7 décembre 2022 par Jean-Marie Harribey
Groupe LFI-NUPES, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LFI_NUPES.png
Nous publions six mois après sa parution sur le Blog alternatives-économique un article que Jean-Marie Harribey a écrit en réponse à l’économiste Henri Sterdyniak qui critiquait le programme de la NUPES. Les arguments de Jean-Marie Harribey restent tout à fait valables.
L’économiste Henri Sterdyniak, dans un entretien à Alternatives économiques, concentre son attention sur le programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) et y apporte plusieurs critiques [1], confirmant ainsi les propos qu’il avait tenus pour le magazine Le Point deux semaines auparavant : « nous avons beaucoup de besoins en dépenses publiques, en matière de santé, de transition écologique, d’amélioration de notre système éducatif. La retraite à 60 ans, très coûteuse, n’est pas une priorité. » [2] Il précise dans Alternatives économique que ce coût représente 5 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
(soit juste un peu plus que les 100 milliards d’euros qu’évalue l’Institut Montaigne très libéral) et qu’il est très difficile d’augmenter davantage les impôts et cotisations.
Examinons quelques-uns des arguments invoqués par notre collègue.
1. La cotisation sociale dans la masse salariale
Si on n’augmente pas le taux de cotisations dans un contexte de stagnation des salaires, la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée est immuablement fixée au niveau relatif que le néolibéralisme a imposé depuis quarante ans. Et, comme par hasard, les 5 % de PIB supplémentaires que représenterait la retraite à 60 ans correspondent à la part supplémentaire de valeur ajoutée que le capital a volée au travail au cours de la phase néolibérale. Supposer que le niveau des cotisations ne peut être accru équivaut donc à entériner ce partage désastreux de la valeur ajoutée pour les travailleurs. À ce compte-là, notre collègue a raison, nous aurions des difficultés à financer l’ensemble des besoins sociaux à satisfaire.
Part de salaires dans la valeur ajoutée en France en %(source ; Banque de France)
On a remarqué que Monsieur Macron n’est pas un chaud partisan de la hausse des salaires. Il préfère les primes, la participation et l’intéressement. Le Medef aussi parce qu’il n’y a pas de cotisations sur ces rémunérations salariales déguisées. N’y aurait-il pas là de quoi atténuer les déficits des régimes de retraite ?
D’autre part, Henri Sterdyniak n’aborde pas une proposition qui est présente dans de larges secteurs des mouvements sociaux et du syndicalisme : celle de l’élargissement de l’assiette des cotisations à l’ensemble de la valeur ajoutée (ou tout au moins à la partie distribuée en profits aux propriétaires du capital). De fait, il l’évacue, tout en ne la nommant pas, en disant : « On ne pourrait pas mettre une cotisation sur les dividendes, puisque celle-ci n’ouvrirait pas de droits à pensions ». Mais cet argument ignore que, déjà, les cotisations dites patronales n’ouvrent pas de droits à pensions. On n’imagine pourtant pas de les supprimer.
Pour fixer les idées, examinons les comptes de la nation établis par l’Insee dans le Tableau économique d’ensemble de 2019 (dernière année avant le Covid-19).
Selon le TEE 2019 de l’Insee :
2019 (Mds €) | |||
Masse salariale des sociétés financières et non financières | 870,3 | ||
Salaires bruts | 675,5 | ||
Cotisations sociales dites patronales | 194,8 | ||
Excédent brut d’exploitation (EBE) | 449,3 | ||
Formation brute de capital fixe (FBCF) | 335,8 | ||
Consommation de capital fixe (CCF) | 276,9 | ||
Excédent net d’exploitation (ENE = EBE – CCF) | 172,4 | ||
Valeur ajoutée nette des sociétés (VAN = masse sal. + ENE) | 1042,7 | ||
Investissement net (FBCF – CCF) | 58,9 |
Les profits distribués potentiels en 2019 (ENE – investissement net) : 172,4 – 58,9 = 113,5 milliards. Si on appliquait le taux de cotisation vieillesse de 28,1 %, ce sont 31,9 milliards qui s’ajouteraient au montant actuel des cotisations.
Si certains craignaient que le poids des prélèvements sur les revenus du capital soient trop élevés, rappelons qu’ils échappent au barème progressif de l’impôt sur le revenu et relèvent du prélèvement forfaitaire unique (flat-tax) de 30 % (12,5 % d’impôt et 17,2 % de prélèvements sociaux).
En réalité, la réticence vis-à-vis d’une discussion sur l’élargissement de l’assiette des cotisations renvoie à une confusion de la notion d’assiette, qui est une pure convention de calcul pour appliquer un taux de cotisation, avec la sourcede tout prélèvement qui reste la valeur ajoutée nette par le travail[3]. L’idée principale de l’élargissement de l’assiette des cotisations sociales est qu’il ne rompt pas le lien entre le travail et la cotisation ; simplement, il accroît la masse salariale et son poids relatif dans la valeur ajoutée nette.
Le gouvernement, tant par la voix du président de la République que par celle de la Première ministre, et le patronat ne s’y trompent pas : il faut travailler davantage tellement les besoins sont importants. D’un certain côté, ils ont raison, car, ce faisant, ils reconnaissent implicitement que seul le travail est productif de valeur nouvelle. Tout en oubliant qu’augmenter le nombre d’heures de travail fournies pourrait se réaliser en embauchant des salariés au chômage plutôt que de faire travailler davantage ceux qui ont déjà un emploi. Les lamentos récurrents sur la faiblesse du taux d’emploi des seniors en France (le taux d’emploi des 55-64 ans est de 56 %) frisent le ridicule car reculer l’âge légal de la retraite ne crée pas un emploi supplémentaire.
Cette discussion montre qu’on ne peut pas dissocier les questions de l’emploi, du temps de travail et de la répartition de la valeur ajoutée. Sauf à continuer d’espérer en une croissance économique retrouvée forte pour résoudre tous les problèmes sociaux sans avoir besoin de modifier la répartition des revenus. Or, cette démarche se heurte à l’obstacle peut-être indépassable, celui de la faiblesse des gains de productivité du travail, qui renvoie à la dégradation du travail et à la dégradation écologique. Il est donc clair qu’Henri Sterdyniak a raison de douter de la pertinence du modèle social préconisé par la NUPES si la masse salariale reste à son niveau relatif actuel, mais il a totalement tort si on bouge le curseur de la répartition de la valeur ajoutée. S’il n’envisage pas cette hypothèse, est-ce parce qu’il n’a pas entièrement abandonné tout espoir en la croissance économique ?
2. Où l’on reparle de la monnaie
À la question d’Alternatives économiques pour savoir si le rachat de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique par la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, transformée ainsi en dette perpétuelle à taux nul, serait une solution, et à la question de savoir si on peut échapper à la dette, Henri Sterdyniak répond deux choses. D’abord que la NUPES « fait disparaître la dette publique dans les comptes de la Banque de France » tout en « oubliant de réclamer la mesure indispensable, à savoir que la BCE garantisse les dettes publiques, de façon à annuler les écarts de taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
dans la zone euro et à mettre au chômage les spéculateurs ». Ce reproche est certainement un faux procès, il suffit de lire le programme de la NUPES pour s’en persuader, notamment dans sa partie consacrée à la constitution d’un pôle bancaire public.
Ensuite, Henri Sterdyniak affirme : « La dette publique intérieure n’est pas un problème. Lorsqu’en 2020 le gouvernement a creusé son déficit en maintenant le revenu des ménages, ceux qui ne pouvaient pas consommer ont stocké le surplus sur leurs comptes en banques. Les banques ont confié cet argent à la Banque de France qui a acheté les titres publics. Le circuit s’est bouclé sans aucun problème. La contrepartie des emprunts que fait l’Etat, ce sont les dépôts des Français dans les banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
ou leurs avoirs en assurance-vie, ce qui rend la dette non annulable, sauf à expliquer aux épargnants qu’ils ne seront pas remboursés ! Le problème, c’est la dette extérieure, si la BCE refuse de refinancer trop de titres français, comme elle l’a fait pour la Grèce. » [3]
Dans cette affirmation, Henri Sterdyniak se trompe : jamais les banques n’ont confié l’épargne des Français à la banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
; jamais celle-ci ne s’est servie de cet argent introuvable sur ses comptes pour racheter les titres de dette publique aux banques. Autrement dit, Henri Sterdyniak retourne complètement la théorie monétaire en son contraire. La Banque centrale rachète les titres publics en créant de la monnaie centrale et non pas en utilisant l’épargne disponible. Ce point de discussion sur la monnaie et la création monétaire est récurrent avec Henri Sterdyniak. Nous étions plusieurs à avoir déjà signalé ce désaccord lors du premier séminaire sur la monnaie des Économistes atterrés, en indiquant qu’il s’agissait d’une résurgence de la thèse classique des fonds d’épargne préalables [4]. De plus, et ce n’est pas un moindre détail, dans le modèle d’Henri Sterdyniak, puisque, en fin de compte tout dépend de l’épargne, la soumission aux marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
sur lesquels celle-ci circule reste entière.
La confusion conceptuelle provient du fait que, à la fin du circuit économique (le moment qu’on appelle le « bouclage »), l’épargne constituée par la dynamique économique vient se porter en contrepartie des avances monétaires (des banques ordinaires, ou de la banque centrale directement ou par refinancement bancaire). Toute la théorie monétaire contemporaine (allant de Marx à Keynes et aux post-keynésiens) réfute la vision d’Henri Sterdyniak qui fait inconsciemment de l’épargne le point de départ du circuit.
Il s’agit ici d’une question si complexe qu’il reste un long travail pédagogique à accomplir sur les questions monétaires, surtout lorsque l’enjeu est de réfléchir aux moyens de financer la transition sociale et écologique.
Le Nupesbashing est en train de devenir tendance. La presse bien-pensante en rajoute par rapport au discours gouvernemental et patronal, que ce soit sur le plan des propositions économiques, sociales et écologiques de la Nupes ou sur celui de ses orientations politiques, notamment vis-à-vis de l’Union européenne [5]. Si toute critique est légitime et a donc droit de cité, il faut veiller à sa pertinence. Dans l’ambiance générale d’hostilité à tout écart vis-à-vis des dogmes néolibéraux, il est sans doute prudent de se méfier des arguments qui pourraient avoir un effet boomerang.
Cet écrit de Jean-Marie Harribey a donné lieu à une réponse d’Henri Sterdyniak sur son blog sur Mediapart. La réponse est disponible ici.
[1] Henri Sterdyniak, « Le programme de la Nupes manque de priorités », Alternatives économiques, 27 mai 2022, propos recueillis par Hervé Nathan.
[2] Marc Vignaud, « Retraite à 60 ans, banqueroute au tournant », Le Point, 12 mai 2022.
[3] Je ne reviens pas ici sur les arguments échangés en 2021 au sujet de l’hypothèse d’annulation de la dette publique détenue par la BCE. J’ai essayé de faire le tour de ces arguments et de voir les limites de part et d’autre dans En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Dunod, 2021. En particulier, si les banques revendent à la banque centrale les titres qu’elles possèdent pour leurs clients, ceux-ci ont récupéré leurs placements ; le seul problème pour eux serait de savoir à quel cours. Disons à Henri Sterdyniak que Keynes ne s’embarrassait pas de cette inquiétude pour les rentiers.
[4] Jean-Marie Harribey, « Contre le retour de l’épargne préalable, une conception sociale de la monnaie », Séminaire des Économistes atterrés, 24 mars 2012. J’ajoute que, à considérer la monnaie comme un actif substituable à tout autre actif, on court le risque de perdre le caractère spécifique de la monnaie. D’ailleurs, c’était la thèse de Friedman : selon ce dernier, la monnaie est un actif comme un autre, il considère que la richesse est constituée de tous les actifs, c’est-à-dire qu’elle dépend du revenu permanent et du rendement des actifs ; dès lors, les agents économiques cherchent à égaliser les rendements marginaux entre tous les actifs, financiers comme réels.
[5] Le journal Les Échos, quotidiennement, exprime « la voix de son maître ». Le Monde n’est pas en reste. En contrepoint, on pourra lire la tribune de Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, « La désobéissance aux traités européens n’est pas un but, c’est un moyen, à défaut d’autres », Le Monde, 3 juin 2022.
ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
Jean-Marie Harribey est chroniqueur à Politis. Il anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009, il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic.
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