Cinquième forum social mondial : nouveau succès, nouveaux enjeux

20 février 2005 par Pierre Rousset


Le Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre a représenté un progrès significatif. Mais il implique aussi de nouvelles tâches de coordination.



Les chiffres sont impressionnants. Une participation record, avec 155 000 personnes enregistrées, provenant de 135 pays. En ouverture du Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre, une manifestation de rue plus nombreuse encore que les fois précédentes (environ 200 000 participants, selon le secrétariat du FSM). Quelque 2 500 activités, organisées durant quatre jours. Un tel succès numérique ne doit pas être banalisé, mais expliqué. En retournant à Porto Alegre après sa migration, l’an passé, à Mumbai, en Inde, le FSM aurait pu perdre son dynamisme. Nombreux étaient d’ailleurs ceux qui annonçaient son essoufflement, voire son déclin. La question méritait d’être posée, tant la situation internationale est mauvaise et tant la politique mise en œuvre au Brésil par le gouvernement Lula peut avoir des effets démobilisateurs. Pourtant, très rapidement, le taux d’inscriptions au FSM est monté en puissance. Le succès du Forum était ainsi annoncé dès novembre 2004, même si certains ont continué à spéculer sur son échec jusqu’au jour même de l’ouverture.

Le succès particulier du cinquième FSM s’explique, pour une part notable, par le contexte latino-américain : l’ampleur des attaques néolibérales, couplée à la politique agressive d’intervention et de guerre dites « préventives », chère à Bush, provoquent une profonde instabilité et de nouvelles phases de radicalisation, de politisation [1]. Témoin de cette politisation, les débats portant sur les questions d’orientation et de stratégie ont été particulièrement bien suivis. Mais le phénomène n’est pas seulement latino-américain. Le processus des forums sociaux s’étend à l’échelle internationale. Il a résisté au contre-choc idéologique des attentats du 11 septembre 2001 comme à la répression berlusconienne de Gênes. Il exprime encore cet état d’esprit offensif qui le caractérise depuis ses débuts, en 2001, bien que la bourgeoisie porte toujours des coups sévères au mouvement ouvrier et populaire.

Continuités

Fort logiquement, l’ampleur numérique d’un forum social dépend du pays d’accueil (en Europe, elle était par exemple moindre à Londres qu’à Florence ou à Paris). Mais, depuis 2001, sans être uniforme, elle est beaucoup plus constante que celle des mobilisations sociales ou antiguerre ; elle est même à la hausse. À une condition du moins : que l’éventail des organisations impliquées dans sa préparation soit assez représentatif et diversifié. Les forums occupent donc une fonction spécifique.

La conception des forums renvoie à des données propres à la période actuelle. Elle permet à la fois un regroupement défensif - face à l’universalité des attaques néolibérales, antidémocratiques et militaristes - et l’expression offensive d’alternatives portées par de nouvelles générations militantes. Elle répond à une question essentielle : comment nouer les solidarités et assurer les convergences militantes entre des secteurs sociaux très variés (frappés par la « marchandisation » ultime du monde), alors que dans les pays industrialisés le mouvement ouvrier organisé ne joue plus le rôle de pôle centralisateur qui fut le sien (il reste des exceptions, comme en Corée du Sud avec la KCTU) ? Et alors que dans les pays du tiers monde, les luttes armées (effectives ou potentielles) ne sont généralement plus la colonne vertébrale des résistances sociales. Les forums sont aussi l’occasion d’entrer en politique quand l’autorité des partis politiques est mise en question.

L’attraction des forums sociaux tient pour une bonne part à cela : ils offrent un indispensable espace de convergences, à la fois libre et militant. Porto Alegre montre aujourd’hui que cette fonction reste essentielle en Amérique latine. Le retentissant impact de Mumbai, l’an dernier, a permis au processus de s’inscrire dans les réalités asiatiques. En Europe, le FSE aide à définir un programme d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
commun au niveau proprement européen ; ce que les syndicats, seuls, n’ont pas su faire ces quarante dernières années. La tâche n’est pas simple, le succès n’est pas garanti, mais il est très significatif que la question se pose aujourd’hui dans le cadre offert par les forums.

Rien n’est éternel, pas même les forums sociaux ; mais tout indique que leur utilité reste entière. En ce sens, ils affichent depuis cinq ans une grande continuité.

Évolutions

Continuité ne veut pas dire immobilisme. Mumbai avait représenté un tournant dans l’histoire du Forum social mondial. Le retour sur Porto Alegre s’en est, positivement, ressenti. Le Forum s’est ouvert sur de nombreux plans. Physique : en quittant le campus de l’université catholique, en s’établissant sous les tentes en bord de lagune, en se rapprochant du centre-ville et de la population locale. Générationnel : en implantant le camp jeunes au cœur même du dispositif et non plus à ses marges lointaines (il a accueilli 35 000 personnes, avant tout des Brésiliens, puis des Argentins). En matière de pratiques : intégration des questions environnementales dans la conception du lieu, recours aux petits producteurs pour l’alimentation, utilisation des logiciels libres, rôle du réseau Babels d’interprètes volontaires... Organisationnel : la priorité a été donnée à l’auto-organisation des initiatives.

Une nouvelle « méthodologie » (dans le vocabulaire du Forum) a été mise en œuvre. Le programme a été élaboré après une vaste consultation des organisations de base. Onze « axes », ou « terrains », ont été définis, de façon à assurer la visibilité des grands thèmes abordés. Tous les mouvements ont été invités à vérifier si leurs initiatives ne pouvaient pas être regroupées, pour renforcer dialogues et collaborations (c’est le processus dit « d’agglutination »). Chaque filière devait tenter de lier la réflexion à des propositions d’actions et de campagnes, pour mieux nouer débats et mobilisations.

Cette nouvelle méthodologie, complexe, a été mise en application dans des délais très courts. Il faudra un peu de recul pour juger de ses résultats. Mais elle semble avoir effectivement permis à des réseaux militants de discuter d’approches différentes et de définir, par-delà des divergences politiques, des terrains communs de campagnes. Elle crée aussi un équilibre nouveau, entre les filières de débat au sein du Forum et l’Assemblée des mouvements sociaux qui est restée le lieu, à Porto Alegre, où s’est élaboré un calendrier commun d’action à l’échelle internationale.

Expansion et articulation

Jamais dans le passé, les mêmes politiques (néolibérales et antidémocratiques) n’avaient été appliquées par les mêmes institutions de façon aussi universelle : d’Est en Ouest et du Sud au Nord, nous sommes toutes et tous confrontés aux mêmes dérégulations, privatisations et ouvertures de marchés, lois liberticides. La guerre « préventive » et l’idéologie « antiterroriste » apparaissent comme le pendant de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
capitaliste. Nous avons en conséquence véritablement besoin de construire un front commun international de résistances, d’alternatives. Or, il y a un risque réel de désarticulation du processus des forums et des mobilisations.

Les campagnes spécifiques, thématiques, prennent aujourd’hui une place plus importante, après les grandes mobilisations « généralistes » des années passées : pour l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers monde, contre les discriminations (voir la publication par la Marche mondiale des femmes d’une Charte en 31 affirmations [2]), contre la guerre en Irak... C’est, en soi, une bonne chose. Mais cela renforce aussi la nécessité de rendez-vous communs où convergent tous les fronts de luttes. Dans les deux années à venir, le rôle des forums régionaux sera probablement renforcé, par rapport au forum mondial. Les luttes ont tendance à s’enraciner au niveau national ou sous-continental (la question du Venezuela en Amérique latine, la question de la Constitution et des services en Europe...). En 2006, le Forum social mondial sera « décentralisé », prenant inévitablement un contenu plus régional que précédemment.

Ces évolutions répondent à des données réelles et n’ont en soi rien de négatif ; elles sont nécessaires. Le problème, c’est que les lieux de collectivisation internationale de l’information, de la réflexion, d’articulation des processus régionaux et thématiques s’affaiblissent au moment même où le mouvement dans son ensemble se diversifie davantage. Dans sa composition et son fonctionnement, le conseil international du FSM ne répond pas à ce besoin (il n’a pas été capable de conclure la très importante discussion sur les rythmes des forums), même si ses commissions peuvent être plus efficaces. Le pôle animateur du réseau des mouvements sociaux doit être renouvelé, mais cela n’a rien d’évident. Les diverses filières dites « intellectuelles » qui veulent lier analyses de fond et réponses aux besoins militants doivent coopérer plus étroitement, mais cela n’est pas encore fait.

Si l’on veut éviter que la décentralisation du mouvement ne se solde par sa désarticulation (et par un affaiblissement de la capacité de résistance collective à la mondialisation militaire et libérale), des réponses concrètes et nouvelles doivent être aussi apportées sur ce plan.

Par Pierre Rousset


Source : Rouge (http://www.lcr-rouge.org), février 2005.

Notes

[1Voir François Sabado, « Forum social mondial. Fort en perspectives », in Rouge du 3 février 2005.

[2« Charte mondiale des femmes pour l’humanité », adoptée à la cinquième rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes au Rwanda, le 10 décembre 2004.