Élections en Équateur : entre succès, déception et fracture du mouvement social

30 mars 2017 par Sergio Ferrari


Lenin Moreno, assis, candidat présidentiel du parti gouvernemental ALIANZA PAÍS

Sur un continent latino-américain en mutation, le second tour des élections présidentielles, le dimanche 2 avril, en Equateur, marquera le cours. Bien que la thématique internationale soit pratiquement absente de la campagne, les résultats indiqueront les tendances et renforceront les alliances continentales.



En cas de victoire de Lenin Moreno, candidat du parti gouvernemental ALIANZA PAÍS, le projet d’intégration régional sortirait renforcé. Si le banquier Guillermo Lasso, candidat de l’alliance oppositionnelle CREO SUMA, l’emportait, l’Équateur viendrait renforcer le pôle continental le plus droitier et néo-libéral, aligné sur Michel Temer (Brésil) et Mauricio Macri (Argentine).

Lors du premier tour des élections, le 19 février, Moreno avait obtenu 1 million de votes de plus que Lasso. Mais, pour quelques pourcentages infimes, il n’a pas obtenu le score de 40 % des suffrages, qui lui aura ouvert la possibilité de poursuivre la ligne impulsée durant ces 10 dernières années par Rafael Correa.


Des succès quantifiables

Les résultats de dimanche 2 avril pourront être compris comme un plébiscite – positif ou négatif – sur les progrès impulsés par Rafael Correa et son projet de « Révolution citoyenne ». Particulièrement, en matière sociale, et dans le développement de travail publics (routes, ponts, aéroports, etc.). Dans un pays d’environ 14 millions d’habitants, il a réussi à réduire à 6 % la pauvreté et à tirer d’une misère extrême 2 millions de ses compatriotes. Il y a eu des avances significatives dans la médecine publique et on a dénombré 1.200.000 nouveaux étudiants.

En résumé, « des succès réels, mais d’un contenu limité. Ils n’ont pas pris suffisamment en compte de nombreux aspects, comme le rythme des transformations culturelles, l’érosion de la souveraineté alimentaire et les coûts environnementaux », signale le religieux et sociologue belge François Houtart. Celui-ci réside depuis 6 ans à Quito et travaille comme professeur d’Université et conseiller de mouvements sociaux.

Malgré son amitié avec le président Correa, Houtart ne cache pas ses critiques du modèle actuel. « Les chiffres indiquent des avances quantitatives dans une perspective de modernisation de la société, mais sans la transformer fondamentalement », signale-t-il dans un entretien téléphonique avec Le Courrier.

Par exemple, il faut noter une absence totale de politique agraire : « Il n’y a eu ni réforme agraire, ni de politiques en faveur de la paysannerie », relève le fondateur du Centre tricontinental (CETRI), situé à Louvain (Belgique), et de sa prestigieuse revue Alternatives Sud. A l’appui de ses propos, Houtart se réfère à une étude de 2013, indiquant des taux de 44 % de pauvreté et de 19,5 % d’extrême pauvreté dans les zones rurales. Au contraire, le gouvernement actuel a favorisé une agriculture moderne, basée sur des monocultures d’exportation, qui détruit les forêts et expulse les paysans de leurs terres. En résumé, « durant toutes ces années, le projet en vigueur n’a pas consisté à transformer fondamentalement la société, mais à moderniser le capitalisme. Si on pouvait initialement penser qu’il s’agissait d’un ‘socialisme du XXIe siècle’, une ‘restauration conservatrice’ s’est peu à peu introduite au sein du projet de la ‘révolution citoyenne’. La crise provoquée par la chute des prix des matières premières a accéléré cette régression, en privilégiant les intérêts du marché ».


Désillusion et « aliénation politique »

Une partie des mouvements sociaux – dont des organisations indigènes – et des forces de gauche qui, à l’origine, avaient appuyé le processus, « se sentent profondément déçus ».

Lorsque le gouvernement vit que ces mouvements lui tournaient le dos, il a décidé de créer de nouvelles organisations sociales correspondant à son projet. Il s’est ainsi produit une fracture politique et sociale très profonde qui continue à marquer la réalité sociale du pays et qui influence le comportement électoral des uns et des autres, explique Houtart.

Certains de ces secteurs « préfèrent maintenant voter pour Lasso plutôt que pour Moreno. Ils ont choisi d’appuyer un représentant du grand capital financier, avec l’argument qu’en tout cas la situation ne changerait pas trop ». En même temps, Lasso a développé un discours « intelligent » : il a promis l’amnistie pour plusieurs dirigeants indigènes emprisonnés, l’abandon de jugements en cours contre des dirigeants indigènes ; il s‘est engagé à ne pas autoriser l’activité minière sans consultation préalable avec les peuples autochtones, un principe déjà inscrit dans la Constitution, mais pas toujours respecté.

Il y a « une véritable aliénation politique de ces secteurs sociaux et indigènes, qui vont voter contre leurs propres intérêts davantage avec des arguments plus affectifs que raisonnables », souligne Houtart. Certains pensent qu’il sera plus facile de lutter contre la véritable droite que contre une droite maquillée en gauche. Subjectivement, il s’agit de secteurs qui ont souffert et vivent une véritable déception par rapport au modèle de Correa. Cela détermine une situation très complexe, par moment inexplicable et très difficile à récupérer ou à reconstruire, résume Houtart, avec un certain scepticisme quant à l’avenir.

Houtart se distancie partiellement de certains de ces arguments : « Je ne suis pas d’accord sur le fait que Correa est en train d’installer le néo-libéralisme ». Son projet, comme cela se produit dans d’autres pays de la région, est post-néo-libéral, bien que non post-capitaliste. C’est-à-dire, un capitalisme moderne, qui intègre aussi l’importance de la lutte contre la pauvreté. Mais il a augmenté la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure à des niveaux semblables à ceux de 2007, lorsque Rafael Correa était arrivé au gouvernement.


Des crises conceptuelles

Avec le temps, Correa a priorisé son rôle de dirigeant charismatique. Il a tenté d’instrumentaliser les mouvements sociaux – ou il en a créé d’autres, parallèles -, il a impulsé une communication intensive d’en haut et il a même criminalisé une partie de la protestation sociale.

Tout cela en même temps qu’il maintenait son discours progressiste originel, ce qui complique à maintes reprises la compréhension du débat, pour le second tour des élections. Celui-ci se présentait, affirme Houtart, comme une lutte entre la gauche et la droite traditionnelle. Or, en réalité, il s’agit d’un combat entre la droite oligarchique traditionnelle, appuyée par l’Empire – une droite oligarchique, représentée par le candidat Guillermo Lasso, qui cherche désespérément à récupérer le pouvoir politique – et une droite moderne, alliée à des représentants de la gauche, provenant majoritairement des mouvements sociaux des années 1970.

Parallèlement, conclut, Houtart, comme dans d’autres régions du monde, les mouvements sociaux sont confrontés à une crise profonde. Ils ont perdu la vision stratégique d’une transformation profonde de la société et ils sont entrés pleinement dans un jeu politique électoral à court terme.


Traduction, Hans-Peter Renk, collaboration E-CHANGER


Sergio Ferrari

Journaliste RP/periodista RP

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