. Mais il ne concerne pas (encore ?) une minorité de privilégiés de plus en plus réfugiés derrière des murs toujours plus hauts les coupant de la misère extérieure. Cela a d’ailleurs un lien très fort avec le concept de dette écologique car la dégradation de l’environnement est à elle seule un facteur de catastrophes et risque fort de réduire cette minorité de privilégiés à une poignée de personnes ayant les moyens de se payer un environnement de qualité, le plus souvent derrière des clôtures toujours plus hautes.
Source : Les Amis de la Terre
[1] Les soirées SoS (Sobriété soutenable) se tiennent - sauf exception - les derniers lundis du mois dans les locaux de Mundo-N à Namur. L’entrée est libre et ouverte à toute personne intéressée.
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.
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