23 septembre 2014 par Jean-Marie Harribey
CC - Photographer Pandora
Le dernier livre d’Éric Toussaint, Bancocratie (Éd. Aden-CADTM, 2014) est une véritable mine de renseignements. On connaît l’auteur, infatigable combattant de l’annulation de la dette du tiers monde depuis une trentaine d’années, à une époque où rares étaient ceux qui anticipaient que la catastrophe dans laquelle le FMI et la Banque mondiale plongeaient alors les pays pauvres, à coups d’ajustements structurels, était prémonitoire de ce qui allait arriver au monde entier : une crise majeure, imputable aux contradictions du capitalisme, exacerbées par les pratiques spéculatives des banques, des compagnies d’assurance, des fonds de pension et autres institutions financières dont le métier, dit-on, est de faire de l’argent avec de l’argent.
Rassemblant toutes les recherches qu’il a effectuées ces dernières années et les comptes rendus écrits dans des articles au fil des semaines, Éric Toussaint nous offre un panorama méticuleux des mécanismes bancaires ayant engendré bulles sur bulles, spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
permanente et effondrement du château de cartes. Mais cela ne suffit pas au contentement des classes dominantes. Car les mêmes pratiques et les mêmes mécanismes perdurent avec la crise : dérégulations, effet de levier
Effet de levier
L’effet de levier désigne l’effet sur la rentabilité des capitaux propres d’une entité (entreprise, banque, etc.) qu’aura son recours à l’endettement (elle augmentera lorsque le coût de l’endettement sera inférieur à l’augmentation des bénéfices obtenus grâce à lui, et inversement). Le ratio de levier calcule le rapport entre les fonds propres d’une telle entité et le volume de ses dettes. Les banques ont progressivement augmenté cet effet de levier avec la libéralisation financière, c’est-à-dire que pour 1000 euros de capital le nombre d’euros qu’elles ont pu emprunter a considérablement augmenté.
, exigences de ratio de fonds propres
Fonds propres
Capitaux apportés ou laissés par les associés à la disposition d’une entreprise. Une distinction doit être faite entre les fonds propres au sens strict appelés aussi capitaux propres (ou capital dur) et les fonds propres au sens élargi qui comprennent aussi des dettes subordonnées à durée illimitée.
par rapport aux actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
détenus contournées avec la bénédiction des autorités, fussent-elles nommées « Bâle III ».
le vrai bilan, pas celui que les banques affichent pour satisfaire leurs actionnaires
En 40 chapitres, pas un de moins, Éric Toussaint dresse le bilan des banques qui est un réquisitoire complet. Comprenons bien : le vrai bilan, pas celui que les banques affichent pour satisfaire leurs actionnaires, car il faut pouvoir décortiquer celui-ci. Ainsi, quid des actifs qu’elles détiennent qui sont des bombes à retardement ? Quid des produits dérivés
Produits dérivés
Produit dérivé
Famille de produits financiers qui regroupe principalement les options, les futures, les swaps et leurs combinaisons, qui sont tous liés à d’autres actifs (actions, obligations, matières premières, taux d’intérêt, indices...) dont ils sont par construction inséparables : option sur une action, contrat à terme sur un indice, etc. Leur valeur dépend et dérive de celle de ces autres actifs. Il existe des produits dérivés d’engagement ferme (change à terme, swap de taux ou de change) et des produits dérivés d’engagement conditionnel (options, warrants…).
dont le montant des échanges dépasse tout entendement ? Pourquoi les banques n’ont-elles pas réduit leur bilan ? Est-ce pour pérenniser l’adage « trop grandes pour faire faillite » ? Et qu’en est-il du hors bilan
Hors bilan
Le hors bilan assure le suivi comptable des activités qui n’impliquent pas un décaissement ou un encaissement de la part d’une entreprise ou d’une banque mais qui fait courir à celle-ci un certain nombre de risques. Il s’agit régulièrement de contrats en cours d’exécution qui n’ont pas fait l’objet d’un paiement. Les activités enregistrées dans le hors bilan bancaire sont pour l’essentiel les engagements par signature, les opérations de change et les opérations sur dérivés.
, qui dissimule ce qui n’est pas montrable ou qui fait passer ailleurs les produits les plus dangereux ?
Bref, il faut lire ce livre pour comprendre comment la transformation de la composition du bilan des banques s’est inscrite dans le grand mouvement de financiarisation du capitalisme mondial et, du coup, précipité la venue de la crise. En effet, à titre d’exemple, les dépôts sont passés de 73 % à 26 % du passif Passif Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). des banques françaises entre 1980 (veille du démarrage des déréglementations) à 2011 (lendemain de la crise), tandis que les crédits sont passés de 84 % à 29 % du côté de l’actif. Et le reste, alors ? Eh bien, le passif des banques est aujourd’hui majoritairement composé d’emprunts interbancaires et l’actif de titres.
40 chapitres, donc, dans lesquels le scalpel d’Éric Toussaint opère avec précision, et qui présentent l’avantage de pouvoir être lus séparément si l’on cherche un renseignement précis, par exemple sur la banque britannique HSBC, mouillée dans le blanchiment de la drogue, de même que BNP Paribas, ou bien sur la banque suisse UBS, experte en évasion et fraude fiscales. Et, toutes confondues, elles ont manipulé le Libor
LIBOR
London Interbank Offered Rate
Taux interbancaire de la City londonienne (très proche du prime rate des États-Unis, autre taux de base des prêts internationaux).
.
Le livre d’Éric Toussaint entoure toutes ses informations d’une trame qui nous ramène au trait de fond qui structure l’économie mondiale depuis l’avènement des politiques néolibérales, à savoir la victoire de la classe du capital sur les travailleurs. Retour à Marx et à sa critique du capital fictif, donc, mais pas seulement. On admirera ainsi la citation de Bertold Brecht mise en exergue du livre : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? ». Qui en fonde une privée, serait-on tenté d’ajouter. Car Éric Toussaint prend soin de terminer son livre par un chapitre récapitulant des alternatives autour de 19 propositions concrètes, qui ne prennent leur sens que si l’ensemble du secteur bancaire et financier est socialisé et mis sous contrôle citoyen, avec aussi une séparation des activités de dépôts et de placements.
On apprend tellement de choses dans ce livre que le lecteur peut avoir le tournis, et la grande quantité de chapitres aurait nécessité sans doute un regroupement dans un plan un peu plus structuré. Heureusement, les chapitres sont pour la plupart courts et incisifs, et leur lecture est ainsi facilitée, même si le contenu est souvent technique. Bonne idée également d’avoir constitué un glossaire très complet et précis auquel sont renvoyés les termes du jargon financier figurant dans le texte.
Même si la référence au corpus théorique critique du capitalisme que l’on doit à Marx est explicite en deux ou trois brefs endroits dans le livre d’Éric Toussaint, peut-être ce fil conducteur aurait-il mérité d’être plus construit, tellement les mouvements sociaux sont aujourd’hui privés de cadre théorique conséquent. On sait combien la victoire du capitalisme néolibéral s’est forgée dans la délégitimation de toute pensée critique. Les noms de Marx et de Keynes ont disparu de l’enseignement de l’économie et sont moqués dans le salmigondis médiatique.
Il y a notamment, parmi tant d’autres, deux impensés dans le discours économique libéral : impensé sur l’accumulation du capital et impensé sur la monnaie, indispensable précisément à l’accumulation. L’accumulation du capital n’est pas possible sans ponction de plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
, dont la croissance – absolue ou relative, selon les phases du capitalisme – conditionne l’accumulation. Les capitalistes ne font pas de l’argent avec de l’argent, ils en font avec du travail. Mais la réalisation monétaire de la plus-value produite par les travailleurs nécessite un accompagnement monétaire permanent : ainsi s’enclenche la reproduction élargie du système. Dans la période contemporaine, les banques – avec, bien sûr, au milieu d’elles, les banques centrales – ont donc joué un double rôle négatif. D’une part, elles ont dirigé l’essentiel du flux de monnaie nouvelle (ladite création de monnaie) vers les activités financières spéculatives au détriment de l’investissement productif. D’autre part, les banques dites universelles ont drainé l’épargne vers les canaux spéculatifs, ou bien ont misé sur elle pour garantir leur propre spéculation, sachant que les dépôts bénéficiaient d’une garantie publique.
Mais ne chicanons pas Éric Toussaint sur son choix d’auteur. Les enjeux de la création monétaire, son caractère crucial pour envisager une transition sociale et écologique, peuvent être trouvés ailleurs. Il faut voir ce livre comme une pièce très importante apportée au débat public, à la prise de conscience citoyenne et au renouveau de la démocratie aujourd’hui si malmenée par la bancocratie.
Jean-Marie Harribey, économiste, ancien maître de conférence à l’université Bordeaux IV, anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009. Il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic. Il est l’auteur de La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013, 544 pages, 28€
ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
Jean-Marie Harribey est chroniqueur à Politis. Il anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009, il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic.
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