Le franc suisse s’envole : raison de plus pour ne pas payer les emprunts toxiques

22 janvier 2015 par Patrick Saurin


Crédits photo : Storm Crypt / Creative Commons

Le 15 janvier dernier, la Banque centrale suisse a décidé brutalement de renoncer à maintenir le cours plafond de 1,20 franc suisse pour 1 euro. La réaction des marchés des changes a été immédiate : le même jour, le franc suisse s’envole et 1 euro s’échange contre 0,9944 franc suisse.

Si cette envolée du franc suisse a eu pour conséquence un net recul de la Bourse de Zurich, de l’ordre de 8,7 %, les entreprises exportatrices suisses, les hedge funds et les riches particuliers spécialisés dans la spéculation sur le marché des devises n’ont pas été les seules victimes de ce changement de politique. Plus près de nous, en France, des collectivités locales, des hôpitaux publics et des organismes de logement social piégés par des emprunts toxiques dont le taux est indexé sur l’évolution de l’euro et du franc suisse, sont frappés de plein fouet.



Un seul exemple suffit pour mesurer l’étendue du désastre. Prenons le prêt « Dual fixe », commercialisé par Dexia en 2007. La commission d’enquête parlementaire qui s’est penchée sur la question des emprunts toxiques du secteur local relève dans son rapport de fin 2011 que Dexia avait proposé ce nouveau produit aux collectivités pour refinancer d’autres emprunts structurés dont le taux, indexé sur la différence entre les taux CMS 10 ans et CMS 2 ans, commençait à connaître une évolution très défavorable pour les emprunteurs [1]. En clair, Dexia a incité à l’époque les collectivités à refinancer des emprunts risqués par des emprunts encore plus risqués.
Avant la décision de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. suisse, si l’on prend le cas de la ville de Nice, le taux du prêt « Dual fixe », calculé à partir d’une parité 1 EUR = 1,20 CHF s’établissait à 15,61 %, un taux obtenu selon la formule suivante prévue par le contrat :

3,99 % + [0,5 X [1,4625 (barrière arrêtée par le contrat)] - 1] + 0,68 %

Le calcul du taux se décompose comme suit :

3,99 %

+ 10,94 % (1,4625/1,2020) = 1,2188

1,2188 – 1 = 0,2188
0,2188 X 0,5 = 0,1094
0,1094 X 100 = 10,94 %

+ 0,68 %

15,61 %

Après la décision de la Banque centrale suisse, en cette mi-janvier 2015, désormais 1 EUR = 0,9944 CHF, ce qui a pour conséquence de faire monter le taux du prêt « Dual fixe » à 28,20 %.

Le calcul du taux se décompose comme suit :

3,99 %

+ 23,53 % (1,4625/0,9944) = 1,4707

1,4707 – 1 = 0,4707
0,4707 X 0,5 = 0,2353
0,2353 X 100 = 23,53 %

+ 0,68 %

28,20 %

Les acteurs publics locaux victimes des emprunts indexés sur la parité de l’euro et du franc suisse sont doublement piégés. D’une part, il leur est impossible de sortir du contrat en remboursant l’emprunt par anticipation, car cela se traduirait par le paiement d’une indemnité d’un montant exorbitant. D’autre part, ils ne peuvent plus attaquer les banques en justice sur le motif du TEG absent ou inexact, un vice de forme présent dans de nombreux contrats et sanctionné par les tribunaux. En effet, le gouvernement a fait voter il y a quelques mois par sa majorité au Sénat et à l’Assemblée nationale une loi de validation qui valide rétroactivement les emprunts comportant un vice touchant au TEG.

Que faire alors dans ces conditions ? Le recours au fonds de soutien mis en place par le gouvernement serait une erreur car, doté d’un montant insuffisant, ce fonds ne pourrait prendre en charge qu’un faible montant (environ 25 %) de l’indemnité due à la banque en cas de remboursement anticipé de l’emprunt. Pour avoir une idée, Emmanuel Fruchard estime l’indemnité due par la ville de Nice en cas de remboursement anticipé à 28 millions d’euros, un montant supérieur à celui du prêt souscrit par la collectivité qui était de 24 596 000 euros ! (simulation accessible par le lien : http://emprunttoxique.info/change/ ). Aussi, nous conseillons aux collectivités qui ne l’auraient pas encore fait à ce jour de suspendre le paiement des échéances de leurs emprunts toxiques réclamés. Deux motifs essentiels justifient un tel choix à nos yeux.

Tout d’abord, la scélérate loi de validation fait l’objet non seulement de vives critiques de la part de juristes éminents spécialisés sur les questions de financement des collectivités locales [2], mais également de recours devant les tribunaux, notamment par l’association Acteurs Publics Contre les Emprunts Toxiques (APCET). Selon la Gazette des communes, l’APCET devrait saisir prochainement différentes juridictions européennes pour violation du droit de l’Union européenne. Quatre procédures seraient lancées :

- une plainte auprès de la Commission européenne devant les services chargés du marché interne, de la justice, de la concurrence, des services financiers et des affaires économiques ;
- une pétition devant le Parlement européen ;
- une question préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne ;
- l’APCET se réservant enfin la possibilité d’intervenir volontairement dans les procédures individuelles en cours devant les tribunaux français au regard du droit européen [3].

Ensuite, la loi de validation laisse toujours la possibilité aux collectivités d’attaquer les banques sur d’autres motifs que ceux touchant au TEG des contrats. Le manquement aux devoirs d’information, de conseil et de mise en garde restent des pistes à ne pas négliger. Enfin, les conséquences provoquées par la décision de la Banque centrale suisse apportent selon nous une preuve supplémentaire du caractère spéculatif des emprunts dont le taux est indexé sur la parité euro/franc suisse. La multiplication d’actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en justice sur cette base pourrait donner l’occasion au juge de préciser les contours de la spéculation, une notion qui, comme le relèvent les spécialistes du droit financier, « ne fait l’objet d’aucune définition juridique précise » [4]. À cette occasion, le juge pourrait vérifier qu’en commercialisant aux acteurs publics locaux des produits structurés dont l’évolution du taux est fonction de celle des devises, les banques n’ont pas proposé une protection aux emprunteurs par le biais d’une couverture, mais au contraire elles ont exposé leurs clients à un risque à travers des produits spéculatifs que les acteurs publics locaux n’ont pas le droit de souscrire [5].


Notes

[2Voir par exemple le billet de Manlius et Stéphanie Barre-Houdart sur le blog du cabinet Houdart et associés : http://www.houdart.org/blog/le-conseil-constitutionnel-gardien-des-interets-de-letat-actionnaire?back=/blog?page=4

[4Couret Alain, Le Nabasque Hervé et al., Droit financier, Dalloz, Paris, 2012, p. 671.

[5Sur la question du caractère spéculatif de ces emprunts, voir : http://cadtm.org/Pourquoi-les-emprunts-toxiques

Patrick Saurin

a été pendant plus de dix ans chargé de clientèle auprès des collectivités publiques au sein des Caisses d’Épargne. Il est porte-parole de Sud Solidaires BPCE, membre du CAC et du CADTM France. Il est l’auteur du livre « Les prêts toxiques : Une affaire d’état ».
Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce, créée le 4 avril 2015.

-http://blogs.mediapart.fr/blog/patrick-saurin/190115/le-franc-suisse-senvole-raison-de-plus-pour-ne-pas-payer-les-emprunts-toxiques

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