La dette néocoloniale de Puerto Rico

25 novembre 2016 par Pierre Gottiniaux


En 1898, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne afin de « libérer » Cuba de la domination espagnole. L’Espagne vaincue signera le Traité de Paris en décembre 1898, par lequel elle actera l’indépendance de Cuba et cédera aux États-Unis le contrôle sur plusieurs territoires d’outre mer, dont Puerto Rico (les autres étant les Philippines, devenues indépendantes en 1946, et Guam, une île du Pacifique toujours sous contrôle américain, sous un statut équivalent à celui de Puerto Rico).



Par la suite, Puerto Rico a obtenu une autonomie partielle en 1952, mais elle n’est jamais devenue indépendante, et n’a jamais non plus été pleinement incorporée aux États-Unis. Les Portoricains ont la nationalité états-unienne, mais n’acquièrent les droits qui vont avec que s’ils migrent sur le continent. Ils peuvent voter pour élire leur gouverneur, mais ne peuvent pas participer à l’élection du président des États-Unis. Leurs importations sont entièrement contrôlées par les États-Unis, suite à une loi coloniale de 1920, le Merchant Marine Act, qui stipule que toute marchandise destinée à Puerto Rico doit être livrée sur le continent puis acheminée par des bateaux états-uniens. Enfin, contrairement à toutes les autres collectivités territoriales états-uniennes, que ce soient les villes ou les États, Puerto Rico ne peut pas se déclarer en banqueroute, comme l’a fait Detroit en 2013, pour lui permettre de renégocier sa dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
à l’abri des poursuites judiciaires que ne manquent pas de mener les créanciers dans ce type de situation. En réalité, elle demeure une colonie états-unienne et l’histoire récente de cette île à la dette colossale le prouve une fois encore.


UNE DETTE ODIEUSE Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
ET INSOUTENABLE

Actuellement, Puerto Rico croule sous une dette d’environ 73 milliards $, ce qui, rapporté à la population, est 10 fois supérieur à la moyenne des différents États américains. L’origine de cette dette provient largement du statut colonial de Puerto Rico et de la mainmise états-unienne sur ce territoire, transformé pendant un temps en paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
pour les entreprises et les investisseurs nord-américains, grâce à une série d’avantages fiscaux, notamment la fameuse triple exemption de taxes sur les titres de dette portoricaine [1]. La crise de 2008, le ralentissement du tourisme et les mesures d’austérité prises ces 15 dernières années finissent de compléter le tableau.

Les conséquences de cette situation sont tout simplement désastreuses pour la population, qui subit une véritable crise humanitaire dans l’aggravation de la pauvreté et des inégalités. Les écoles ferment par centaines, les hôpitaux mettent la clé sous la porte, faute de moyens et de personnel, l’émigration vers le continent états-uniens connaît des niveaux records (passée d’une dizaine de milliers de personnes par an avant 2010, à une moyenne de 48 000 par an entre 2010 et 2014) et la sécurité sociale est en voie de dislocation : baisse des salaires, hausse des cotisations, baisse des taux de prise en charge… Aujourd’hui à Puerto Rico, plus d’un enfant sur deux vit sous le seuil officiel de pauvreté.

Ces différents éléments démontrent à eux seuls que la dette de Puerto Rico est largement odieuse, de par le statut colonial de l’île, et insoutenable au vu des effets délétères que provoque son remboursement et le paiement des intérêts sur la population. Cette dette devrait donc être répudiée par un acte unilatéral du gouvernement de Puerto Rico, qui devrait ensuite prendre des mesures pour assurer les droits fondamentaux de sa population. Mais cela nécessite une volonté politique forte, progressiste et même radicale, que le gouvernement de Puerto Rico est loin d’envisager. Lors des élections nationales de novembre 2016, les habitants, qui rappelons-le ne peuvent pas voter pour le président des États-Unis, étaient appelés à voter pour leur nouveau gouverneur. C’est un représentant de la droite qui a été amené au pouvoir, avec pour programme d’assainir les comptes (en menant une politique d’austérité) et de faire de Puerto Rico un État incorporé aux États-Unis, la 51e étoile du drapeau – une proposition pour laquelle Trump a montré un certain intérêt durant sa campagne, mais que l’on imagine mal voir appliquée, notamment en raison de la dette colossale de Puerto Rico, et de différences fondamentales en termes de niveau de revenus, de protection sociale, etc.


UNE DETTE ILLÉGALE

Les mouvements sociaux se sont emparés de la question de la dette, réclamant notamment la réalisation d’un audit de la dette pour déterminer clairement ses origines, et son éventuel caractère odieux, illégitime, illégal ou insoutenable, afin d’en réclamer l’annulation totale ou partielle en s’appuyant sur des arguments fondés sur le droit national et international. Une commission a été mise sur pied par le collectif VAMOS4PR, rassemblant des organisations de la société civile, des syndicats, des élus locaux et de simples citoyens. Ils ont produit un premier rapport mettant en avant plusieurs pistes d’illégalité de la dette de Puerto Rico. Malheureusement la commission ne s’est pas réunie depuis plusieurs mois, faute de moyens, et le travail est en suspens. On peut néanmoins retenir les pistes mises en avant, qui suggèrent qu’une grande partie de la dette de Puerto Rico est illégale, car contractée en opposition avec la constitution de l’île. En effet, celle-ci précise plusieurs obligations pour le gouvernement, telles que :

  • le maintien d’un budget équilibré et l’interdiction d’emprunter pour combler le déficit. Puerto Rico a pourtant emprunté plus de 30 milliards $ pour financer son déficit depuis 1979.
  • l’interdiction de dépenser plus de 13 % de ses revenus dans le paiement des intérêts de la dette. Actuellement, celui-ci oscille entre 14 et 25 %.
  • l’interdiction d’émettre des titres avec une maturité supérieure à 30 ans. Or, le gouvernement de Puerto Rico fait « rouler la dette », comme quasiment tous les autres pays du monde, c’est-à-dire qu’il emprunte pour rembourser les précédents emprunts. La commission cite l’exemple d’une dette émise en 2014, contractée pour refinancer une dette émise en 2003, elle même émise pour refinancer une dette de 1987.

Ces pistes sont sérieuses, et mériteraient d’être approfondies. Et elles ne sont pas les seules, d’autres chercheurs et économistes se penchent sur la dette de Puerto Rico, pointant du doigt, par exemple, le rôle des banques privées...


UNE DETTE ILLÉGITIME

Il est intéressant de constater à quel point les banques peuvent être créatives lorsqu’il s’agit de trouver des moyens de s’enrichir sur le dos des autres. À ce niveau, rien ou presque n’a été épargné à Puerto Rico. Malgré le fait que la constitution de l’île pose des règles très strictes sur la gestion de sa dette publique, l’État et les entreprises publiques sont parvenues, avec l’aide des banques, à atteindre un niveau d’endettement absolument faramineux, grâce notamment au phénomène de capitalisation des intérêts, qui intervient à plusieurs niveaux :

- les CAB (Capital Appreciation Bonds) : ce sont des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
sur lesquelles l’émetteur ne paiera les intérêts et ne remboursera le capital qu’à la maturité du titre. Mais entre temps, chaque année, les intérêts cumulés seront convertis en capital et ajoutés au montant initial. L’année suivante, les intérêts seront donc calculés sur le capital total, c’est-à-dire le capital initial augmenté des intérêts des années précédentes (voir schéma ci-dessous). Dans le cas de Puerto Rico, ce système se révèle particulièrement rémunérateur pour les investisseurs puisque selon une étude [2], sur les 37,8 milliards $ de dette CAB qu’a Puerto Rico, le capital initial représente à peine 4,3 milliards $. On parle donc d’un montant de 33,5 milliards $ d’intérêts, et donc de profit pour les banques. Sur des titres classiques, c’est l’équivalent d’un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
de 785 % ! [3]

- le refinancement de la dette : bien qu’illégal au regard de la constitution, Puerto Rico semble être passé maître dans l’art subtil de faire rouler sa dette, c’est-à-dire de contracter de nouvelles dettes pour en rembourser d’anciennes – une pratique tout à faire courante pour la plupart des États, mais qui atteint des sommets en ce qui concerne l’île. Puerto Rico et toutes les entreprises publiques cumulent actuellement 134 milliards $ de dette, dont près de la moitié, exactement 61,5 milliards $, a été émise pour refinancer de vieilles dettes. Mais ces refinancements n’ont pas été réalisés pour profiter de taux d’intérêt plus intéressants ou parce que les anciens titres arrivaient à maturité et que le gouvernement de Puerto et ses entreprises publiques ne pouvaient pas les honorer définitivement. Cette multiplication des opérations de refinancement de la dette portoricaine vient du grand intérêt des banques et des investisseurs pour les titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
publique de Puerto Rico, pour lesquels les investisseurs états-uniens bénéficient d’une triple exemption de taxe (locale, étatique et fédérale, un cas unique aux États-Unis) et de taux d’intérêts de plus en plus élevés au fur et à mesure que la situation se détériore (l’ironie du sort ?). Les banques ont donc poussé Puerto Rico à faire rouler sa dette à un rythme effréné, pour émettre un maximum de titres, que les investisseurs s’arrachaient. Seulement, lorsque l’on refinance une ancienne dette, les intérêts restant dus sont transformés en capital dans la nouvelle dette. Les intérêts vont donc porter sur une plus grande somme qu’auparavant. On retrouve ici, à nouveau, ce phénomène de capitalisation des intérêts.

La capitalisation des intérêts pose un double problème pour l’emprunteur : cela augmente considérablement le coût du service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. , tout en transformant ce qui est censé être le profit des investisseurs (le montant des intérêts) en une nouvelle dette, ajoutée au montant initial de la dette d’origine. Dans le cas des CAB, les chiffres sont particulièrement significatifs : sur les 37,8 milliards $ de dette CAB qu’à Puerto Rico, le capital initial représente à peine 4,3 milliards $. La différence, c’est-à-dire 33,5 milliards $, est de l’intérêt, donc la rente des investisseurs, transformée en dette sur laquelle on applique de nouveaux taux d’intérêt. Outre le fait qu’un audit de la dette publique de Puerto Rico permettrait de déterminer qu’une grande partie de la dette portoricaine est odieuse, illégale, illégitime et insoutenable (si ce n’est pas toute la dette), l’audit et ses conclusions permettrait également de mettre à jour toute une série de pratiques largement méconnues du grand public, qui ont pourtant un impact direct sur la vie des populations. Il est important que ces pratiques, qui n’ont d’autre finalité que le profit d’une minorité privilégiée, soient révélées, médiatisées, comprises et finalement rendues inopérantes. Sans parler de la mise en évidence des responsabilités… Qui a signé les contrats CAB de Puerto Rico ? Dans l’intérêt de qui ? Comment se fait-il qu’une minorité de personnes ait pu flouer un si grand nombre ?


PROMESA : CONFLITS D’INTÉRÊTS NÉOCOLONIAUX

Pour apporter une réponse à la crise de la dette de Puerto Rico – sans se préoccuper le moins du monde de la crise humanitaire qui l’accompagne – le gouvernement fédéral des États-Unis a sorti l’artillerie lourde, avec rien de moins qu’un mini-FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
maison appelé Fiscal Control Board, ou Commission de contrôle fiscal en français, et surnommé La Junte par les habitants de Puerto Rico. Cette commission, instituée par la loi PROMESA votée en juillet 2016, est composée de 7 membres, dont 4 sont nommés par le groupe des républicains à la Chambre des représentants et les 3 autres par les démocrates. Le gouverneur de Puerto Rico en est lui aussi membre, mais sans aucun pouvoir décisionnel ni droit de vote. Le rôle du comité est de restaurer la « responsabilité fiscale » du gouvernement de Puerto Rico et lui permettre de pouvoir accéder à nouveau aux marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
pour financer ses investissements. Mais le comité n’a pas pour mission de « renflouer » Puerto Rico : il ne s’agit pas d’un sauvetage comme on a pu le faire pour les banques. L’argent manquant sera à trouver à Puerto Rico même, par un savant mélange de coupes dans les dépenses publiques, de licenciements et de privatisations (pour ceux qui ne sont pas familiers de la recette, c’est exactement la même que celle des Plans d’ajustement structurel, du Document stratégique de réduction de la pauvreté, de l’Initiative PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
, des mémorandums grecs et d’autres réjouissances du même ordre appliqués depuis plus de 30 ans à grande échelle sans jamais donner rien d’autre qu’une popote infâme dont ne se repaissent que quelques rapaces).

Outre son programme, qui n’apportera aucune amélioration à la situation économique de Puerto Rico et aggravera encore plus la situation déjà dramatique dans laquelle se trouve sa population, ce comité pose bien des problèmes à plusieurs niveaux :

  1. il est imposé par le gouvernement fédéral états-unien pour lequel le peuple de Puerto Rico ne peut même pas voter ;
  2. il a le pouvoir de mener des réformes néolibérales profondes, qui n’ont fait leur preuve que dans leur capacité à engendrer misère, inégalités et grande dépendance économique, sans obligation de consulter le Parlement de Puerto Rico, bien au contraire ;
  3. il est composé de membres qui sont à des années lumière de la réalité quotidienne du peuple de Puerto Rico, et dont les quelques membres puertoricains portent une grande responsabilité dans la situation économique actuelle de l’île ;
  4. les conflits d’intérêt entachent son curriculum avant même que ne soit menée sa première réunion (voir encadré).

En bref, l’instauration du Fiscal Control Board renforce encore la domination coloniale des États-Unis sur Puerto Rico, et elle la légitime en qualifiant les précédents gouvernements de Puerto Rico d’irresponsables, devant être placés sous l’autorité supérieure de la Commission de contrôle fiscal.

LES MEMBRES DE LA COMMISSION

Le Fiscal Control board est composé de 7 membres et du gouverneur de Puerto Rico, mais ce dernier ne dispose pas de droit de vote dans la prise de décision. Parmi ces 7 membres, 4 ont été nommés par les membres républicains du congrès, et 3 par les démocrates. 5 d’entre eux ont des liens avec des institutions financières du secteur public et du secteur privé.

Jose B. Carrión III : directeur d’une compagnie d’assurances, c’est le président de la commission. C’est un homme particulièrement bien entouré : son père était le directeur de la plus grosse banque de Puerto Rico, la Banco Popular (c’est désormais son cousin qui occupe ce poste). Sa sœur travaille pour une banque d’affaires Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
et est également consultante à Wall Street. Elle est mariée au représentant de Puerto Rico au Congrès des États-unis, Pedro Pierluisi, accusé d’introduire des lois qui profitent aux clients de sa femme.

Andrew G. Biggs : républicain, farouche partisan de la privatisation de la sécurité sociale et des coupes dans les retraites lorsqu’il était conseiller économique de Bush Jr. À lui seul, il fait mentir la promesse de la Maison Blanche que la loi PROMESA protégera les retraites.

Carlos M. Garcia : Ancien dirigeant de la banque Santander, actuel président de la Banque de développement de Puerto Rico, il fait partie de ceux qui ont mis en place le système de capitalisation des intérêts développé plus haut... Au plus grand profit de son ancien employeur. Il est aussi l’artisan de la Ley 7, qui a permis au gouvernement de déclarer temporairement une urgence fiscale et de licencier des milliers d’employés du secteur public en réponse à la crise financière [4]. À noter : la Financial Industry Regulatory Authority (FINRA) a condamné Santander à une amende de 6,4 millions $ pour avoir revendu frauduleusement des titres de dette portoricaine à des particuliers sans les informer préalablement du risque encouru.

José R. González : lui aussi ancien dirigeant de la banque Santander à Puerto Rico, avec Carlos M. Garcia. Il a également travaillé pour plusieurs banques, comme le Crédit Suisse à Boston.

Arthur J. Gonzalez : longtemps à l’IRS (le fisc états-unien), puis avocat privé pour de grosses sociétés, il a ensuite poursuivi sa carrière comme juge à la Cour États-unienne sur les faillites (United States Bankruptcy Court). Il a « eu la chance » de travailler sur 3 des plus grosses faillites de ces dernières années (Enron, WorldCom et Chrysler – ne lui manque que Lehman Brothers).

Ana J. Matosantos : la seule femme de la commission, ancienne directrice du département des finances de Californie et actuellement présidente de Matosantos Consulting.

David A. Skeel Jr. : enseignant en droit des faillites.

Avec une telle équipe, une seule chose est sûre : les créanciers de Puerto Rico peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Ces personnes ont presque toutes d’importants liens avec le secteur privé, voire carrément avec certains des créanciers même de Puerto Rico. Il apparaît évident qu’ils auront donc à cœur de défendre les intérêts des créanciers, et certainement pas ceux de la population.

Pour l’anecdote, l’un des conseillers de Rob Bishop, le républicain auteur de la loi PROMESA, s’appelle Bill Cooper. Ce dernier a écrit une partie de la loi PROMESA, concernant la transition énergétique de l’île au gaz naturel, et il était pressenti pour être le président de la commission de contrôle. Il a finalement dû renoncer, pour conflit d’intérêt [5]. Bill Cooper avait oublié de mentionner qu’il avait été le président du Centre for Liquefied Natural Gas (Centre pour le gaz naturel liquéfié), le lobby Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
des producteurs et transporteurs de cette ressource.

Malheureusement, c’est presque un cas d’école qui se déroule actuellement sous nos yeux, avec tous les ingrédients classiques de la soumission forcée des peuples : colonialisme et néocolonialisme ; les intérêts d’une minorité privilégiée sont largement favorisés ; les lois sont bafouées ; les droits humains et démocratiques de la population ne sont pas respectés. La dette de Puerto Rico devrait être annulée dans son intégralité, mais il y a peu de chances que cela se produise. Un audit intégral de la dette, mené avec une participation citoyenne active, permettrait de démontrer l’illégitimité de la dette de Puerto Rico et de sensibiliser l’opinion publique, à condition que les mouvements sociaux s’emparent des résultats de l’audit et maintiennent la pression sur les autorités pour réclamer la répudiation de la dette et un véritable changement de cap politique.


Notes

[1Pour plus de détail, voir Puerto Rico : L’audit en cours révèle déjà une dette largement illégale, CADTM, 16 juin 2016.

[2ReFund America Project, Puerto Rico’s Payday Loans, 30 juin 2016.

[3Cette pratique détestable de capitalisation des intérêts est interdite ou très encadrée dans plusieurs pays comme l’Italie, la Suisse ou l’Équateur (depuis l’adoption de la nouvelle constitution en 2008). Il est clair que l’anatocisme (la capitalisation des intérêts) est toléré dans de nombreux pays parce que les créanciers ont réussi à faire légaliser leur comportement d’usurier. C’est pourquoi dans la constitution équatorienne de 2008, cela a été interdit. Cela devrait faire partie des dispositions à introduire dans toutes les constitutions.

[4Voir État d’urgence sur la dette de Porto Rico, CADTM, 19 avril 2016.

Pierre Gottiniaux

Permanent au CADTM Belgique

Autres articles en français de Pierre Gottiniaux (36)

0 | 10 | 20 | 30