Pour parler d’un projet politique d’intégration latino-américain, il est indispensable tout d’abord de nous poser une question vitale. Un projet politique d’intégration latino-américain pour qui ? Pour les secteurs privilégiés de ces sociétés ? Pour les capitaux, nationaux ou transnationaux qui opèrent sur ce continent ? Ou au contraire, un projet d’Intégration latino-américain pour les peuples, pour les majorités pauvres, exclues, subordonnées de ce continent ?
En fonction de la réponse que l’on fournit à cette question initiale, nous pouvons identifier en termes généraux des directions absolument opposées en matière de modèles d’intégration latino-américaine que l’on pourrait penser. Il n’y a rien dans l’idée d’intégration en soit que nous puissions considérer comme favorable pour le futur des peuples du continent. Il ne suffit pas que l’intégration soit latino-américaine ou sud-américaine pour qu’elle corresponde aux intérêts de ces peuples. Tout dépend du modèle d’intégration en question. Qui l’impulse, pourquoi, pour qui, en fonction de quels intérêts et de quelles valeurs le dessine-t-on ? Selon la réponse que l’on donne à ces questions, l’intégration peut conforter les relations de domination actuellement hégémoniques ou elle peut contribuer à ouvrir des fentes pour les saper.
Un projet d’intégration destiné à ouvrir encore plus ces économies, pour les soumettre aux diktats des maîtres du capital ou une intégration défensive, qui ait comme objectif la conquête d’espaces d’autonomie et de souveraineté pour définir des politiques publiques et des choix économiques propres ? En d’autres termes, une intégration qui contribue à effacer les espaces et les territoires de l’exercice de la souveraineté démocratique des peuples ou une intégration tournée vers la récupération de ce que des siècles de colonialisme et de politiques impériales ont arraché et continuent à arracher aux peuples du continent ?
Une intégration tournée vers les valeurs de l’individualisme possessif, de la concurrence de tous contre tous, qui favorise la loi de la jungle dans laquelle on garantit la réussite des plus forts sur la base de l’exploitation et de l’exclusion des plus faibles, autrement dit une intégration qui accentue les inacceptables inégalités actuelles ? Ou une intégration guidée par les valeurs de la démocratie, de l’égalité, de la participation, de la pluralité, de la communauté, une intégration qui reconnaisse, valorise et rende possible l’épanouissement de l’extraordinaire variété de modes de vie de notre continent ?
Une intégration qui cherche à accélérer les processus de destruction, de dévastation de la nature par l’exploitation sans limite de ses ressources pour les convertir en marchandises et les offrir au marché international ? Ou une intégration qui se tourne vers la recherche de la récupération d’autres formes pour les humains d’être dans la nature, qui ne la considère pas comme un ennemi qui l’on doit soumettre, contrôler, exploiter et finalement, détruire ?
Une intégration pensée comme une zone de libre échange, conçue principalement comme la construction d’un espace économique de libre circulation de marchandises et de capitaux ? Ou une intégration géopolitique conçue comme une partie des processus de résistance à l’ordre global, qui cherche à imposer la politique unilatérale et impériale du capital transnational et du gouvernement des Etats-Unis ?
Tout projet d’intégration latino-américain tourné vers les intérêts, les besoins, les exigences et la volonté des peuples du continent a comme étape initiale nécessaire, une caractérisation des conditions continentales et globales dans lesquelles nous nous trouvons actuellement.
Nous pouvons caractériser de manière très schématique les tendances aujourd’hui dominantes dans le monde, de la manière suivante :
a. Concentration de la richesse et du revenu, conduisant à des niveaux d’inégalité entre pays et à l’intérieur des pays jamais rencontrés auparavant dans l’histoire.
b. Détérioration accélérée du droit international et de ses institutions, notamment du système des Nations Unies, et sa substitution par l’exercice brutal du pouvoir.
c. Avancée durable de la priorité des droits commerciaux sur les droits humains, des droits du capital sur les droits des personnes.
d. Réduction croissante des sphères de la démocratie. Au moment historique où la démocratie libérale est parvenue à son expansion maximum sur toute la planète, correspond précisément le moment où celle-ci a été progressivement vidée de son contenu. La démocratie libérale a de moins en moins de rapport avec la souveraineté des peuples, avec les intérêts de la majorité, pour se transformer en un mécanisme légitimant des régimes politiques qui, au-delà de leurs discours, parfois plus de gauche, parfois plus de droite, agissent essentiellement en fonction des intérêts du grand capital et de minorités privilégiées de la population.
Nous ne pouvons parler de démocratie effective quand seuls les candidats qui obtiennent un soutien financier des grandes corporations ont la possibilité d’être élus. Nous ne pouvons parler de démocratie effective quand les moyens de communication corporatifs oligopolistiques exercent un contrôle de fer sur la sphère publique, et ont la capacité effective de veto sur les idées, les candidats et les partis qui peuvent se présenter à la majorité de la population. Nous ne pouvons parler de démocratie effective quand les partis et les candidats offrent des orientations politiques déterminées dans leurs programmes électoraux et une fois élus, ils appliquent les politiques imposées par les organismes financiers internationaux tels que le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI) et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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Le moment est venu d’appeler les choses par leur nom : c’est ça la démocratie ?
e. Face à la résistance des peuples, la réponse est de plus en plus militaire. Les dépenses militaires des Etats-Unis sont plus élevées que celles des 25 pays qui les suivent dans le classement des dépenses militaires. Les Etats-Unis ont des bases militaires dans plus de 60 pays. Ils se sont retiré unilatéralement du Traité sur les missiles antibalistiques (ABM) qui constituait la base du principe de la dissuasion nucléaire depuis qu’il a été signé avec l’Union Soviétique en 1973, et ils avancent fermement vers la militarisation de l’Espace.
f. Nous nous trouvons dans un monde qui avance à pas de géant vers la destruction des conditions qui rendent possible la vie sur la planète Terre. Le changement climatique, la destruction systématique de la diversité génétique, la pollution et surconsommation de l’eau douce, et la détérioration des sols ne sont que les dimensions les plus visibles de la guerre menée sans relâche contre la vie par le modèle de civilisation aujourd’hui hégémonique.
g. Etroitement liées à tout ce qui vient d’être dit, se trouvent les tentatives d’imposer un seul mode de vie à tous les habitants de la planète, de soumettre tous les peuples de la planète à la logique mercantile, à la priorité absolue de la valorisation du capital sur toute autre valeur ou choix humains. Ceci constitue une guerre culturelle globale qui prétend réduire l’extraordinaire multiplicité et richesse de l’expérience historique et culturelle humaine à un modèle culturel de la société libérale de marché. Tout modèle de comportement, toute pratique de communauté, toute régulation ou politique publique qui limite de quelque manière que ce soit le libre mouvement du capital et le libre exercice de la volonté de ses maîtres est caractérisé comme une pratique commerciale illégitime devant être extirpée.
La vaste gamme d’accords de libre échange qui ont été négociés sur toute la planète, particulièrement depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
, l’OMC, il y a dix ans, est le moyen grâce auquel on a essayé de constitutionnaliser, c’est-à-dire transformer en loi universelle irréversible et applicable à tous, l’ensemble de ces orientations de base du modèle de la globalisation
Globalisation
(voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)
Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
néo-libérale. C’est la logique qui se cache derrière le modèle d’intégration de l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord négocié entre les Etats-Unis, le Mexique et le Canada, c’est la logique de l’ALCA et des Traités de libre-échange que les Etats-Unis ont signés ou négocient avec le Chili, l’Amérique centrale, la République Dominicaine, la Colombie, le Pérou et l’Equateur.
Le principal projet stratégique du gouvernement des Etats-Unis envers le continent américain dans son ensemble durant les dix dernières années à été l’ALCA (ZLEA : Zone de libre-échange des Amériques). Jusqu’à il y a un peu plus de deux ans, les négociations avançaient de manière apparemment inéluctable. Des gouvernements, soumis, sur tout le continent négociaient des textes secrets, dans le dos de leurs peuples, et il semblait inévitable que pour la date prévue, c’est-à-dire pour la fin de cette année (2004), la négociation et la révision du texte seraient conclues de manière à être ratifié en 2005. Cependant, à partir de 2002 les choses ont commencé à changer. Les mouvements et les organisations sociales contre l’ALCA, notamment grâce à leur articulation dans l’Alliance sociale continentale, sont parvenues à faire sortir le débat du cercle réservé d’une négociation entre experts en commerce international, pour l’amener sur le terrain du débat et de la mobilisation publique. Les changements politiques représentés par les gouvernements Chávez, Lula et Kirchner ont introduit des perspectives et des résistances non prévues, et finalement, contrairement à tous les pronostics, l’ALCA dans sa version originale a été au moins partiellement mise en échec, sa négociation a été reportée. Au jour d’aujourd’hui, on ne sait même pas si les négociations seront reprises.
Ceci représente, sans aucun doute, une victoire pour la résistance au projet impérial, mais en aucune manière le projet a été mis en échec. Il avance par d’autres voies. Comme ils devaient faire face à des difficultés avec trois pays principalement (Brésil, Argentine et Venezuela), le gouvernement des Etats-Unis a décidé de continuer les négociations - par des traités de libre-échange - avec pratiquement tous les autres. Ainsi la résistance s’est retrouvée fractionnée, et l’agenda impérial avance.
Les expériences actuelles et les projets d’intégration latino-américains représentent-ils aujourd’hui des alternatives effectives, des options face à la logique de la globalisation néo-libérale ?
Le Mercosur Mercosur Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. , la Communauté andine de Nations ou la Communauté sud-américaine de Nations constituent-ils aujourd’hui des alternatives à ce modèle de développement ? Malheureusement, il y a peu de raisons pour être optimiste relativement aux potentielles alternatives représentées aujourd’hui par ces modèles d’intégration.
Les projets d’intégration ne peuvent se penser comme différents des projets nationaux, comme différents des sociétés qui se préfigurent à l’intérieur de chaque Etat-nation. Les projets politiques d’intégration du continent dépendent des processus politiques, des structures productives, des relations de force existantes tant globalement et régionalement, qu’à l’intérieur de chacun des pays participants.
Les projets et pratiques actuels d’intégration en Amérique latine se réalisent avec des structures productives et des conditions politiques et idéologiques très différentes de celles qui existaient lorsqu’on débattait de l’intégration latino-américaine dans les années 60 et 70 du siècle dernier. En raison des dictatures militaires et de l’application systématique des politiques néolibérales d’ajustement structurel, ces sociétés ont profondément changé, tant dans leur structure productive que dans leur tissu social. En conséquence de la répression, de la désindustrialisation et des réformes du travail, le mouvement syndical se trouve extraordinairement réduit et affaibli, la plupart des nouveaux emplois se créant dans ce qu’on appelle le secteur informel. Le poids des entrepreneurs dont la production s’adressait prioritairement au marché interne a également décliné. La propriété de la terre est encore plus concentrée qu’il y a trente ans. Les secteurs les plus dynamiques des économies du continent - ces secteurs qui ont aujourd’hui aussi une plus grande incidence politique, une plus grande capacité à avoir de l’impact sur les politiques publiques - sont les secteurs triomphants de ces transformations économiques. Ce sont principalement les secteurs financiers, quelques secteurs de services tels que les télécommunications, et les secteurs exportateurs de matières premières, dans le cas du Cône Sud, principalement le secteur agro-industriel. Ce sont des secteurs contrôlés par ou étroitement associés au capital transnational, et dont les bénéfices dépendent de l’ouverture économique, de la dérégulation, des privatisations et de l’accès aux marchés internationaux.
Le sens commun néolibéral aujourd’hui hégémonique et les intérêts de ces secteurs, qui se sont vus favorisés par les transformations politiques et celles de la structure économique qui se sont produites au cours des trente dernières années, conditionnent les orientations de base des projets d’intégration en vigueur ou en cours de négociation sur tout le continent. Il est même possible de constater que la raison fondamentale pour laquelle les gouvernements du Brésil et de l’Argentine se sont fermement opposés à l’ALCA était en rapport précisément avec le fait que les bénéfices qui attendaient ces secteurs économiques, aujourd’hui dominants dans ces sociétés, n’étaient pas garantis dans la négociation. On ne peut ignorer que dans ces gouvernements il n’y a pas eu de positions uniques, et qu’il y a eu des tensions entre des visions davantage tournées vers le libre échange, et d’autres qui revendiquent une plus grande autonomie pour l’impulsion de politiques publiques nationales. Cependant, et au-delà des discours, ce fut précisément parce que l’ALCA ne garantissait pas un accès plus grand des produits de l’agro-industrie du Mercosur au marché des Etats-Unis, et que le gouvernement nord-américain n’était pas disposé à considérer une quelconque baisse des subventions à sa production agricole, la véritable raison pour laquelle se sont enrayées les négociations de l’ALCA. Le seul gouvernement participant aux négociations qui ait formulé des questionnements conceptuels, politiques et doctrinaires fondamentaux à chacune des dimensions du modèle d’intégration proposé par le gouvernement des Etats-Unis via l’ALCA, ce fut celui du Venezuela.
Ces mêmes orientations, ces mêmes intérêts se sont retrouvés dans les négociations entre le Mercosur et l’Union européenne. Comme l’ont dénoncé les principales organisations sociales du Cône Sud [1], en échange d’un accès limité de produits de l’agro-industrie du Mercosur au marché de l’Union européenne, les négociateurs du Mercosur sont en train de faire des concessions qui auraient des effets nocifs sur l’agriculture familiale, limiteraient la capacité des Etats à avoir des politiques industrielles autonomes, et convertiraient en marchandises des secteurs aussi critiques que ceux que l’on appelle « services culturels », et « services environnementaux ». Ont été offertes également des préférences à l’Union européenne pour les achats du Secteur public. Il n’y a aucune raison pour supposer que les transnationales basées en Europe puissent avoir des effets plus bénins ou soient moins rapaces que les transnationales nord-américaines, ni que les gouvernements européens soient moins agressifs pour défendre les intérêts de leurs corporations. Toute illusion dans ce sens s’est trouvée démentie avec la récente expérience argentine.
La création de la Communauté sud-américaine de nations ne va pas non plus dans une direction différente du modèle d’intégration néolibéral, puisque, tel qu’il est mentionné dans les versions initiales de sa déclaration constitutive, elle incorpore, sans critique, sans bilan de ses résultats, et sans un questionnement sur ses orientations stratégiques, les normes et les politiques de base qui ont été établies dans des accords et décisions successifs tant dans le Mercosur que dans la Communauté andine de nations (CAN), pendant les décennies d’hégémonie néolibérale.
Un autre projet d’intégration latino-américain est-il possible ?
Etant données les conditions globales de l’économie contemporaine, et l’étroite interdépendance existant entre les activités productives des différents pays, ainsi que les conditions géopolitiques imposées par l’hégémonie impériale des Etats-Unis, on ne peut guère avancer dans la transformation sur le continent de manière isolée à l’intérieur de chaque pays. Toute transformation géopolitique et productive significative passe autant par sa dimension nationale que par la nécessaire articulation intégrante avec d’autres projets de changement sur le continent. La lutte pour la démocratisation de la société et pour la transformation du modèle de développement passe ainsi par la lutte pour un autre modèle d’intégration latino-américain ou sud-américain. L’une et l’autre chose font partie de la même lutte.
Quelles sont les orientations de base qui doivent figurer dans un projet politique alternatif d’intégration latino-américain ?
Plus qu’un dessin détaillé d’un modèle d’intégration alternatif, il convient d’expliquer, même en termes très schématiques, les lignes directrices ou les objectifs de base qui doivent être considérés au moment de penser un projet politique d’intégration latino-américain. L’énumération qui suit ne prétend pas être plus qu’une contribution à ce débat nécessaire.
1. Un projet politique alternatif d’intégration requiert un contenu géopolitique clair. Autrement dit, tout projet d’intégration alternatif passe par la consolidation de l’autonomie de la région, et par le renforcement de la capacité d’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
et de négociation en tant que bloc dans les divers forums internationaux. Pour ce faire, la formulation de politiques consistantes de questionnement à l’ordre global unipolaire est nécessaire, ainsi que la construction d’alternatives à ce dernier.
2. Un projet politique alternatif d’intégration doit être le résultat de processus véritables de pratique démocratique. L’expérience des processus d’intégration menés à bien dans la plupart des parties du monde au cours des dernières décennies montre qu’à chaque nouveau processus d’intégration, il y a une séparation plus grande entre les instances institutionnelles de prise de décisions et les populations affectées par celle-ci, ce qui a été caractérisé comme le déficit démocratique des processus d’intégration. Les processus de négociation de l’intégration qui demeurent des chasses gardées des bureaucraties et des experts en négociations internationales de chaque pays ou leurs corporations, ne peuvent que reproduire les orientations de base des modèles actuels d’intégration. Il faut, au contraire, ouvrir les thèmes de l’intégration à un large débat public, avec la participation des secteurs sociaux les plus divers. Du point de vue institutionnel, il serait indispensable de former des structures parlementaires démocratiques avec un vrai pouvoir, c’est-à-dire avec la capacité de définir les orientations des processus d’intégration, et un rôle législatif et de contrôle effectif.
3. Un modèle d’intégration alternatif, s’il doit être autonome, passe aujourd’hui en Amérique latine nécessairement par une reconsidération radicale de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
externe, et le rejet des conditions qui, comme conséquence de la dette, sont imposées par les organismes financiers internationaux aux politiques économiques et autres politiques publiques dans ces pays. La concentration presque obsessive des politiques économiques actuelles sur les exportations, et sur la nécessité de générer des excédents dans la balance commerciale
Balance commerciale
Balance des biens et services
La balance commerciale d’un pays mesure la différence entre ses ventes de marchandises (exportations) et ses achats (importations). Le résultat est le solde commercial (déficitaire ou excédentaire).
est déterminée précisément par l’obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
du paiement de la dette externe. Sans politiques publiques autonomes il n’est pas possible de faire ne serait-ce qu’un pas timide vers des modèles d’intégration alternatifs. Sans une rupture d’avec ce dispositif politique de la dette qui entrave sérieusement l’autonomie dans la définition d’orientations des politiques publiques, un autre modèle d’intégration ne sera pas possible.
La création d’un groupe latino-américain de débiteurs, avec une capacité à négocier conjointement avec les créanciers - qui de leur côté se trouvent articulés de façon très cohérente - serait autant une expression de la volonté politique d’avancer vers une intégration alternative qu’une condition pour son approfondissement. Il ne sera pas possible d’avancer de façon significative vers un autre modèle d’intégration tant que les politiques économiques des pays latino-américains sont conditionnées ou déterminées par les organismes financiers internationaux, dont les politiques sont précisément celle qu’il faudrait affronter.
4. Un projet politique alternatif d’intégration requiert, nécessairement, un questionnement radical des orientations de base tant du modèle de développement que des politiques économiques néolibérales. Ceci passe nécessairement par l’établissement d’une priorité claire de consolidation du marché interne ou développement vers l’intérieur, sur le marché vers l’extérieur. L’expérience a montré de manière contondante qu’un modèle de développement vers l’extérieur, basé sur les exportations de biens primaires, sans l’expansion du marché interne, et sans réforme agraire, ne peut que contribuer à favoriser la désintégration de la société, et approfondir les inégalités sociales.
L’expression la plus perverse de la logique actuelle de croissance vers l’extérieur est la substitution accélérée de la production paysanne diversifiée d’aliments pour l’autoconsommation, et pour le marché local et national, par la monoculture
Monoculture
Culture d’un seul produit. De nombreux pays du Sud ont été amenés à se spécialiser dans la culture d’une denrée destinée à l’exportation (coton, café, cacao, arachide, tabac, etc.) pour se procurer les devises permettant le remboursement de la dette.
de soja (transgénique) pour le marché international. Ici résident de façon absolument claire les priorités des politiques publiques actuelles qui rendent ceci possible. Plus important est le paiement de la dette et la création d’un climat de confiance pour les investisseurs étrangers que les conditions de vie des paysans et le futur de leurs écosystèmes.
5. Il n’est pas possible de penser à un modèle d’intégration alternatif si celui-ci n’a pas comme l’une de ses conditions et comme objectif principal la redistribution radicale de la richesse et du revenu sur ce continent. Le modèle de croissance néolibéral basé sur les exportations augmente nécessairement les inégalités. Quand on donne la priorité aux exportations, la production de biens exportables est faite ici, la consommation est faite ailleurs, il n’est pas besoin d’un marché interne dynamique. Ce modèle productif, plutôt que de requérir des niveaux salariaux qui garantissent la croissance de la consommation interne, en ayant découplé la production de la consommation, exige, au contraire, que les salaires soient les plus bas possibles. C’est précisément un des principaux avantages concurrentiels, parfois même le principal avantage, des secteurs primaires exportateurs. Dans ces conditions, toute augmentation salariale est dénoncée comme une menace pour la capacité exportatrice. L’inégalité et les bas salaires se constituent ainsi en conditions structurelles de ce modèle de développement.
6. Dans un projet politique alternatif d’intégration latino-américaine, l’activité productive doit être au service du bien-être de la population, de la majorité de la population, et non la population au service de la production. Ceci veut dire que les choix productifs doivent se définir explicitement en fonction de s’ils garantissent ou non une amélioration des conditions de vie de toute la population, et non en fonction de l’augmentation d’indices abstraits de développement économique qui ne disent pas grand-chose sur les conditions de vie des gens. Ce ne sont pas les modèles de consommation inaccessibles du Nord qui doivent servir de référence pour l’activité productive. Prendre cette direction, en plus d’être absolument non viable du point de vue environnemental, ne peut que conduire à renforcer et approfondir les inégalités actuelles. Le point de départ doit être les biens et les services qui répondent aux besoins et aux possibilités de la majorité de la population, en partant de ses conditions de vie actuelles, de son pouvoir d’achat actuel et potentiel. Ceci oblige à repenser et réorienter non seulement les récentes politiques de croissance vers l’extérieur, mais aussi les modèles de substitution des importations des décennies antérieures. En concentrant les modèles d’industrialisation par substitution d’importations sur les biens de consommation des minorités privilégiées, on se confrontait nécessairement à des barrières rigides érigées contre l’expansion en raison des dimensions étroites des marchés internes pour ces produits, et par conséquent, à l’épuisement de tout le processus.
Les modèles technologiques doivent, en conséquence, être également repensés. Ce n’est pas dans le transfert, l’achat ou l’imitation de modèles technologiques du Nord que nous devons chercher les réponses aux exigences que demandent des modèles productifs et de vie alternatifs. Il est donc indispensable de reprendre les débats latino-américains - aujourd’hui mis de côté - des années 60 et 70 du siècle dernier, sur des modèles technologiques propres, ainsi que de donner plus d’importance au besoin de technologies tirées non par un critère abstrait d’efficacité et de productivité, mais par les demandes venant tant des exigences du contrôle démocratique de la production que de la recherche de la durabilité environnementale.
Il faut reconnaître également que les modèles scientifiques et technologiques du capitalisme ne sont pas les seuls possibles, et que dans la vaste diversité des cultures sur ce continent, il y a une gamme extraordinaire de savoirs et de réponses technologiques aux défis que nous oblige à relever le besoin d’autres formes de produire.
Tout ceci implique de remettre en question la logique actuelle du développement, et sa dynamique inexorable de guerre contre tout ce qui résiste aux exigences du dénommé progrès.
7. Un projet politique alternatif d’intégration latino-américain doit donner la priorité à l’intégration et à la mobilité des peuples sur l’intégration et la mobilité des capitaux. Il doit donner la priorité à l’intégration des peuples sur l’intégration des corporations.
8. Un projet politique alternatif d’intégration latino-américain doit, nécessairement, incorporer les dimensions culturelles, éducatives, et des moyens de communication pour renforcer les échanges fluides entre les manifestations culturelles des peuples latino-américains et se protéger ainsi d’une soumission à la culture mercantile étasunienne qui aujourd’hui contrôle la plus grande partie des moyens de communication et de production culturelle.
9. Un projet politique alternatif d’intégration latino-américain doit nécessairement reconnaître, valoriser, et favoriser les conditions pour le déploiement maximum de la riche diversité culturelle et des modes de vie du continent : cultures et modes de vie urbains, paysans, indigènes, dans leur plus grande diversité. Ceci afin que chacun de ces divers secteurs sociaux participe activement aux processus d’intégration.
10. Enfin, un projet politique alternatif d’intégration latino-américain doit, nécessairement, changer de manière radicale les modalités d’exploitation de la nature sur laquelle repose l’actuelle structure exportatrice de matières primaires, y compris ses nouvelles modalités telles que le bio-commerce. La destruction accélérée de la biodiversité, des forêts, des eaux, des sols peut garantir à court terme des profits colossaux pour les corporations qui exploitent ces ressources, générer des excédents permettant d’annuler une partie de la dette externe et aussi parfois, permettant une croissance du produit national. Il s’agit, cependant, d’un processus accéléré d’appauvrissement collectif dans lequel en échange de la rentabilité à court terme, on détruit les bases matérielles de la richesse collective des habitants du continent, et les conditions qui rendent la vie possible sur la planète Terre.
Tout ce qui précède implique que l’idée d’un projet politique d’intégration, que l’objectif de la consolidation des relations entre les peuples d’Amérique latine constitue un défi politique pour tous, une dimension nécessaire des résistances locales, nationales et continentales à la globalisation néolibérale, et de la lutte pour un autre monde possible.
Traduction : Isabelle Dos Reis.
[1] Autoconvocatoira NO al ALCA (Argentine), “Accord Union Européenne-Mercosur : des profits pour un petit nombre, une menace pour la majorité” http://www.choike.org/nuevo/informe....
19 août 2016, par Edgardo Lander
18 août 2016, par Edgardo Lander
19 octobre 2004, par Edgardo Lander