Série : Les banques et la doctrine « trop grandes pour être condamnées » (Partie 5)
30 avril 2014 par Eric Toussaint
CC - duncan
La manipulation du taux d’intérêt Libor
La manière laxiste dont les autorités des principaux pays industrialisés traite la manipulation des taux d’intérêts démontre que la nouvelle doctrine « Too Big to Jail » est belle et bien appliquée à grande échelle. En 2010, a éclaté le scandale de la manipulation du taux LIBOR (London Interbank Offered Rate) par un groupe de dix-huit banques pendant la période 2005-2010. Le LIBOR est le taux d’intérêt de référence sur base duquel se calculent les taux sur un marché de 350 000 milliards (350 millions de millions) de dollars d’actifs et de dérivés financiers, ce qui en fait le deuxième taux de référence le plus important au monde, après le taux de change du dollar. Ce taux est calculé sur base de l’information fournie par dix-huit banques quant à leurs coûts individuels de financement sur les marchés interbancaires. En 2012, des preuves ont révélé la collusion entre de grandes banques, comme UBS, Barclays, Rabobank (Pays-Bas), Royal Bank of Scotland afin de manipuler le LIBOR conformément à leurs intérêts.
Bien que des procédures ont été engagées par les autorités de contrôle aux quatre coins de la planète : États-Unis, Royaume-Uni, le reste de l’Union européenne, Canada, Japon, Australie, Hong Kong, finalement, jusqu’ici, il n’y a aucune poursuite criminelle à l’encontre des banques et les amendes payées sont d’un montant ridicule en comparaison de l’ampleur de la manipulation [1]. Les procédures ne sont pas toutes conclues. Grosso modo, jusqu’ici les amendes payées tournent autour d’un montant total de moins de 10 milliards de dollars et la part payée par chacune des banques est minime en rapport aux dommages causés. Suite au scandale, des dirigeants de banques ont démissionné, c’est le cas à Barclays (2e banque britannique) et à Rabobank (2e banque des Pays-Bas), des dizaines de traders
Trader
Traders
Le terme « trader » est d’origine anglo-saxonne. Il signifie littéralement « opérateur de marché ». C’est un opérateur spécialisé qui achète et vend des valeurs mobilières (actions, obligations, produits dérivés, options…), des devises, pour le compte d’un tiers (OPCVM, entreprise, personne, institutionnels…), ou pour l’établissement qu’il représente en tentant de dégager des profits.
ont été licenciés mais, et c’est le plus important, aucune banque ne s’est vu retirer le droit d’opérer sur les marchés qu’elles ont manipulés en bande organisée, aucun dirigeant de banque ne s’est retrouvé sous les verrous.
Alors que les banques en question ont reconnu les accusations de manipulation et par conséquent accepté les sanctions imposées par la justice britannique, la justice étatsunienne a statué de manière scandaleuse. Le 29 mars 2013, Naomi Buchwald, juge du District de New York, a exempté les banques impliquées dans le scandale de toute responsabilité légale face à des personnes ou institutions affectées par la manipulation du LIBOR
LIBOR
London Interbank Offered Rate
Taux interbancaire de la City londonienne (très proche du prime rate des États-Unis, autre taux de base des prêts internationaux).
[2]. Pour protéger les banques de possibles plaintes pour collusion et pratiques monopolistiques, elle a développé une argumentation selon laquelle la fixation du taux LIBOR ne relève pas des lois sur la concurrence. Les banques peuvent dès lors s’accorder sur le taux sans que cela ne constitue une violation des lois antitrust aux États-Unis. La fixation des taux sur les marchés des Swaps
Swap
Swaps
Vient d’un mot anglais qui signifie « échange ». Un swap est donc un échange entre deux parties. Dans le domaine financier, il s’agit d’un échange de flux financiers : par exemple, j’échange un taux d’intérêt à court terme contre un taux à long terme moyennant une rémunération. Les swaps permettent de transférer certains risques afin de les sortir du bilan de la banque ou des autres sociétés financières qui les utilisent. Ces produits dérivés sont très utilisés dans le montage de produits dits structurés.
et des CDS
CDS
Credit Default Swap
Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Le Credit Default Swap signifie littéralement “permutation de l’impayé”. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les sociétés affectées par le non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est très probable que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (nationalisée par le président George W. Bush afin d’éviter qu’elle ne s’effondre) et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développées dans ce secteur.
Le CDS donne l’illusion à la banque qui en achète qu’elle est protégée contre des risques ce qui l’encourage à réaliser des actions de plus en plus aventureuses. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Qu’elles soient ou non en possession de titres grecs, les banques et les sociétés financières détentrices de CDS sur la dette grecque avaient intérêt à ce que la crise s’aggrave. Des banques allemandes et françaises (les banques de ces pays étaient les principales détentrices de titres grecs en 2010-2011) revendaient des titres grecs (ce qui alimentait un climat de méfiance à l’égard de la Grèce) tout en achetant des CDS en espérant pouvoir être indemnisées au cas de défaut grec.1
Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS.2 Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS (le segment des CDS sur les dettes souveraines*) : environ 5 à 7 %. Il faut également noter que cette mesure limitée mais importante (c’est d’ailleurs à peu près la seule mesure sérieuse qui soit entrée en vigueur depuis l’éclatement de la crise) a entraîné une réduction très importante du volume des ventes des CDS concernés, preuve que ce marché est tout à fait spéculatif.
Enfin, rappelons que le marché des CDS est dominé par une quinzaine de grandes banques internationales. Les hedge funds et les autres acteurs des marchés financiers n’y jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs la Commission européenne a menacé en juillet 2013 de poursuivre 13 grandes banques internationales pour collusion afin de maintenir leur domination sur le marché de gré à gré* (OTC) des CDS.3
étant similaire - via l’envoi des taux par les participants, dont on fait la moyenne pour obtenir le résultat final -, ce verdict crée un dangereux précédent, ouvrant la porte à la manipulation manifeste par de grandes institutions financières des prix et taux clefs qui régissent le fonctionnement des marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
globaux. Aux Etats-Unis, le scandale du Libor a connu un rebondissement en mars 2014 quand l’agence de garantie des dépôts bancaires (FDIC) des Etats-Unis a porté plainte contre plus d’une douzaine de grandes banques (JP Morgan, Citigroup, Bank of America, UBS, Credit Suisse, HSBC, Royal Bank of Scotland, Lloyds, Barclays, Société Générale, Deutsche Bank, Royal Bank of Canada, Bank of Tokyo-Mitsubishi UFJ,...) [3]. On verra si comme lors de la plainte précédente, l’affaire se terminera par un non-lieu. Bien sûr, cela pourrait également se terminer par une amende sans condamnation.
De son côté dans le cadre de cette affaire du LIBOR, la Commission européenne a infligé des amendes pour un montant total de 1,7 milliard € à huit banques en les accusant d’avoir constitué un cartel qui a manipulé le marché des dérivés
Dérivés
Dérivé
Dérivé de crédit : Produit financier dont le sous-jacent est une créance* ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est de transférer les risques relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même, dans un but de couverture. Une des formes les plus courantes de dérivé de crédit est le Credit Default Swap.
[4]. Quatre banques formaient un cartel pour manipuler le taux des dérivés sur le marché de change de l’euro, six manipulaient ensemble le taux des dérivés sur le marché de change du yen. La logique de la non condamnation est de nouveau d’application.
De plus, vu que les banques ont accepté de payer une amende, celle-ci est réduite de 10 %. Les banques qui sont mises à l’amende sont : JPMorgan et Citigroup (1re et 3e banque aux Etats-Unis), Deutsche Bank (1re banque allemande), Société Générale (3e banque française), Royal Bank of Scotland (3e banque britannique), et RP Martin. Vu le fait qu’elles ont dénoncé le cartel, deux banques, UBS (1e banque suisse) et Barclays (2e banque britannique), sont exemptées du paiement d’une amende.
En résumé, on est retourné au système des indulgences : « Payez pour racheter vos péchés et vous pourrez rester au paradis de la finance. Abjurez vos fautes et dénoncez les autres larrons, vous serez dispensés de payer les indulgences, pardon, les amendes ».
En Australie, les autorités ont versé encore un peu plus dans la farce : elles ont réprimandé BNP Paribas pour mauvaise conduite potentielle (« potential misconduct », sic !) concernant les taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
interbancaire australien de 2007 à 2010. BNP Paribas a licencié des traders et a déclaré qu’elle ferait un don d’1 million de dollars australiens pour promouvoir la littérature financière [5]. Quelle générosité ! De qui se moque-t-on ?
Conclusion : Il faut mettre fin aux marchés non régulés, interdire la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
et les produits dérivés
Produits dérivés
Produit dérivé
Famille de produits financiers qui regroupe principalement les options, les futures, les swaps et leurs combinaisons, qui sont tous liés à d’autres actifs (actions, obligations, matières premières, taux d’intérêt, indices...) dont ils sont par construction inséparables : option sur une action, contrat à terme sur un indice, etc. Leur valeur dépend et dérive de celle de ces autres actifs. Il existe des produits dérivés d’engagement ferme (change à terme, swap de taux ou de change) et des produits dérivés d’engagement conditionnel (options, warrants…).
. Les banques doivent prendre des assurances classiques pour se couvrir des risques sur les taux d’intérêt.
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Éric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Prochain livre : Bancocratie, Aden, 1er semestre 2014
[1] Matt Taibbi, “Everything is rigged : The biggest price fixing scandal ever”, 25 avril 2013, http://www.rollingstone.com/politics/news/everything-is-rigged-the-biggest-financial-scandal-yet-20130425?page=3 Voir aussi http://en.wikipedia.org/wiki/Libor_scandal
[2] The Wall Street Journal, “Judge dismisses antitrust claims in LIBOR suits”, 29 mars 2013, http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424127887323501004578391060795837632
[3] AFP, « Le scandale du Libor rebondit aux Etats-Unis », 14 mars 2014, http://www.rtbf.be/info/economie/detail_le-scandale-du-libor-rebondit-aux-etats-unis?id=8222868
[4] Commission européenne, “Antitrust : Commission fines banks € 1.71 billion for participating in cartels in the interest rate derivatives industry”, communiqué de presse du 4 décembre 2013, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13-1208_en.htm
[5] Financial Times, « BNP Paribas sacks staff for interbank rate-fixing attempt », 29 janvier 2014.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
Quand le président Joe Biden affirme que les États-Unis n’ont jamais dénoncé aucune dette, c’est un mensonge destiné à convaincre les gens qu’il n’y a pas d’alternative à un mauvais accord bi-partisan.
Plafond de la Dette US : la répudiation de dettes par le Président Franklin Roosevelt passée sous silence28 mai, par Eric Toussaint
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Interview, Video, Mediakritiek - Lode Vanoost
Eric Toussaint : “Les crises font partie du métabolisme du système. Transformer les banques en services publics”14 avril, par Eric Toussaint , Lode Vanoost
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3 avril, par CADTM , Eric Toussaint , Collectif , Anaïs Carton
22 mars, par Eric Toussaint , Dora Villanueva